ART-ICLE.FR, the website of Léon Mychkine (Doppelgänger), writer, Doctor of Philosophy, independent researcher, art critic and theorist, member of the International Association of Art Critics (AICA-France).

Emmanuel Moralès/Léon Mychkine, entretien illustré

 

Ce qui intéresse Moralès, c’est surtout la modélisation du logiciel, les “glitches”, et, surtout, l’intervention de la main. Autrement dit, il ne pioche pas directement et simplement dans l’image satellitaire, car, pour des raisons techniques, les spécialistes de Google Earth on recourt à plusieurs sources « images satellites, survol d’aéronefs munis de cinq appareils photos, modélisation 3D, comme tu ferais un cube avec du papier. Donc c’est à la fois un travail de géométrisation du monde et de capture d’image. Alors tout n’est pas modélisé, ça concerne principalement l’hémisphère nord, certains endroits montagneux, des sites touristiques. LM : Alors par exemple, pour un spectateur lambda, comment expliquer la différence entre “Antarctique 1” et “Antarctique 2” ? EM : “Antarctique 1”, on est vraiment sur une image satellite, avec une légère perspective, et tu comprends qu’il s’agit d’un collage d’image, le satellite est passé plusieurs fois, et donc il y a eu collage. Dans “Antarctique 1, la vue est beaucoup plus proche d’une vue de paysage classique, près du sol, et on a quand même cette notion de collage. LM : Donc si je comprends bien, “Antarctique I”, c’est au départ une vraie photo. EM : C’est une vraie capture d’écran. C’est plusieurs captures satellites sur un instant donné, il suffit de changer l’angle, etc. 

Emmanuel Moralès ,“Le Grand Tour, (Antarctique 1)”, 2020, acrylique sur toile, 50 x 65 cm
Emmanuel Moralès ,“Le Grand Tour, (Antarctique 1)” [Détail]
Emmanuel Moralès, Le Grand Tour, (Antarctique 2), 2020, 50 x 65 cm, acrylique sur toile
Emmanuel Moralès, “Le Grand Tour, (Antarctique 2)” [Détail]
Emmanuel Moralès, “Le Grand Tour, (Antarctique 2)” [Détail]

LM : Donc, si je comprends bien, “Antarctique 1”, c’est plusieurs temporalités dans une seule image. EM: Exactement. Mais même dans le “2”. Il y a un cliché qui est particulièrement troublant pour moi, c’est “Groenland”, où on a l’impression qu’on a déployé une carte sur le territoire. Parce que c’est pas la même saison.

Emmanuel Moralès, “Le Grand Tour, (Groenland)”, 2020, acrylique sur toile, 50 x 65 cm
Emmanuel Moralès, “Le Grand Tour, (Groenland)” [Détail]

LM : Jusque là, nous parlons d’images, enfin, de peintures in fine, que l’on peut appréhender assez aisément ; mais si par exemple je prends ton tableau “Rostock”, on a du mal à interpréter ce que l’on voit. EM : Pour te répondre, il faut contextualiser. Quand j’ai fait la Série “Wilderness”, rien n’était localisé, et après je me suis demandé comment je pourrais un peu plus localiser, vers quel endroit aller ? Et je me suis dit : “Le sujet de mon travail, c’est la peinture. Donc je vais aller dans des sites qui sont déjà inscrits dans l’histoire de la peinture, et je vais peindre des endroits qui ont déjà été traités par les peintres ; et je vais y aller sans me déplacer. Autant dire que pendant la crise sanitaire ça a pris encore plus de sens. Donc j’ai cherché et trouvé des endroits où avait travaillé Constable, Brunelleschi, Hopper, etc. Mais je n’avais pas assez d’images, donc j’ai ensuite cherché en termes de gammes chromatiques, et donc par exemple Rostock, il y avait de la végétation qui avait été prise peut-être en automne, dans une palette de couleurs différentes du vert-jaune que tu peux trouver habituellement. Et j’ai fait une capture d’écran dans une forêt, à Rostock, et au premier plan il y a des formes géométriques parce qu’on est complètement immergé dans le massif forestier, ce qui fait que les lignes qui apparaissent sont les arrêtes des volumes à l’intérieur desquelles tu te trouves, et je me suis arrangé pour avoir une trouée qui débouche sur une clairière, avec au loin le paysage forestier.

