Éloge du politique : La passion-Pompidou

Exergue. « Georges Pompidou a passionnément regardé, collectionné et accroché chez lui, puis à Matignon et à l’Elysée, les grands artistes modernes, mais également ceux des avant-gardes des années 50 à 70. Reprenant les choix opérés par l’ancien Président de la République, l’exposition rassemblera les artistes présents dans sa collection ou mis à l’honneur dans les lieux de pouvoir, selon un véritable précipité de trois décennies de peinture française. Elle montrera la pertinence, et parfois l’audace, de l’oeil de Pompidou, dont la diversité et la liberté sont d’autant plus manifestes aujourd’hui. Ce sont ainsi près de 90 oeuvres (tableaux, dessins, sculptures), dont le fameux salon Paulin de l’Elysée, qui seront montrées sous les voûtes à caissons de Chambord. Tirées des collections du Centre Pompidou et de prêteurs privés, dont celle d’Alain Pompidou, ces pièces très rarement vues formeront un ensemble exceptionnel, faisant de cette exposition la plus importante jamais réalisée à Chambord. » (Extrait du Dossier de Presse).  
 

Georges Pompidou (1911-1974), dès son plus jeune âge, était particulièrement fervent de poésie et de littérature, et il obtiendra l’agrégation de Lettres. À vingt ans, entamant sérieusement sa bourse d’étudiant, il acquiert en 1930 un exemplaire de la La Femme 100 Têtes (comptez 5000 € aujourd’hui…), de Max Ernst. Jusque là, après tout, on pourrait se dire : “certes, la France a connu un Président amoureux des arts de son temps, et alors ?” Eh bien! et alors, cela ne s’arrête pas ici. Si, effectivement, l’amour de Pompidou pour l’art n’avait été qu’une affaire personnelle, cela aurait-il même mérité une exposition ? Mais, cet amour, le Président Pompidou voulait le faire partager, il voulait le faire connaître davantage des Français, dans une époque où l’expression même d’« art contemporain » ne voulait pas dire grand’chose, tant au signifiant qu’au signifié ; et il voulait aussi faire jouer à la France un rôle de premier plan pour l’art contemporain, place qu’elle ne connaissait absolument pas à l’époque (d’où le Centre qui portera son nom, mais aussi, on le sait moins, l’idée que la gare d’Orsay pourrait devenir un musée d’art, sur une suggestion qu’il avait trouvée judicieuse auprès de Jacques Duhamel et Jacques Rigaud). 

Le Centre Pompidou fête ses 40 ans. Dans ce cadre, à partir de 2017 jusqu’en 2018, c’est quarante villes de France qui vont accueillir des événements, des expositions, en lien avec cette anniversaire. L’exposition qui s’est tenue au Château de Chambord, « Georges Pompidou. Une aventure du regard et l’art », compte parmi ces événements, et a permis aux visiteurs de se rappeler, ou d’apprendre, qu’il a existé, en France, au XXe siècle, un homme politique, Premier Ministre et ensuite Président de la République, qui aura aimé passionnément l’art de son temps ; l’art non seulement moderne mais aussi contemporain. Le mot « regard » dans le titre de l’exposition, pourrait laisser accroire que Georges Pompidou n’était attiré que par l’art rétinien (pour reprendre une expression célèbre de Marcel Duchamp). Il n’en était rien. Georges Pompidou aimait tous les arts, des plus figuratifs au plus conceptuels ; et il faut rappeler que c’est lui qui avait prévu que Pierre Boulez puisse installer l’IRCAM au Centre Pompidou ! Combien étaient-ils, dans les années 70, à défendre l’art contemporain et la musique contemporaine ? Le 17 octobre 1972, et déjà très diminué par sa maladie (depuis 1968 au moins il souffre de la maladie de Waldenström, un cancer hématologique rare), il confie dans un entretien au journal Le Monde« Je voudrais passionnément que Paris possède un centre culturel comme on a cherché à en créer aux États-Unis avec un succès jusqu’ici inégal qui soit à la fois un musée et un centre de création où les arts plastiques voisineraient avec la musique, le cinéma, les livres, la recherche audiovisuelle, etc. Le musée ne peut être que d’art moderne, puisque nous avons le Louvre. La création serait évidemment moderne et évoluerait sans cesse. La bibliothèque attirerait des milliers de lecteurs qui du même coup seraient mis en contact avec les arts. » Quand il s’agit de culture, combien d’hommes politiques s’expriment ainsi ? Le début de sa phase n’est-il pas inouï ? Je voudrais passionnément… Seul un homme amoureux s’exprime ainsi. Amour, et détermination du Chef de l’État, quand il précise que ce centre, ce musée, ne peut être que d’art moderne, car il y a déjà le Louvre ! Et quand il ajoute qu’il évoluerait sans cesse, cela veut dire qu’il pense très fortement à l’art de son temps, et donc à l’art contemporain. N’avons-nous pas là le témoignage d’une vision extraordinaire ? Et cet homme aura été Président de la République Française… Et c’est donc à partir de cette vision résolument moderne et démocratique (« la bibliothèque attirerait des milliers de lecteurs qui du même coup seraient mis en contact avec les arts ») qu’est né le projet Beaubourg, dans cet endroit qu’on appelait, bien avant les travaux, « la plaine Beaubourg » ; immense terrain vague en plein Paris qui ne servait que de parking. Et c’est ainsi que sera construit le Centre National d’Art et de Culture Georges Pompidou (CNAC), et c’est son appellation officielle. (Il faut rappeler que ce Centre, le Président suivant, Giscard d’Estaing, n’en voulait absolument pas — au point qu’il voulut arrêter les travaux —, et que c’est grâce à l’opposition et l’obstination de Jacques Chirac, alors son Premier Ministre, que le Centre a pu être édifié, et inauguré le 31 janvier 1977.) 

