Entretien avec Catherine Geoffray

 
Léon Mychkine : je voulais commencer par les peintures récentes, que je trouve étonnantes. Alors, justement, peux-tu me parler de ta peinture ?

Catherine Geoffray : Oui. Je vais refaire un historique, pour expliquer pourquoi je me suis mise à peindre comme ça. En fait, au départ, je n’ai fait que peindre pendant 25 ans,  d’après les photos que je faisais avec mon téléphone. C’étaient des photos de tous les jours, pour ainsi dire. Chaque fois que je commençais une peinture, j’étais dans un projet défini, et je savais à peu près le résultat auquel j’arriverais, c’était un processus assez prédéterminé. Et puis, parallèlement, comme je trouvais ce processus un peu contraignant et étouffant, pendant ces années, j’avais toujours des moments où je me laissais aller sur la toile, dans l’improvisation du geste, sans me poser la question du sujet ; j’avais toujours cette pratique un peu marginale, que j’aimais bien faire mais dont je ne voyais pas comment lui donner un sens par rapport à ce que je faisais habituellement, donc ça restait à la marge. Et puis, il y a une dizaine d’années, à l’occasion d’une crise existentielle, j’ai commencé à écrire mes rêves et je me suis rendu compte que c’était une source de créativité. Je me suis mise à les dessiner et j’ai développé une sorte de style un peu naïf, mais très précis. Et le fait de ne pas pouvoir maîtriser ses rêves, de ne pas savoir ce dont tu vas rêver la nuit, m’a renvoyée à cette pratique marginale de la peinture dont je parlais  : ne pas maîtriser, ne pas savoir à l’avance où tu vas, se laisser surprendre par ce que tu peins, par ce que tu fais. Et j’ai tout à coup plus eu du tout envie de peindre comme je peignais jusqu’à présent ; c’est-à-dire d’après photos, en peignant à l’huile, avec pas mal de technique, de façon même un peu richterienne parfois. J’étais vraiment là-dedans. Et tout à coup, j’avais trouvé quelque chose qui était infiniment plus vivant, pour moi, en tout cas, et plus libre. Et cette technique s’est développée petit à petit sur trois axes : le premier ce sont les rêves et l’écriture avec le dessin qui illustre le rêve, dans un processus un peu déterminé sauf que le rêve je ne le maîtrise pas. Le deuxième axe, c’était la terre. Là, ce qui m’intéressait, c’était de prendre un matériau que je ne connaissais pas et dont je ne maîtrisais rien du tout, avec toujours cette idée de ne pas être dans la maîtrise technique et de laisser faire. Et j’ai commencé cette série qui comprend maintenant près de 500 porcelaines qui sont devenues comme les maillons d’une chaîne d’évolution, peut-être révélatrice de cette crise que je traversais. Et pendant 3-4 ans, je n’ai plus du tout peint. Et puis j’ai repris mes pinceaux, en gardant cette idée de ne pas savoir où je vais, ni ce que je vais faire, jusqu’au moment où, tout à coup, j’ai le sentiment qu’il se passe quelque chose, que “ça me parle”. L’abstraction pour l’abstraction, je crois que ça ne m’intéresse pas tant que cela, même si on peut considérer que mes petites peintures sont abstraites aussi, mais il y a une forme qui surgit.

LM : Oui, une ambiguïté

CG: Voilà ! Il y a une ambiguïté et j’aime bien cette ambiguïté.

LM : C’est ce qui me plaît beaucoup dans ton travail, quand on regarde une huile sur papier, par exemple l’image mise ligne [sur Facebook et Instagram] le 04 05, datée 29/04/20, effectivement, on peut juste se dire, « ah oui !, c’est de l’abstrait. » Mais non. Il y a quel que chose de plus — je ne dis pas que l’abstrait c’est “moins”, évidemment —, qui m’interroge, qui nous interroge, qui m’intrigue, et c’est ça qui m’intéresse, dans ton travail. Tu réussis à allier, on pourrait dire, une manière abstraite de peindre, mais tu y injectes quelque chose d’inquiétant, d’un peu bizarre, dans le bon sens du terme ; on est un peu dans le questionnement.

