Éloge de Denis Diderot (#1)

Louis-Michel Van Loo, Portrait de Denis Diderot, huile sur toile, 81x 65 cm, 1767, Musée du Louvre (« Mes enfants, je vous préviens, ce n’est pas moi. J’avais en une journée cent physionomies diverses, selon la chose dont j’étais affecté. J’étais serein, triste, rêveur, tendre, violent, passionné, enthousiaste. Mais je ne fus jamais tel que vous me voyez là. »)

Diderot. Quel esprit ! Quel homme adorable ! On peut retenir de nombreuses qualités exceptionnelles chez cet homme. La première, qui me vient à l’esprit, c’est l’enthousiasme. Quand on lit ces chroniques artistiques, on est emporté par une plume allègre et savante à la fois, une plume qui fouille dans la peinture, au point d’en devenir souvent pinceau ! En effet, il n’est pas rare que Diderot, qui ne l’était pas à ma connaissance, se mette à la place du peintre, et suggère ou signale comment ici et là il eut fallu mettre davantage de lumière, plus de peinture ici, moins d’effet à tel endroit… Incroyable ! Quelle audace ! Mais commençons par le début, soit la conscience très nette qu’a Diderot de son génie (et j’entends le mot ici dans son sens dénotant l’intelligence associée à la plus grande spontanéité qui soit, ajoutée au talent, la culture, etc., bref, le génie). En exergue au salon de 1759, nous lisons un extrait de la correspondance avec Grimm : « Après tous les éloges prodigués par nos journalistes sans goût et sans jugement, aux tableaux exposés cette année par l’Académie royale de peinture et de sculpture, vous ne serez pas fâché de vous former une idée moins vague et plus juste de cette exposition. » Voilà ! C’est clair, net, et sans appel : Les “journalistes” qui chroniquent l’art n’ont aucun goût ni jugement. Il faut bien faire attention — passée la belle assurance de Diderot — aux adjectifs employés ici. Ils sont absolument typiques du XVIIIe siècle, au point d’être canoniques. On estime souvent qu’il faut trouver l’occurrence du premier chez Nicolas Poussin. Dans son petit texte “De la Matière, de la Pensée, de la Structure et du Style” (1672), il écrit :  « Que la structure ou composition ne soit point recherchée avec peine, ni sollicitée, ni fatiguée, ni pénible, mais semblable au naturel. Le style est une manière personnelle, une habileté à peindre et à dessiner née du génie particulier de chacun ; dans l’application et dans l’emploi de l’idée, le style, la manière ou le goût tiennent de la nature et du tempérament. » Pour Poussin, on a l’impression que style, manière et goût, cela revient au même. Ainsi, le goût n’est pas une partie de l’expression, mais son tout. En 1746, La Font de Saint-Yenne écrit : « C’est avec les égards les plus scrupuleux, & l’intention très réelle de ne désobliger personne, que l’on rapporte les jugemens des connoisseurs judicieux, éclairés par les principes, & encor plus par cette lumière naturelle que l’on appelle sentiment, parce qu’elle fait sentir au premier coup d’œil la dissonance ou l’harmonie d’un ouvrage, & c’est le sentiment qui est la base du goût, j’entens de ce goût ferme & invariable du vrai beau, qui ne s’acquiert presque jamais, dès qu’il n’est pas le don d’une heureuse naissance. » (Étienne La Font de Saint-Yenne, Réflexions sur quelques causes de l’état présent de la peinture en France. Avec un examen des principaux Ouvrages exposés au Louvre le mois d’août 1746). Ainsi il faut aussi que Critique et Journaliste soient doués de goût, alors, puisque Diderot en reproche l’absence.

Mais, au fait, que signifie le mot « goût » dans les années 1760 ? La quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie Française (1762), donne, en quatrième définition, pour ce mot : « GOÛT signifie figurément Le discernement, la finesse du jugement. Avoir du goût pour les bonnes choses, pour les bons ouvrages. Il a le goût délicat, fin, exquis. C’est avoir le goût fort mauvais de trouver de l’esprit à cela. Ce sont des choses de goût. […] Il se dit aussi De la manière dont une chose est faite, du caractère particulier de quelque ouvrage. Cet ouvrage est de bon goût, de grand goût. Ce meuble est de bon goût, de mauvais goût. Cet homme-là travaille dans un fort mauvais goût. Les pointes & les jeux de mots dans des pièces d’éloquence sont d’un méchant goût.» On le comprend ; le goût est tant une qualité intrinsèque qu’extrinsèque : on peut en doter tel objet, et on peut en trouver dans son esprit. Pour le mot « jugement », le même Dictionnaire donne, en quatrième définition : « JUGEMENT se prend aussi pour Avis, sentiment, opinion. Je me rends à votre jugement. ». En cinquième définition, nous avons : « JUGEMENT signifie aussi La faculté de l’ame [sic ] qui juge des choses. Il a le jugement bon, le jugement solide, le jugement sain & net. […] Il a de l’esprit, mais il n’ a point de jugement.»