Nicolas de Staël, Paysage, Sicile, 1953, huile sur toile, 73 x 100 cm (Photo L. Mychkine)

On commence à comprendre que l’amour pompidolien pour l’art de son temps n’était pas que strictement personnel et privé. Selon ses propres mots, tels qu’on le voit les dire lors d’un déplacement, l’art est fait pour « bousculer, interroger, remettre en question, et que si l’art n’est qu’académique, alors il n’a aucun intérêt ». Là encore, on ne peut qu’être stupéfait d’entendre de la bouche d’un Président de la République de tels propos. Pourquoi ? Parce que nous n’y sommes pas habitués. Et cette passion-Pompidou pour l’art, les artistes, en leur ensemble et à l’époque, eurent été bien inspirés de la comprendre, et d’en profiter pleinement. Mais, nous le verrons, cela ne s’est pas toujours passé ainsi… En tous les cas, Georges Pompidou n’était pas homme à parler à la légère en ces matières. Pour preuve, nommé en avril 1962 Premier Ministre par le Général de Gaulle, il fait entrer à l’Hôtel Matignon, et pour la première fois dans l’histoire du lieu, un tableau contemporain, et pas n’importe lequel, un Soulages ! Non seulement il fait entrer un Soulages, mais pour ce faire, il fait décrocher un grand portrait de Colbert ! Colbert, éminent fondateur de l’Académie des inscriptions et belles lettres en 1663 (aujourd’hui l’Institut de France)… Soulages nous rappelle dans le livre de l’exposition (2017) qu’à Matignon, en 1962, les peintures les plus récentes alors dataient du XVIIIe siècle, et nous apprend que Claude Pompidou, épouse de Georges, devenue une amie, lui a confié que « ça amusait beaucoup son mari de voir la tête des gens qui découvraient cette peinture, qui était à cette époque très contestée ; vous savez, l’art abstrait n’était alors pas vraiment bien reçu, c’était encore quelque chose de marginal pour le public, pour les hommes politiques, pour la plupart des gens à vrai dire ». Jean-Pierre Raynaud confirme aussi cette pauvre perception dans le Catalogue : « Il faut se souvenir qu’à l’époque [i.e., 1972, date sur laquelle nous reviendrons] pour la majorité des gens, l’art contemporain n’était pas considéré comme une chose sérieuse ». Et rappelons que l’accrochage, en 1962, du Soulages à Matignon, aura, au dire de Claude Pompidou, déclenché « une véritable tempête politique ». Mais Pompidou ne s’arrêtera pas là. Il fait entrer à Matignon « de Staël, Marx Ernst, Braque, Redon, Fautrier. Et à l’Élysée, ce seront Kupka, les Delaunay, Dali, Vasarely, Rouan, Hajdu, Arp, Fontana, Matta et bien d’autres » (artistes cités par Alain Pompidou dans le livre-catalogue 2017). [le tableau de Soulages, une fois Raymond Barre nommé Premier Ministre, le 25 août 1976, s’est retrouvé dans le placard à balais, car la femme dudit ne le supportait pas. Grandeur et décadence… ]

Pierre Soulages, 9 octobre 1957, huile sur toile, 194 x 130 cm. (Crédit photographique : © Philippe Migeat – Centre Pompidou, MNAM-CCI /Dist. RMN-GP
© Adagp, Paris
)

Le Premier Ministre Pompidou, dans son bureau de l’Hôtel Matignon, avec le Soulages (Crédit photo Getty Images).