CG : Oui, et c’est ce qui m’intéresse, justement, quelque chose se passe, je reconnais quelque chose, mais je ne pourrais pas le nommer. Et on retrouve cela aussi dans mes céramiques. En discutant avec les gens, ça les renvoie beaucoup à quelque chose qu’ils connaissent, mais qui les inquiète parce qu’ils ne peuvent pas le nommer, donc je crois que c’est quelque chose qui est à l’œuvre dans ce travail que je fais depuis dix ans. On reconnaît quelque chose de soi, on ne sait même pas d’ailleurs si c’est de soi, mais on ne peut pas le nommer. Et ça inquiète, ça intrigue, il y en a même qui partent en courant, j’ai découvert qu’il y a des gens qui sont très éloignés de cela, et que ça terrifie.

LM : Ça ne me surprend pas. Il y a quelque chose aussi d’organique dans ton travail.

CG : Oui, tout à fait. Mais c’est un organique que l’on ne peut pas nommer non plus.

LM : Voilà !

CG : On ne sait pas trop si c’est un organique végétal, animal, humain.

LM : J’aime beaucoup ça, que tu ne puisses pas le nommer ; ça me plaît beaucoup, parce qu’on a souvent tendance, et moi un des premiers, à vouloir nommer les choses, c’est normal quand tu écris, tu cherches à décrypter les choses qui ne sont pas des mots. Par définition, une peinture, ce ne sont pas des mots ; et ça renvoie à la spécificité du travail du peintre, du plasticien, qui est de nous envoyer dans une autre “dimension”, autre que lexicale, et c’est très bien de le dire et de l’assumer. J’aime beaucoup ça, et de l’assumer et de le montrer, c’est très fort. Enfin, c’est très fort, et c’est logique.

CG : En tout cas, je suis contente que tu ressentes ça, parce que c’est vraiment ça que j’ai envie d’exprimer, en fait, c’est ça, ce non-exprimable, justement.

LM : Eh bien ! c’est réussi ! [Nous rions]

LM : C’est toujours agréable de rencontrer un travail qui “parle”, mais qui “parle” sans dire de mots, qui parle autrement, et tu fais partie de ces gens-là, je pense qu’il n’y a pas de doute là-dessus.

CG : Oui, et puis, en même temps, ce que j’aime bien, même en ayant travaillé pendant des années cette peinture figurative, j’ai acquis des gestes de peinture, et je n’arrête pas en fait de les mélanger. Je suis très sensible à la gestuelle et à la sensualité aussi de la peinture. Depuis 10 ans, j’ai l’impression d’avoir ouvert “tout un truc” que je n’imaginais pas, c’est sans fin. Et je pense qu’il y a quelque chose à l’œuvre en dessous, qui fait que tout ça [i.e, rêves retranscrits, céramiques, peintures] est relié, dans une forme de cohérence, entre l’exploration de ce qu’on a en soi, et ce qu’on ignore et pour lequel on n’a pas forcément de mots ; j’ai des mots pour les rêves, parce que ce sont les rêves qui me les donnent, mais je n’ai pas de mots pour le reste ; tout ce qui se passe à l’intérieur de soi, cette espèce de magma, à la fois d’inconscient et d’organique, cette matière dont on est fait, je trouve que, finalement, c’est un sujet d’études sans fin.

LM : Ah oui oui !

CG : qui m’excite pas mal, à vrai dire. [Nous rions]

LM : C’est excitant, c’est sûr. Et alors, si on passe à la céramique, tu as l’air hyper-productive ?

