ART-ICLE.FR, the website of Léon Mychkine (Doppelgänger), writer, Doctor of Philosophy, independent researcher, art critic and theorist, member of the International Association of Art Critics (AICA-France).

Emmanuel Moralès, copy catch? (Suite réflexive à l’entretien)

Les peintres cherchent souvent, pour ceux qui sont dans le “pli” mimétique, à “reproduire” le réel, cet arbre, ce pavé, ce bâtiment, ce ciel, etc. Mais chacun à leur façon, bien entendu. Beaucoup ont peint au naturel, dehors, les pieds dans la neige, comme O. Debré en Norvège, ou notre cher Caspar. D’autres, avec l’invention de la photographie, ont peint à partir d’images. On pourrait peut-être dire qu’entre ces deux moments, se glissèrent les techniques de la camera obscura, de la camera lucida, ou encore l’appareillage planche trouée-miroir de Filippo Brunelleschi. Mais, pour faire simple, disons qu’il y a les peintres d’après nature, et les peintres d’après photo. Mais, depuis la photographie, nous avons eu d’autres media, tels que le téléviseur (utilisé dès les années 1960 par Naim June Paik et Les Levine), le computer, dont certains, très vite, ont tenté d’obtenir des tirages façon “tableaux”. Et puis il y a eu les images 3D, révolution technologique encore permise par l’ordinateur. Emmanuel Moralès est fasciné par les résolutions 3D issues de l’œil de Sirius libertarien et numérique de Google Earth. Pour ceux qui ne connaissent pas, il suffit de se rendre sur le site, et de zoomer sur la planète Terre. On parvient à des plans rapprochés du genre voiture ou zebra crossing. La technologie n’est pas celle utilisée par la NSA, par exemple ; on ne peut pas voir jusqu’à la marque de votre sweat-shirt. J’invite le lecteur à pratiquer (ici), car, en partant d’une vue d’ensemble de notre merveilleuse planète bleue, en zoomant doucement, il aura une vision assez classique, disons, d’images aériennes, satellitaires, mais plus il s’approchera du plancher des vaches et plus alors le réel va littéralement comme se coloriser tout seul, au point de donner des images plutôt bédéistes, surtout en zones urbaines, que “réelles”. D’autres sites fournissant des images satellitaires avec zoom ne transforment pas tout à coup l’image mimétique en image comics… et je me demande pourquoi le site Google Earth, qui affiche pompeusement en page d’accueil “Le globe terrestre le plus détaillé au monde”, pratique ainsi. Est-ce pour des raisons liées à la vie privée, au secret, etc. ? Est-ce parce que, comme le suggère Manu Moralès, c’est parce qu’ils font de la 3D ? Mystère. Toujours est-il que le résultat, au plus près, disons à hauteur de vol de moineau, est assez naïf (au sens du Douanier). Ce qui ne doit pas tout de même faire oublier que nous ici dans le monde des data, du Big data (on devrait écrire Des big data, car data est le pluriel de datum).       

Dans son livre The War between images Data and Images (2017), Steve F. Anderson (Professeur de médias numériques à l’École de théâtre, de cinéma et de télévision de l’UCLA) opère plusieurs distinctions entre data et images, et, à un moment de sa réflexion, juge pertinemment  ainsi :« Le souci ici n’est peut-être pas tant la guerre entre data et images que la guerre entre la computatibilité et la mimesis. La “computatibilité” dans ce contexte se réfère à la mesure dans laquelle les ordinateurs peuvent agir ou processualiser l’information visuelle ; la “mimêsis” signifie simplement la mesure dans laquelle les images ressemblent aux phénomènes dans le monde physique. » On croirait que ces lignes ont été écrites pour Moralès, à peu près. L’imagerie informatique, c’est pas du pinceau et de l’acrylique, c’est toujours du 0/1, du calcul, et donc de la  computation. En revanche, le peintre ne calcule pas le poids virtuel de sa touche, elle est bien réelle, quand bien même la plus plate possible. Cependant, très vite durant l’entretien avec Manu, je lui ai demandé, tout simplement si, ces images de Google Earth, il les avait tout bonnement recopiées. Il m’a, dans un autre échange, fait remarquer que je ne me pose pas la question de savoir si Le Lorrain se contente de recopier un paysage, ou si Poussin faisait de même, et ajoute que « Vermeer peignait devant un écran. Je ne crois pas qu’on lui ait reproché de peindre une image, image qu’il avait mis lui-même en scène.» Cette thèse a été avancée par David Hockney, mais elle ne fait pas autorité, il n’y a apparemment aucune preuve convaincante à ce sujet. Et quand bien même, il faut tout de même rappeler qu’un ruban de satin n’est pas la même chose qu’un ruban peint imitant la texture du satin. Autrement dit, le visage peint de la “laitière” ne ressemble pas au vrai visage de la laitière, car personne n’est doté d’un visage en deux dimensions recouvert de peinture ! Ce qui me questionne avec la dernière série de Moralès (“Le Grand Tour”), c’est que ce n’est pas lui qui met en place la texture du dispositif, pour ainsi dire, ce sont les logiciels de computation qui lui offrent, et donc dans l’écart entre mimesis classique et computation, et c’est cet écart, il me semble, qui intéresse Moralès. Les images de type paysage à hauteur d’homme ou de moineau fournies par Google Earth (GE dans la suite) ne sont en rien mimétiques ; les arbres, par exemple, s’il faut aller par là, semblent davantage des brocolis, et les voiture des morceaux de savon noirci, etc. Ainsi, et pour en revenir à la problématique de la copie du réel, et concernant justement les images de GE, Manu me répond ceci :