Pompidou, on l’a compris, ne s’est pas intéressé à l’art contemporain, ou moderne, qu’à partir de Soulages. Sa première acquisition en 1947 est un tableau de Youla Chapoval (signé de la même année), à la galerie Jeanne Bucher. Dans le catalogue de l’exposition chambourdienne, son fils, Alain, nous apprend qu’à partir des années 50, Georges Pompidou fréquente les galeries de France (Manessier, Alechinsky, Hartung, Tal Coat, Poliakoff, Zao Wou-Ki), Flinker (Deschamps, Rotella), Denise René (Vasarely, Sonia Delaunay, Calder, Gilioli, Kandinsky, Kupka, Magneli, Arp), Iris Clert (les Nouveaux Réalistes, Klein, Villeglé, Hains), Mathias Fels, et celle de Raymond Cordier (galerie L’Oeil) qui lui fait découvrir « notamment Arman, Voss, Brô, Hundertwasser ». (Tous les noms de galeries ainsi que les artistes cités plus haut sont repris du texte de Yannick Mercoyrol, 2017, commissaire de l’exposition à Chambord).  

Lucio Fontana, Concetto SpazialeAttese (T.104), vinylique sur toile, incisions, 125 x 100,5 cm (acquis en 1968 par Pompidou)

 

Alain Jacquet, Gaby d’Estrées, 1965, sérigraphie sur toile, 114 x 162. (Crédit photographique : © Philippe Migeat – Centre Pompidou, MNAM-CCI /Dist. RMN-GP
© Adagp, Paris)

Il y a, on le constate, un certain éclectisme chez Georges Pompidou, et c’est d’autant plus remarquable. Encore une fois, dans ces années, l’éclectisme en matière d’art n’était pas forcément bien perçu, ainsi que nous le rappelle Villeglé dans le catalogue. Et, de fait, éclectisme n’est pas synonyme ici de dispersion, car s’il y a un trait commun aux achats ou aux engouements de Pompidou, c’est ce qu’il appelait l’émotion. Il faut donc supposer que pour chaque tableau acquis, il retrouvait à chaque fois ce fil conducteur qui le rattachait immédiatement à l’oeuvre. Et c’est justement ce fil conducteur qui explique certainement l’éclectisme de Georges Pompidou ; en ce sens, c’est l’éclectisme d’un homme qui n’a pas d’oeillères, qui est capable d’aimer un tableau de Buffet autant qu’un premier tableau-sculpture de Jean-Pierre Raynaud, en passant par l’art cinétique. Il ne faut pas, non plus, oublier le “couple-Pompidou”, Georges et Claude. En effet, sa femme partageait une même passion pour l’art, initiée qu’elle a été, dira-t-elle, par son mari. Ils aimaient à changer régulièrement leurs tableaux de place dans leur appartement, — souvent vers minuit, d’après Claude Pompidou —, et on les voit, dans un extrait, discuter du changement de place de « deux petits Poliakoff », pendant que Monsieur, tenant un verre de whisky à la main, tend le bras pour allumer la cigarette de sa femme, lui donnant du « Biche ».  Imagine-t-on cela aujourd’hui ? Le président actuel, tenant un verre semblable à la main, devisant d’art contemporain, et allumant une cibiche à sa femme ? 

Serge Poliakoff, Composition bleue, 1964, huile sur toile, 46 x 38 cm

 

Jan Voss, La Visite présidentielle, 1962, technique mixte sur papier marouflé sur toile, 144 x 96,5 cm

Jan Voss, La Visite présidentielle (détail, photo Mychkine)

C’est cela qui est assez extraordinaire chez cet homme, une passion profonde et insatiable pour l’art, mais non seulement pour l’art, mais bien sûr et avant tout pour les artistes, dont certains deviendront des amis (Ernst, Matthieu, TInguely, Niki de Saint Phalle…). C’est comme si, en chaque artiste, Pompidou reconnaissait, avait reconnu, une forme d’art qui illustrait, d’une manière générique (l’émotion) ce qui comptait pour lui, à travers la très grande diversité de ses goûts. Et, en l’occurrence, il avait un goût que l’on peut qualifier d’extrêmement averti, pointu et audacieux. Il semblait avoir une confiance totale dans les oeuvres et dans ceux qui les produisaient. Un amour sans faille. 