CG : Il y a une époque, j’en faisais une par jour. Mais je travaille pas séries, souvent. J’ouvre un sillon et je le creuse. La différence, c’est que j’en ouvre plusieurs. Je parie, enfin, j’aime bien penser ça, que tous ces sillons ouverts parlent de la même chose mais pas du même endroit. C’est ça qui fait que ça m’intéresse. Et ce que j’aime bien avec la terre, c’est que ça passe d’abord par les mains. Davantage que le pinceau. Parce que le pinceau, c’est toujours relié, pour moi, d’une manière ou d’une autre, à quelque chose de mental ; d’abord parce que, quand tu fais une peinture, tu inventes une troisième dimension, donc c’est mental ; alors que quand tu travailles la terre, ça existe déjà en soi, les dimensions sont bien réelles. J’aime bien cette idée que la main court-circuiterait peut-être un peu le cerveau, et t’emmènerait vers des formes où la contrainte viendrait de la matière.

[Je rappelle à Catherine Geoffray que, suite à mes épisodes sur la l’artiste-femme, elle m’a écrit pour me dire qu’elle avait des choses à dire à ce sujet. J’en profite donc ici pour lui demander si elle veut bien en dire davantage]

CG : C’est par rapport à l’article sur Julie Navarro, et où elle parle de cette histoire de “sentir”, ce qui se passe au plus profond de soi quand on est en train de créer quelque chose ; il suffit d’être ouvert justement à ces flux, et ça c’est quelque chose que je ressens assez, et à quoi j’essaie de me relier ; en tout cas quand je fais des peintures ou des sculptures. C’est comme si c’était à la fois quelque chose du geste qui opère, mais en fait, ce geste, j’ai la croyance qu’il part de quelque chose qui est soit complètement inscrit en soi, soit qui vient d’ailleurs et qui te traverses. Toi, tu es le réceptacle et tu recraches ça. Bref, c’est cette idée d’être ouvert, tout simplement.

[Après, Catherine me fait remarquer que cette différence que je vois entre certaines femmes-artistes et les hommes-artistes est autant présente chez les femmes et les hommes tout-court. Certes. Je rappelle alors, que, de toutes façons, d’un point de vue philosophique, l’autre, c’est quelque chose de différent, fondamentalement. À un moment de la conversation, Catherine admet ceci]

CG : Je peux me rendre compte que mon travail a quelque chose de féminin, c’est possible, cette façon de travailler l’organique

LM : Pour moi c’est sûr

CG : sensuelle, voilà ! Ça c’est féminin.

LM : Tu le dis !

CG : Oui, c’est vrai.

LM : Tu vois ? Je ne t’ai pas forcée… [Nous rions]

CG : Peut-être d’ailleurs que cette mue, qu’il y a eu en moi, il y a 10 ans, m’a fait basculer dans quelque chose de beaucoup plus féminin, que le travail de peinture que j’avais précédemment. Encore que, je crois qu’il y a toujours eu une forme de sensualité dans mon travail, c’est ce que j’aime dans la peinture à l’huile et même quand je peignais une image prédéfinie.

LM : Eh bien ! tu vois ! Je ne t’aurai pas forcée à le dire, et tu l’as dit ! [Nous rions]

[Après une petite co-digression sur ce que l’on dit et voit et entend du genre

CG : Mais c’est vrai aussi que ça m’énerve que l’on veuille, en ce moment, mettre d’un côté les artistes femmes et, de l’autre, les artistes hommes. Il y a un truc autour du genre, en ce moment, qui est tellement exacerbé.

LM : Ah oui ! Mais ça, ça m’agace aussi. Je n’affirme pas qu’il y a une différence artistique fondamentale entre les hommes et les femmes, cependant, dans les spécificités propres à chacun, on peut trouver du masculin et ou du féminin. Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas aussi le dire.

Entretien téléphonique retranscrit par Léon Mychkine, relu et revu par l’artiste.


Vous pouvez soutenir Article en faisant un don via PayPal