« au départ le matériau est très brut, tellement complexe qu’il faut tout débrouiller, et qu’un autre peintre aurait recopié sûrement d’une autre façon. Dans “Rostock”, il y a trois espaces différents. Il y a l’espace dans lequel on se trouve, c’est le côté immersion, c’est quelque chose de très proche de ce que tu peux avoir dans les jeux vidéo ; les jeunes générations, quand elles voient les tableaux, ça leur parle tout de suite. Il y a un premier plan qui est très abstrait. Il y a un second plan, avec clairière et forêt, qui est un peu plus figuratif, et un troisième plan dans une trouée complètement à droite où on voit des arbres encore plus loin, et ça c’est assez propre à ces images, c’est-à-dire que plus tu es loin, plus c’est réaliste, et plus c’est proche et plus c’est géométrique et abstrait. Donc il y a une inversion de perspective au sens classique, où c’est généralement plus brossé au fond et plus détaillé au premier plan

Voilà ! l’inversion de (la) perspective, c’est l’un des grands sujets de Moralès Peintre. Et là, effectivement, on peut dire que, d’une manière au départ certainement inattendue, les images de GE lui ont servi à penser la peinture en tant que telle et, surtout, la question de la Représentation. Merci Google ! Mettons les choses au clair : Ce ne sont pas les ingénieurs de Google Earth qui ont réfléchi et médité sur l’histoire de la perspective dans la peinture occidentale, ils ne se sont contentés, “bêtement”, que de modéliser, et on ne leur demande rien d’autre. En revanche, quand le résultat tombe dans l’œil d’un peintre, alors les questions se mettent à fuser. D’où la fascination de Moralès pour ces images d’un réel déformé par une sorte de chimère numérique a qui on aurait implémenté un réseau de neurones clonées et un tantinet psychotropées depuis les esprits virtuels du Douanier Rousseau et de James Rosenquist. » Chimère », parce que dans le monde réel, nous ne voyons pas des barres et des pures formes géométriques de couleurs dans la scène et le paysage ; ces barres qui apparaissent bien le temps de la mise au point de l’‘Image Processing”, car, rappelez-vous, avec le logiciel googlien, suivant l’échelle, on passe d’une carte de survol classique de type satellitaire ou avionique, à de l’imagerie mésoscopique qui n’a plus rien à voir avec la “vraie” réalité. Et c’est durant ces temps très courts d’adaptation de l’“Image Processing” que Moralès fait des arrêts sur image, les insérant “comme” réalité ; ajoutée à ce qui est déjà-là, mais ce déjà-là lui aussi représenté façon BD, pour le dire vite. En agissant de cette manière, Moralès s’éloigne grandement de ces peintres infatués, qui tiennent confortablement pour acquise la représentation et s’en contentent, salivant sous les compliments tintinabulant des consommateurs pavloviens du seul plaisir rétinien. Plutôt, et de fait, il nous conduit à poser des questions, notamment celle-ci : Comment peint-on, et, surtout : Comment construit-on un tableau qui, inévitablement va, lui aussi, devenir une image ?

Léon Mychkine

 

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