Jacques Monory, New York n°10, 1971, huile sur toile,, 195 x 520 cm. (Photo Mychkine, ainsi que le « détail » ci-dessous)

Cet amour pour l’art, Pompidou, deux avant sa disparition, en sera bien malheureusement récompensé. En 1972il entend rendre hommage à l’art contemporain, et, en même temps, il veut offrir à Paris une dimension artistique internationale ; car il déplore le manque d’envergure de la France par rapport à son rayonnement artistique, trop peu radiant selon lui. Il à l’idée d’une exposition d’art contemporain vraiment contemporaine, sans jeu de mots ; c’est-à-dire dont l’amplitude temporelle comptera 12 années de création, de 1960 à 1972. Comprend-on cette volonté présidentielle, ou, plutôt, cette volonté d’un homme qui a toujours été passionné par les arts, la poésie et la littérature, la musique de son temps, de profiter de son pouvoir, c’est-à-dire des possibilité offertes par son pouvoir décisionnaire, d’offrir aux Français la possibilité de venir découvrir l’art qui leur est contemporain ? A-t-on déjà vu pareil investissement d’un Président de la République dans un domaine par surcroît si facilement honnissable et décriable ? Non. S’il n’y avait pas eu le Centre Pompidou, s’il n’y avait pas eu le Musée d’Orsay, rien que cette décision de programmer une exposition d’art contemporain était déjà extraordinaire, il faut tout de même le reconnaître. Car, posons-nous la question : Avons-nous vu, depuis, un Président de la République oser se lancer dans une telle aventure ? Car il fallait de l’audace, et de la candeur certainement, chez cet homme pour avoir voulu pareil événement. De l’audace, car son milieu politique et une bonne partie de la population ricanait rien qu’à entendre l’expression art contemporain (ils ricanent toujours, pour beaucoup) ; et de la candeur, car Pompidou ne s’est pas rendu compte à quel point un certain nombre d’artistes étaient politisés, c’est-à-dire qu’ils n’admettraient jamais la sincérité d’un homme politique — et d’autant plus Président, derrière lequel beaucoup voyaient encore l’ombre du Général —, qui se mêle de faire exposer de l’art contemporain. Et c’est donc ici qu’on a certainement raté une occasion historique, et qui n’est pas près de se reproduire. 

« À l’origine, il y a la volonté du président de la République d’une exposition-manifeste dont la programmation est confiée à François Mathey, le conservateur du musée des Arts décoratifs. Cette décision s’inscrit dans la logique du déplacement du marché de l’art de Paris à New York. Elle affirme la volonté de redonner au marché parisien son lustre d’antan : ce sera, après quelques hésitations sur la période chronologique de cette rétrospective, un bilan de douze ans d’art contemporain. Commissaire d’exposition jouissant d’une relative autonomie face au ministère des Affaires culturelles, François Mathey s’entoure de François Barré, Jean Clair, Daniel Cordier, Maurice Eschapasse, et Serge Lemoine » (Chambarlhac, 2014).