Il faut bien comprendre que l’association du goût avec le jugement est assez fondamentale en ce XVIIIe siècle, tellement, à dire vrai qu’Immanuel Kant en fera une expression clef de La Critique de la Faculté de Juger. On voit à quel point le mot importait pour que Kant ait eu recours à sa forme verbale pour titrer sa Troisième Critique. Le jugement, ici, ne sera pas concerné par le vrai ou le faux, mais par l’expérience. Kant : « Or un tel concept [i.e., le jugement] est celui d’une expérience comme système d’après des lois empiriques. » Mais si Kant admet qu’il y a des « lois transcendantales » à l’expérience (ce qui est un autre sujet), il reconnaît ce qui peut paraître comme un oxymore : des lois empiriques à l’expression du jugement. Pourquoi un oxymore ? Kant le dit lui-même : « il peut se faire qu’il y ait une diversité si infinie des lois empiriques et une si grande hétérogénéité des formes de la nature qui appartiendrait à l’expérience particulière, que le concept d’un système d’après ces lois (empiriques) devrait être totalement étranger à l’entendement ». Oui, Kant le reconnaît immédiatement : il y a une contradiction à vouloir légiférer sur l’infini ; il y a tant d’expériences variées qu’il n’est pas possible, pour chacune, d’en édicter une loi. Même si les lois peuvent être nombreuses, elles le sont en vertu d’une synthèse de tous les cas possibles et envisageables ; mais est-il possible d’envisager toutes les possibilités et occurrences de l’expérience ? Non. Et c’est bien pourquoi Kant précise qu’un tel système, même s’il existait, serait « totalement étranger à l’entendement ». (Remarquons que, même dans la cas de la Loi codifiée, il y a des manques ; ce qu’on appelle un vide juridique. Il en va différemment pour les Sciences, dont les Lois, d’abord, ne recouvrent pas tous les phénomènes, loin de là, et qui ne sont valables qu’à partir de cas archétypiques (l’eau bout à 100°C)). Mais revenons à notre cher Diderot.

Nous  l’avons remarqué, les mots ont un sens, et, chez un écrivain, un philosophe et un critique d’art tel que Diderot, triplement. Voire quadruplement, si l’on mentionne aussi sa qualité d’encyclopédiste (avec d’Alembert). Et je l’ai dit, la première qualité que l’on remarque chez Denis, c’est son enthousiasme : « J’aime à louer, je suis heureux quand j’admire, je ne demandais pas mieux que d’être heureux et d’admirer ». Voilà ! Premier principe d’une bonne approche de l’art : l’aimer. Car, il faut bien le reconnaître, nous avons tous croisé ou connu de ces gens qui, même s’ils en ont fait profession, n’aiment pas tellement l’art que cela ; ils ont emprunté ce chemin pour d’autres fins : Ça ou autre chose, opportunisme des réseaux, brillance de soirées, etc. Mais, avant tout : aimer l’art et les artistes. Et Diderot a bien raison : quel bonheur que d’aimer l’art ! Mais, on le voit très vite, à lire notre auteur, il ne suffit pas d’aimer, il faut aussi garder en éveil ses facultés : le goût et le jugement. Et, sur ces deux points, Diderot ne s’en laisse pas conter.

Charles-André Van Loo, “Madame de Pompadour en belle jardinière”, vers 1754-1755, huile sur toile, 81,2 x 64,5 cm, Petite salle à manger du Petit Trianon

Le second tableau dont traite Diderot est celui de Madame de Pompadour en belle jardinière. On ne peut pas dire que Diderot flatte beaucoup le portrait de celle qui fut la maîtresse-en-titre du Roi Louis XV, de 1745 à 1751. « …un visage précieux, une bouche pincée, de petites mains d’un enfant de treize ans ». Voilà pour le visage et les mains ! Ensuite, Diderot entre davantage dans la manière de peindre, car on ne sait si l’anatomie et la posture étaient de nature, ou pas. Voici que Diderot juge la « robe de satin à fleurs, bien imité, mais d’un mauvais choix.» Premier accroc à la toile. Pour bien le marquer, Diderot n’hésite pas à déclarer : « Je n’aime point en peinture les étoffes à fleurs ; elles n’ont ni simplicité ni noblesse.» Il est vrai que ces rubans bleus noués et cousus sont très grossiers. Pour bien appuyer son jugement, il ajoute : « Il faut que les fleurs papillotent avec le fond, qui, s’il est blanc surtout, forme comme une multitude de petites lumières éparses. » Discrétion, pas étalage ! Nuances, pas pompier ! Incidemment, et mine de rien, Denis vient de donner un conseil à un peintre, lui qui ne l’est pas ! Ne faites pas de fleurs aussi grosses, autant visibles ! Soyez délicat, mêlez-les donc avec le fond, ce qui donnera un papillotage, bien plus élégant que cet achalandage de cuisine ! Car elles sont bien grossières ces fleurs. Un dernier conseil pour la route :« Quelque habile que fût un artiste, il ne ferait jamais un beau tableau d’un parterre, ni un beau vêtement d’une robe à fleurs ». Qu’on se le dise ! Ce n’est pas même la peine d’essayer, cher peintre, vous n’y parviendrez pas ! Enfin, Diderot met un dernier clou au cercueil qu’est devenu ce tableau :« Ce portrait a sept pieds et demi de hauteur sur cinq pieds et demi de large ; imaginez l’espace que ce panier à guirlandes doit occuper… » Oui, mon cher, imaginez ! Car Diderot l’a vu, ce tableau, qu’il décrit à Grimm, et il a jugé tout à fait hors-normes ce panier, dont on suppose que, s’il est si conséquent, c’est pour occuper l’espace. Mais il y a une différence entre occuper l’espace et le manger. N’était Diderot, et pour imager le propos, nous n’eussions incrusté cette croûte.

