Éloge de Guillaume

Qui n’aimerait pas Guillaume Apollinaire ? Personne. Qui le lit ? Sonne père ! Guillaume est mon ami, même si je ne l’ai pas connu, je me flatte de le connaître, et, si l’on me juge outrecuidant, on ne m’empêchera de l’aimer (mais aimer est trop faible). Il avait une manière grâcieuse (la grâce, oui), d’écrire de la critique d’art. Une manière bien à lui, qui mêlait candeur, admiration, moquerie, humour, et esprit dada avant l’heure, qui lui font tant restituer la réalité que lui injecter des fictions fantaisistes et délirantes. Ainsi, dans l’une de ses premières critiques, en 1907, il se moque de Frantz Jourdain, alors éminent Président du Salon d’Automne, et architecte de la Samaritaine. Il lui fait visiter une exposition à la galerie Bernheim où se trouvent des Cézanne. Je le cite : « Arrivé chez Bernheim, il fonça sur un admirable tableau de Cézanne, un tableau rouge : le portrait de Mme Cézanne. Fénéon l’arrêta en lui déclamant avec flegme une étonnante nouvelle en trois lignes. M. Jourdain se tourna alors contre un paysage. Il fonça, courant comme un fou, mais ce n’était pas une toile, que ce tableau de Cézanne, c’était un paysage. Frantz Jourdain s’y enfonça, il disparut à l’horizon, à cause de la rotondité de la terre. Un jeune homme employé chez Bernheim et qui s’occupe de sports s’écria : “Il va faire le tour du monde !” Heureusement, il n’en était rien. On vit revenir Frantz Jourdain, rouge et essouflé. Il apparut d’abord tout petit dans le fond du paysage et grandit en s’approchant » Avouez que c’est loufoque et hilarant ! Bien sûr que Guillaume vient de projeter un personnage réel (Jourdain), dans un tableau réel de Cézanne, mais ça passe crème, comme disent les jeunes, sous-entendu, il n’y a qu’un pas de la réalité à la fiction. Pour preuve, il s’agit bien de pas : Apollinaire fait rentrer Jourdain dans le tableau de Cézanne, ce qui est aussi une manière de nous faire comprendre le pouvoir dudit, sa capacité à nous absorber. Ce trait, parmi bien d’autres sous sa plume, est assez unique dans l’histoire de la critique. Aujourd’hui, si nous avons à tirer les oreilles ou à nous offusquer d’un officiel ou quasi, on le fera d’une manière peut-être partisane, mais toujours réaliste ; plus rien de fantaisiste sous nos tropiques. Quelle lasse-attitude On peut le regretter. Tout est tellement sérieux. « Les gens sont lourds », dit Louis-Ferdinand Céline, dans un entretien tardif télévisé. Comme il avait raison ! Quelle lourdeur ! Quelle pompe !

Paul Cézanne, “Portrait de madame Cézanne”, huile sur toile, 47 x 39 cm. Paris, musée d’Orsay© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay)/ Hervé Lewandowski

Certes, Jourdain ne faut pas dupe longtemps des moqueries de Guillaume, et il écrivit plus tard, ainsi que nous l’apprenons en note : « Les ragots dont Guillaume Apollinaire avait cru régaler les dix-sept lecteurs d’une vague feuille de chantage » (In Sans remords ni rancune, 1953). Mais qui se souvient de Jourdain ? Quelle blague ! Tandis qu’Apollinaire, pardon ! Rappelons tout de même que son recueil Alcools, chef-d’œuvre de poésie, détient le record de vente de tous les temps, en terme de poésie. Bref. De quel ragots parle Jourdain ? En 1907, Apollinaire publie dans Je dis tout, un journal édité à Toulon (de 1905 à 1938), une fausse correspondance entre la Société du Salon d’Automne et Maurice de Vlaminck, peintre et ami de Guillaume. Le motif est une lettre rectifiant un envoi précédent qui faisait de Vlaminck un sociétaire. Apollinaire invente même une réponse de Vlaminck, qui se propose d’envoyer un « certificat de bonne vie et mœurs » afin de rétablir son bon droit… Apollinaire conclue en traitant, excepté les sieurs Desvallières et Dethomas, les membres de la Société de « voyous ». En 1907, le mot « voyou » est une injure majeure, tout à fait extraordinaire dans le contexte… D’où l’ire de Jourdain. Mais tout cela était une farce.