L’exposition “60-72, douze d’art contemporain en France”, organisée au Grand Palais, le 16 mai 1972, apparaît donc comme un événement exceptionnel, dont on peut prévoir le succès. Hélas ! c’était sans compter sur le milieu de l’art lui-même, que Pompidou ne connaissait pas si bien que cela. D’après Jacques Villeglé (2017),« Pompidou n’avait pas vu à l’époque qu’il n’y avait pas un seul conservateur d’art contemporain digne de ce nom ; Malraux s’en plaignait déjà… Le premier vrai conservateur, ce fut Dominique Bozo… » On le voit, Villeglé n’est pas tendre pour Mathey, qui n’en était pourtant pas à son coup d’essai. Mais Villeglé ajoute que la place qui lui avait été attribuée pour l’Expo 72, avait été prise par un autre artiste… Et on lit dans le catalogue que Soulages fut étonné de ne pas être invité à exposer… Il remarque d’ailleurs que « des artistes que Mathey avaient mis au premier plan, beaucoup on disparu … ». Il faut rappeler que Soulages, en 72, est déjà connu dans la plupart des grandes places artistiques mondiales et que sa première exposition à Paris datait de 1947. Dès lors, on a l’impression que les choses sont mal engagées. Elles le sont du côté de l’organisation, mais aussi du côté des artistes : 
« D’emblée, l’annonce de l’exposition et la question des artistes invités divisent le champ des arts plastiques, et singulièrement la mouvance du Salon de la Jeune peinture où se développait la Nouvelle figuration. Le Salon de 1969 prenait ainsi comme thématique “Police et culture”, suivi d’un second opus en 1970 ; quelques-uns des Malassis [collectif d’artistes anti-capitaliste, anti-consumériste, et anti-pouvoir politique composé de Henri Cueco, Lucien Fleury, Jean-Claude Latil, Michel Parré, Gérard Tisserand et Christian Zeimert] participent au comité d’organisation du Salon de la Jeune peinture, qu’ils quitteront en 1972. Une peinture politique s’affirme et, dans le sillage de Mai 1968, censure, contestation et affrontement des artistes plasticiens engagés se multiplient au motif du  “trouble à l’ordre public”… Le contexte radicalise, s’il en était besoin, cette mouvance pour qui l’art est politique, voire essentiellement politique. La question de l’exposition 1960-1972, douze ans d’art contemporain en France catalyse alors les débats en son sein, précipite les positions » (Chambarlhac, 2014).

Nous ne sommes pas loin de mai 68, et les esprits ne sont pas tous prêts à trouver acceptable qu’un Président de la République veuille promouvoir l’art de son temps ; ils y voient là forcément de la récupération, et, chez les artistes qui exposeront, certains voient des collabos… Tout cela, 45 ans plus tard, apparaît comme bien ridicule et pitoyable, et, pis encore, comme un gâchis total. Ce qui se confirme, le jour du vernissage. D’abord, on ne peut pas accéder à l’exposition, car des contestataires en bloquent l’entrée. Faisaient-ils partie de ceux que Gérard Deschamps (2017) se souvient avoir vu protester aussi « parce qu’ils n’avaient pas été retenus… » ? Cela paraît peu probable que des artistes se fussent donnés la peine de se déplacer pour se plaindre de l’absence de leurs oeuvres… Las ! Une fois ces protestataires dégagés par les forces de l’ordre, le visiteur trouvait des « membres du FAP (Front des Artistes Plasticiens), assis sur les marches du hall, qui scandent « l’Expo 72 : des artistes au service du capital », et qui au passage, bousculent les visiteurs » (source : France-Culture). Évidemment, la police intervient de nouveau. On parlera bien entendu de “violences policières”. Comme un fait exprès, et en signe de protestation contre ces violences, c’est ensuite le collectif Malassis qui vient décrocher certaines de leurs oeuvres, sous le regard des CRS. À la place, il installent des photographies des affrontements, et« Spoerri ajouta des fromages à son installation pour illustrer la “puanteur” de la situation » (Laurence Bertrand-Dorléac, 2017). Rétrospectivement, on peut se demander s’il ne s’est pas agi là, tout simplement, d’un coup monté. Il a certainement été évident, pour certains artistes, qu’il n’était pas possible que cela se passe bien, que Pompidou soit présent au vernissage, que tout le monde se réjouisse de l’intérêt d’un Chef d’État pour l’art de son temps, et, conséquemment, que les artistes contemporains étaient importants pour le pays ! 

Ci-dessus (les deux photos ) Le collectif Malassis retire ses oeuvres de l’Expo 72