Jean Siméon Chardin, “La table d’office ou Les apprêts d’un déjeuner” ,1756, huile sur toile, 38 × 46 cm, Musée des Beaux-Arts de Carcassonne
Jean Siméon Chardin, “Le panier de prune”, 1759, huile sur toile, 38,5 x 46 cm, Musée des Beaux-Arts de Rennes
Jean Siméon Chardin, Nature morte avec pèches, gobelet d’argent, raisins, et noix, 1759-60, huile sur toile, 38,1 x 46,7 cm, Getty Center, Los Angeles

Le premier tableau fait dire à Diderot ceci : « Vous prendriez les bouteilles par le goulot si vous aviez soif ». L’œuvre est bien détériorée, et mériterait certainement une restauration. On peut supposer aussi que sa tonalité était un peu plus vive. Et si, dans le deuxième tableau, « les pêches et les raisins éveillent l’appétit et appellent la main » ; que dire du verre d’eau ? Voyez-vous une différence de ton entre la couleur de l’eau et celle du verre ? Non. Bien sûr, on dit que l’eau est achrome, tout comme le verre, mais puisque nous les voyons tout deux, c’est qu’ils sont tout de même bien dotés d’une couleur, d’une tonalité, non ? Rappelons que pour faire du verre, il faut de la silice, que l’on rend liquide à la chauffe, mais rouge. Il y a quelque chose d’infiniment doux chez Chardin, qui lui fait appliquer comme un voile sur les choses, les rendant à la fois réalistes, voire presque hyperréalistes (pour l’époque), et dans le même temps une sorte de distance qui, à mon avis, tout à coup, a à voir avec le silence des choses. Les choses sont pour la plupart silencieuses (et même ce gibier mort dont parle Diderot est devenu chose). Je crois que, ce silence, c’est ce léger voile posé par Chardin, que l’on voit moins ceci dit dans le troisième tableau. Mais, tout de même, il y a ce tournemain qui n’est bien sûr pas l’enfant de l’instant, mais la patiente maîtrise de l’apprentissage de la grâce. Et Diderot est tellement touché par Chardin qu’il l’adoube de l’honneur suprême : « M. Chardin est homme d’esprit, il entend la théorie de son art ; il peint d’une manière qui lui est propre, et ses tableaux seront un jour recherchés.» Homme d’esprit. Cependant, voilà bien une expression étonnante pour décrire les qualités d’un peintre ! Qu’a donc à faire ici l’esprit ? Mais, ce que veut dire simplement Diderot, c’est que M. Chardin pense, et sa pensée est en accord avec son geste : il entend la théorie de son art veut dire qu’il comprend (entendement), il sait ce qu’il fait, et il fait bien parce qu’il pense bien et pratique bien ; c’est complémentaire. Et oui, ses tableaux seront prisés, car si les faiseurs de croûte sont légion, Chardin est unique. Il exhausse plus que quiconque à sa manière l’art de la description et de la métaphysique de la réalité. Comment, par exemple, dans ce “panier de prune” de 1759, ne pas “voir” aussi une certaine forme de dépouillement, de solitude ; et en même temps d’auto-suffisance (ataraxie), bref, d’épicurisme bien compris ? Comment aussi ne pas y voir ce que Whitehead (Science and the Modern World, 1925) appelait la patience des objets ? la patience de la communauté des événements ? Car si Chardin est patient, les objets le sont aussi. Diderot : « Il a le faire aussi large dans ses petites figures que si elles avaient des coudées ». Joli paradoxe que d’être large dans le petit ! Qu’est-ce à dire ? Probablement, ceci : Chardin est de ces peintres qui ne négligent aucune nuance de l’existant, et, dans ce faire, il nous oblige à nous rapprocher, à focaliser sur tel ou tel détail, et, ce faisant, nous en oublions les modestes dimensions du tableau ; ultime réussite de l’illusionnisme pictural.

(attribué à) Louis-Michel van Loo, Portrait de Denis Diderot, 1770, huile sur toile, Musée de Langres

Léon Mychkine

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