On avait conseillé à Picasso, arrivé depuis peu d’Espagne, d’aller rencontrer Apollinaire. C’est ainsi que Pablo Picasso s’était rendu Bld Saint-Germain, où résidait le bon Guillaume. Mais plus qu’une rencontre sous le coup d’un conseil, c’est une amitié qui est née de celle-ci. On en est jaloux, non ? Moi, oui. Dans La Revue immoraliste (avril 1905), il fait paraître un premier texte : « Tout l’enchante et son talent incontestable me paraît au service d’une fantaisie qui mêle justement le délicieux et l’horrible, l’abject et le délicat ». J’aime beaucoup ces contrastes sémantiques, et Picasso aurait pu s’en offusquer, mais peau de balle ! L’amitié et la vérité valent plus que cela.

Pablo Picasso, “Famille de l’Arlequin”, 1905, encre et gouache, 60,6 x 45,2 cm. (Guillaume : « et ses femmes nues sont écussonnées de la toison que dédaignent les peintres traditionnels et qui est le bouclier de la pudeur occidentale« .)

En mai de la même année, Guillaume publie un article plus long dans le journal La Plume. « Si nous savions, tous les dieux s’éveilleraient. Nés de la connaissance profonde que l’humanité retenait d’elle-même, les panthéismes adorés qui lui ressemblaient se sont assoupis. Mais malgré les sommeils éternels, il y a des yeux où se reflètent des humanités semblables à des fantômes divins et joyeux […] Picasso a regardé des images humaines qui flottaient dans l’azur de nos mémoires et qui participent de la divinité pour donner des métaphysiciens ». Tout cela est magnifique et assez bouleversant, trouvé-je. Notez, dans la deuxième phase, le pronom personnel désignant Picasso : C’est Picasso qui ressemble aux panthéismes endormis, mais dont la force se réveille avec lui. Et c’est Apollinaire qui relie les dieux, le divin, et Picasso ! Je trouve cela formidable, dans le sens originel, c’est-à-dire terrifiant, thaumaturgique ; de formidabilis « redoutable, terrible ». Il y a quelque chose de redoutable et de terrible chez  un grand créateur. Et assurément, il y a quelque chose de cet ordre chez Picasso. Et je trouve intéressant et intriguant l’apposition des termes divin avec Picasso, et, bien sûr, art. Il y a là quelque chose qui m’émerveille. Et j’y reviendrai ailleurs, car je ne veux pas trop parler de moi. Ce qui est fabuleux, c’est ce qu’Apollinaire voit dans les peintures et les dessins de Picasso, et qu’il ramène du monde iconique au monde littéraire  — la critique d’art en fait partie, ce me semble. Admirez un peu cette phrase sans aucune ponctuation pour décrire le trait de Picasso : « Le goût de Picasso pour le trait qui fuit change et pénètre et produit des exemples presque uniques de pointes sèches linéaires où les aspects généraux du monde ne sont point altérés par les lumières qui modifient les formes en changeant les couleurs. » C’est une phrase fantastique. C’est comme si Apollinaire voulait imiter le mouvement de la pointe sèche sur la feuille : sans interruption, le tout produisant un ensemble effectivement linéaire, ou, disons, continu. On aimerait bien que Guillaume nous donnât des indices, à quelles peintures pense-t-il ? Quel dessin lui fait écrire cette phrase aponctuée ? On pourrait chercher soi-même. Mais Picasso produit tellement ! Alors on cherche dans la documentation. S’agit-il de ce tableau ?

Pablo Picasso, “Les noces de Pierrette”, 1905, huile sur toile, 115 × 195 cm, Collection privée (“Les Noces de Pierrette” est enfermée dans un coffre de la Mitsui Trust Bank, Japon)

Est-ce celui-ci ?