Et c’est donc la catastrophe. L’expo 72, qui se voulait une vitrine de l’art contemporain français, qui fut décidée par Pompidou sans aucune arrière-pensée politicienne, commence dans le drame d’un pauvre scénario insurrectionnel. Pompidou en sera très marqué les deux années qui lui resteront à vivre. Rétrospectivement, on ne peut tout de même pas s’empêcher de juger sévèrement l’esprit borné de ces artistes (l’étaient-ils tous, d’ailleurs ? J’entends, n’y avait-il pas de simples agitateurs habituels, qui embrassent n’importe quelle cause pourvu qu’il s’agisse de contester ?) Que n’ont-ils su voir la bonne volonté de Pompidou et accréditer son amour sincère de l’art et d’y voir là, pour eux, et uniquement pour eux, une chance unique de se faire connaître par le plus grand nombre ? Non, il fallait que ce fût un acte de manipulation, une récupération politicienne. Ne l’ont-ils pas entendu dire que l’art était fait pour « bousculer, interroger, remettre en question, et que si l’art n’est qu’académique, alors il n’a aucun intérêt » ? N’ont-ils pas vu là qu’ils avaient un allié fidèle, et capable de beaucoup pour eux ? Quelle erreur ! Le prix à payer pour cet aveuglement fut d’abord celui d’un homme, Georges Pompidou, qui fut blessé profondément par ce vernissage apocalyptique, auquel il n’assista pas. Ensuite, les répercussions furent douloureuses pour la réception de l’art contemporain lui-même, en ce que l’échec servit aux adversaires de Pompidou, et d’abord dans son propre camp, pour bien signifier la nullité des artistes en question, incapables d’agir en adultes. Michel Poniatowski dira à l’Assemblée Nationale qu’avec l’échec de l’expo 72 a été « révélé douze ans de canular contemporain » (cité par Bertrand-Dorléac, 2017), et la précision terrible de ces douze années vise directement le Président, et, par là-même, l’injurie. Ce que les artistes n’ont pas tous vu, à l’époque, c’est que bien peu, dans la classe politique, étaient prêts à les suivre, où qu’ils aillent, car seule importait leur liberté ! Et c’est le Président lui-même qui les suivait, les encourageait, les aimait ! Le résultat, c’est que cet activisme ridicule1 aura certainement porté un coup fatal à l’intérêt du politique pour l’art contemporain en général. Cependant, la fréquentation du public n’aura pas été congrue, puisqu’elle comptera 70 000 visiteurs jusqu’en septembre, qui aura donc eu le loisir d’apprécier les oeuvres de Morellet, Viallat, Boltanski, Reynaud, Ben, Aillaud, Arroyo, Buren, Dubuffet, le groupe Support/Surface, Raysse, Sarkis, les « Nouveaux Réalistes », la « figuration narrative », entre autres. 

 

NOTE

1. Étaient-ils dans la rue, en 1973, ces mêmes activistes, pour protester contre le coup d’État au Chili, mollement condamné par le gouvernement français, et autrement plus grave ?

Références

Georges PompidouUne aventure du regardet l’artcatalogue de l’exposition au Domaine national de Chambord, 18 juin – 19 novembre 2017 
Chambarlhac Vincent, “Trace(s) d’une œuvre. Le Grand méchoui des Malassis en 1972”, Sociétés & Représentations, 2014/2 (N° 38)
 
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Addendum : « Ici, intervient un second temps du questionnement. Contextuellement, “l’expo Pompidou” coïncide avec les retombées de l’assassinat de Pierre Overney par Tramoni aux portes de l’usine Renault (le 25 février 1972). Le FAP intrique celui-ci avec les questions artistiques par son irruption à l’exposition de Jean-Pierre Raynaud au musée des Arts décoratifs — dont le conservateur est François Mathey —, où le plasticien use des pièces de la Renault 4L . Pour l’historien, cette courte séquence autour de Pierre Overney marque l’acmé du gauchisme, et signifie simultanément son épuisement progressif. La Révolution n’aura pas lieu et bientôt se pose la question du désenchantement gauchiste comme son écart face à la réalité des luttes sociales de la décennie 1970 : Lip et le Larzac notamment. » ( Chambarlhac). J.P. Raynaud en parle, de cet épisode (2017) :  « C’était une époque avec beaucoup de brûlots, où on vous obligeait à prendre parti. Il m’est arrivé une chose comparable la même année, en 1972, lors d’une grande exposition organisée par le même François Mathey, directeur des Arts Décoratifs : j’étais sponsorisé par la Régie Renault (comme Arman), où j’ai réalisé un travail qui m’a permis de remplir le musée. Mais un ouvrier de l’usine, Pierre Overney, a été tué par un vigile, et des artistes sont venus aux Arts Déco pour me demander de fermer les portes de l’exposition, afin de montrer que je n’étais pas un suppôt de l’État. J’ai refusé… J’avais été très choqué par cet assassinat, mais je voulais dégager l’art du politique. C’est une décision qui est très mal passée. je suis tombé en dépression et quand l’exposition s’est achevée, j’ai moi-même tout détruit, 3000m2 d’oeuvres… »

 


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