Édouard, peint Camille, et Claude

La naissance de l’art moderne (avec Goya, Turner, Manet…), c’est une partance entre “forme” et “contenu” (ou “fond”), la touche discontinue (Delacroix) opposée à la touche continue (Ingres) l’à-plat contre l’obligatoire perspective, entre autres ; et cela permet, produit, occasionne, des façons de peindre qui sont tout bonnement extraordinaires.

Édouard Manet, “Le peintre Monet dans son studio”, 1874, huile sur toile, 106,5 x 135 cm, Staatsgalerie Stuttgart

La Notice de la Staatsgalerie nous apprend que nous avons donc ici Monet avec sa femme, Camille, assis dans le bateau-studio dudit, sur la Seine : « Monet a acheté ce tableau, qu’il n’a jamais cessé d’admirer. Il était dans sa dernière maison, à Giverny, pendant des années ».

Il est fou, ce tableau. Comment voulez-vous peindre après ça ? Et nous ne sommes qu’en 1874 ! Observez le contraste invraisemblable entre le visage de Camille Doncieux et celui de Claude Monet… C’est stupéfiant. Et que dire du reste (les vêtements, l’environnement…) ? C’est juste… je ne sais pas quoi dire.

Il se passe quelque chose entre les deux visages, comme si un “élément”, une faille spatio-temporelle, s’installait entre les deux ; comme si, quelque part, dans l’espace-temps du tableau (son monde actuel, dirait Whitehead), le visage de Claude était le futur de celui de Camille, mais pris alors en tant que “masse générique”, et pas personnellement. Certes, on dira, Monet tire sur sa bouffarde, et on peut supputer que la fumée brouille un peu la perception du visage. Oui, mais à ce point… Parce que, bien, sûr, ce n’est pas de la fumée brouillonne que nous voyons sur le visage de Monet, ce sont les traits eux-mêmes. C’est, de la part de Manet, un geste extraordinaire, et ce d’autant plus que la même année il aura produit un autre tableau représentant le couple de nouveau sur le bateau (image ici), en respectant tout à fait le réalisme, à ceci près que, ce coup-ci, c’est le visage de Camille qui est davantage brouillé… (les peintres savent s’amuser). C’est peint n’importe comment, jugerait sûrement le quidam fin XIXe ; mais non !

Ce n’est pas hasard si Manet fut ami avec Stéphane Mallarmé, dont il aura d’ailleurs commis le portrait, pour le remercier d’avoir écrit sur lui. Mallarmé, Prince de la suggestion, notion que d’aucuns croient avoir détecté en 1891 (Conversation avec Jules Huret), mais pas du tout ; la suggestion, déjà, elle existe dans les poèmes de Mallarmé, mais, in nomen, dans un article, ”Le jury de peinture de 1874 pour M. Manet”. De fait, dès 1874, c’est en mentionnant le seul tableau (sur trois) retenu par le jury, Chemin de fer, que Mallarmé écrit qu’il est « important lui-même sous un aspect trompeur et riche en suggestion pour qui aime à regarder.» Certes, ce n’est pas le premier tableau de Manet où la suggestion est plus qu’implicite (dès le “Christ Jardinier” de 1858), mais, en l’occurrence, on ne voit ni chemin de fer ni locomotive ; que la fumée. Mais, de fait, il est patent que la suggestion, chez Manet, rencontre son poète, et c’est à partir de 1873 qu’ils se fréquenteront, quotidiennement, pendant dix ans.

Regardez, par exemple, le corps même de Monet : Masse informe seulement signalée aux points névralgiques (articulations, plis) par un trait noir, paf ! C’est incroyable. Manet le Maître. Regardez ces moignons de mains, celle de gauche tenant palette.

Manet peint Monet peignant. Processus giratoire, réflexif, deux géants face à face. Ça pose ses hommes.

Moignons de main, suggérant des mains. On peut se demander, revenant aux visages, ce qui justifie — gestuellement — le traitement asymétrique des deux visages. À regarder de nouveau, on verrait presque une tête de mort dans celui de Monet, tandis que celui de Camille tend davantage vers le représenté :« Dans une représentation chaque forme et couleur est un élément constituant du contenu et non pas juste un renforcement. Une représentation picturale serait différente d’une image de son objet et aurait une autre signification si ces formes étaient changées dans le moindre degré.» (Meyer Schapiro). La première phrase, c’est pour Camille, la seconde, c’est pour Claude (à ce moment, Schapiro n’écrit pas du tout au sujet de ce tableau, mais cela n’importe). Dans le visage de Camille, Manet “colle” au présent d’une certaine époque de la représentation, notamment celle qu’il contribue de créer, et à laquelle a déjà participé grandement Monet ; il suffit de regarder les visages dans La plage à Trouville, (1870), par exemple, c’est le même petit point ici en guise d’œil, la même touche plate pour la peau. Mais, concernant le visage de Monet, Manet ouvre un abysse, et maintenant que j’ai pensé ce que j’ai écrit, je ne vois plus qu’une tête de mort, dans ce “visage”. Pour finir, on pourra aussi remarquer la tendance à fondre picturalement le décor avec la chair et les vêtements, tendance qu’accentuera, bien entendu, Vuillard.

Il y a quelque chose qui “échappe”, dans la naissance de l’art moderne ; et ce qui “échappe”, c’est la maîtrise, plutôt l’équilibre, entre fond et sujet : Manet confond quasiment décor et personnages, et cela indique que ce n’était pas encore le moment pour départager entre les deux, tandis que cela va le devenir ; mais, comme l’écrit Danto (The Transfiguration of the Commonplace), il y a des choses qui ne peuvent être “faites” que suivant leur propre ‘timing’, et pas avant ; et c’est bien pourquoi il serait absurde de garder quelque grief ou reproche que ce soit en vers Manet, ici.

 

 

Léon Mychkine

 

 


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