Pablo Picasso, “Acrobate à la Boule”, 1905,huile sur toile, 147 x 95 cm, Pushkin Museum, Moscou

Apollinaire a-t-il pensé aux Noces de Pierrette quand il écrit à-propos de ces “images humaines qui flottaient dans l’azur de nos mémoires”, car, effectivement, c’est aussi ce que nous voyons dans ce magnifique tableau éthéré. Enfin, “pas que”, comme on dit maintenant. Nous avons des visages bleutés, un peu évanescents, absorbés par les ténèbres. Sont-ce les ténèbres qui bleuissent ainsi les chairs, mais alors que de certains visages, et pas de tous ? Il y a quelque chose de gracieux et de malhabile dans cette toile. Par exemple le corps d’Harlequin semble tout raidi, et le bas du corps est un peu torché, tandis que son visage est si doux, avec ce baiser envoyé vers Pierrette. Très intriguant le personnage à sa droite. Et regardez ce qui tient lieu de table. Elles tiennent toutes seules, sans pied. Il y a ici assurément quelque chose de fantomatique. Comme si Harlequin était le seul à avoir les pieds sur terre. Tout le monde est mystérieux ici. Si l’on s’en vient vers l’Acrobate à la Boule, il faut bien remarquer le colosse au premier plan, assis sur une caisse. Il est gigantesque ce garçon ! Quand bien même la jeune fille est un peu en retrait, cela reste un colosse. Et on dirait que sa colonne vertébrale saillie sous son maillot, ainsi que l’omoplate. C’est un surhomme. Soucieux, il s’en fiche complètement de la jeune acrobate, pourtant très gracieuse (cette fois-ci sans circonflexe). Le paysage est, pour reprendre un terme de Guillaume, métaphysique. Hyper pas normal.

Une petite couche pour de Jourdain pour la route ? 1907. « Matisse. Le fauve des fauves. On n’avait pas osé refuser ses toiles. Le jury s’était prononcé. Les tableaux étaient acceptés. Le vote était acquis. Lorsque M. Frantz Jourdain se souvint de la mission à lui confiée par M. Jansen, entrepreneur du Salon d’Automne et tapissier connu. M. Jansen n’aime ni Cézanne, ni Matisse, ni toute la peinture dépassant en hardiesse celle de M. Abel-Truchet. C’est pour défendre son bon goût de tapissier que M. Jansen a délégué M. Frantz Jourdain, qui ne s’est pas mal acquitté de sa mission ». Mais qui est Abel-Truchet ? Cherchons… Résultat : C’est affreux ! Je ne peux pas insérer dans ce texte une image d’une de ses croûtes (cela ferait honte aux autres images) ; c’est d’une mièvrerie écœurante ! Que le lecteur jette un œil ici, s’il le désire, mais je le préviens, il va recevoir un choc ! Dans l’article, Guillaume dit que le Salon a d’abord accepté puis refusé, sous la volonté de Jourdain, La Coiffeuse, de Matisse. Est-ce vrai ? Déjà, Guillaume se trompe ; il s’agit de La Coiffure, et non pas de la Coiffeuse.

Henri Matisse, “La Coiffure”, 1901, huile sur toile, 95.2 x 80.1 cm, National Gallery of Art, Washington, DC (Il s’agit d’un beau tableau, mais le reflet est somme toute tout à fait étrange. On dirait une statue africaine, ou un outil géant. Et bien sûr que c’est voulu…)

Mais effectivement, Matisse n’est pas présent au Salon de 1907. Il suffit de consulter le catalogue (ici). Si le lecteur a la curiosité de feuilleter les premières pages, qui donnent par l’alphabet tous les artistes, il constatera avec effarement leur nombre et l’abysse fatale dans laquelle la plupart est tombée. Rendez-vous compte, pas moins de 1658 peintres et 1022 sculpteurs ! Mais de toutes manières, Apollinaire devait être bien renseigné, et la raison donnée (Jourdain se ravisant face au jury), doit être sûrement vraie.

À suivre…

Léon Mychkine