Emmanuel Moralès, “Le Grand Tour, (Rostock)”, 2021, acrylique sur toile, 50 x 65 cm

LM : Donc “Rostock” c’est une forêt ? EM : C’est une forêt, et quand tu regardes vers le bas, à droite, tu retournes à l’univers. Donc toute l’image est un mix entre satellite et survol d’avion. LM : Donc toutes ces images, tu les as recopiées. EM : Oui, mais au départ le matériau est très brut, tellement complexe qu’il faut tout débrouiller, et qu’un autre peintre les aurait recopié sûrement d’une autre façon. Dans “Rostock”, il y a trois espaces différents. Il y a l’espace dans lequel on se trouve, c’est le côté immersion, c’est quelque chose de très proche que tu peux avoir dans les jeux vidéo ; les jeunes générations, quand elles voient les tableaux, ça leur parle tout de suite. Il y a un premier plan qui est très abstrait. Il y a un second plan, avec clairière et forêt, qui est un peu plus figuratif, et un troisième plan dans une trouée complètement à droite où on voit des arbres encore plus loin, et ça c’est assez propre à ces images, c’est-à-dire que plus tu es loin, plus c’est réaliste, et plus c’est proche et plus c’est géométrique et abstrait. Donc il y a une inversion de perspective au sens classique, où c’est généralement plus brossé au fond et plus détaillé au premier plan. LM : Mais par exemple, si on prend “Californie”, le spectateur qui ne connaît rien à Google Earth, ou qui ne l’a jamais utilisé, pour comprendre comment ça fonctionne, comment en fait l’image se construit en fait en direct, en fait, il se dit “Qu’est-ce que c’est que cette bande jaune qui passe dans le ciel ? Qu’est-ce que c’est que ce triangle rouge ? Qu’est-ce que c’est ? EM : Ce sont des arrêtes de volumes. La partie rose-orangé, ça doit être des toits en tuile. La bande jaune, est-ce que c’est un bout de charpente ? un contour de maison ? Elle est jaune parce qu’il y a peut-être un peu de verdure à cet endroit. […]

Emmanuel Moralès, “Le Grand Tour (Californie)”, 2021, acrylique sur toile, 50 x 65 cm

Et il faut que ce soit clair, on ne peut pas parler de photographie, c’est vraiment un mélange entre la géométrie et une texture  photographique qui est plaquée dessus. Dans la série, le plus grand format pour l’instant c’est “Florence”, parce que je trouvais ça important qu’il y soit intégré, une façon de retourner vers l’histoire de l’art ; c’est le dôme de Florence, et Brunelleschi s’est mis à cet endroit pour expliquer que c’est depuis cet endroit qu’il avait conceptualisé la perspective. Tu connais l’expérience avec une planche et un miroir ?

Légende. Brunelleschi dessine sur une planche le Baptistère florentin. Il perce un trou au milieu. Il retourne la planche, lui opposant un miroir. Les rayons lumineux lui confirment, à force de patience, la bonne proportion de l’espace et des volumes qu’il a dessiné. 

 

Emmanuel Moralès, “Le Grand Tour, (Florence, d’après une vue de Brunelleschi)”, 2020, acrylique sur toile, 81 x 116 cm

EM : Avant Brunelleschi, on était sur une perspective plus ou moins empirique, et lui a trouvé mathématiquement comment représenter ça. Il a dessiné sur une tablette en bois trouée, et utilisé un miroir dans lequel il a le reflet du Baptistère et de son dessin, ce qui lui permet de bien calculer les points de fuite. Donc il est sur les marches du Duomo et je me suis placé à peu près au même endroit, mais légèrement à l’intérieur, et les lignes ce sont les lignes de construction du volume, et devant on a le Baptistère avec la place. LM : Mais ces lignes, à quoi servent-elles ? EM : Elles indiquent que tu te trouves à l’intérieur de la cathédrale [i.e., Cathédrale Santa Maria del Fiore]. Et le sol noir c’est l’image [Google] qui s’arrête là, c’est le vide intersidéral, comme dans l’image de “Californie” en bas à gauche ↑↑, ou encore en bas à droite de Rostock ↑↑↑.

 

Emmanuel Moralès, “Le Grand Tour, (Florence, d’après une vue de Brunelleschi)” [Détail]
Emmanuel Moralès, “Le Grand Tour, (Florence, d’après une vue de Brunelleschi)” [Détail]

à suivre…

 

Léon Mychkine

 

 

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