Entretien avec Jérémie Setton. Partie II

Jérémie Setton: D’où cette bande noire, qui est une étrangeté.

Léon Mychkine: Oui, c’est intéressant.

JS: Il y a quelques temps, j’ai fait une expo en Allemagne, avec des dessins au savon d’Alep.

LM: Oui, je les vois.

JS: Des dessins très réalistes, qui sont fait d’après des photos d’archive, là encore.

LM: C’est très étonnant ça aussi.

JS: J’étais en résidence dans un Centre social d’accueil de migrants, comme on n’en fait pas en France, d’ailleurs, c’était vraiment passionnant, et ça m’a permis de me replonger dans mon histoire migratoire personnelle, qui est chargée. Et c’était le début de la guerre à Alep, et je suis retombée sur un carton de photos, que j’avais sauvé de la benne, au moment de la mort de ma grand-mère ; mon père est né en Égypte, et j’ai découvert que mon arrière grand-père était né en Syrie. Et je me suis retrouvé en pleine guerre d’Alep avec des photos des années 30-40, plus géniales les unes que les autres. Et j’ai voulu absolument faire quelque chose avec ça, puisque le contexte s’y prêtait.

Jérémie Setton, “Le départ de 1957”, encre de Chine sur papier collé sur panneau de bois, 2016

Et il y avait deux idées au départ. D’abord, pourquoi le savon d’Alep ? Je voulais faire quelque chose avec cet ambassadeur d’Alep qu’était le savon. Je ne connais rien de la Syrie, à part les images sordides dans les media, et je me suis dit que j’allais prendre ce matériau et voir ce que je pouvais faire avec ça. Et j’ai commencé à dessiner avec de l’eau savonneuse. Parce que ce qui m’amusait c’est que lorsque l’eau s’évapore, l’image fait de même.

LM: Encore l’absence

JS: Hé oui, on n’en sort pas. Donc si on peint avec de l’eau, il ne reste rien, mais si on peint à l’eau savonneuse, il reste du gras sur le support. Il reste une petite tache, très pâle. Et c’est cette tâche très pâle qui fait le résidu de l’image.

LM: Ça doit être très fragile, non ?

JS: Au début, non, mais après des années, c’est moins pérenne que ce que j’espérais. Mais je suis en train de faire une deuxième génération, qui va être exposée au Centre d’art de Bourg-en-Bresse. Et les quelques photos que j’ai choisies, ce ne sont que des photos de frontière. Vous regarderez. Il y a un homme sur une barrière, c’est mon grand-père, il y a des gens qui  marchent dans la montagne, etc.

Jérémie Setton, “Mabrouk, Egypte dans les années 1930”, eau et savon d‘Alep sur bois, 100 x 95 cm, 2017

Ce que je voulais, c’était mettre en parallèle, c’est renvoyer ces images-frontières qui évoquaient les images sordides des media, et de les transposer dans la réalité de ces migrants, qui venaient de Syrie pour aller en France. Il y avait une espèce d’antagonisme entre l’image médiatique et ces images que je découvrais dans les cartons, qui étaient d’une grande beauté et d’une grande simplicité. Donc j’ai dessiné, à l’eau savonneuse, au savon d’Alep, et c’est très réaliste, je dessine d’après photos, mais avec plusieurs passages, de manière à ce que ma tache résiduelle du gras du savon fonce de plus en plus pour contraster les ombres, afin de faire une image réaliste et forte. Et au bout du compte, le résidu de l’image est encore là, c’est rare que je fasse de belles images bien propres, à l’huile qui tient bien, au premier degré ; et je vais y revenir, sur d’autres projets. […] Il y a une pièce dont je peux vous parler, qui est titrée “Temps humide”, qui a été montrée à l’Espace de l’Art Concret, par exemple. C’est une vidéo qui dure onze minutes, et en apparence, c’est une sorte de nuage, gris bleuté, qui rentre par la droite et qui progressivement colonise tout le champ de l’image. C’est une vidéo très contemplative. Donc on a l’impression d’être face à un paysage, sauf que, la réalité physique de cette captation vidéo, c’est que ça n’a rien à voir avec un ciel, j’ai capturé le séchage d’une peinture. J’ai fait un monochrome gris-bleuté, d’un mètre de côté, et je l’ai filmé en train de sécher, et en séchant la peinture foncée mouillée perd un ton et devient claire. Sauf que pour filmer ce déplacement, j’ai mis un ventilateur, hors-champ, qui fait que le séchage se fait de la droite vers la gauche ; il ne se fait pas n’importe comment. Et donc cela produit une sensation de déplacement, de travelling. J’aime bien l’idée que la grammaire de la peinture vienne côtoyer la grammaire du cinéma. Donc ce temps humide, ce temps qui passe, il est un peu au cœur finalement de tout ce qui se passe dans mes autres boulots ; c’est une pure abstraction, qu’on interprète comme une image, qui est à la fois très réaliste et à la fois ça questionne les grammaires de la peinture ; enfin je reviens souvent aux enjeux et à l’ histoire de la peinture, c’est quelque chose qui est très présent.

LM: Et ça finit sur un monochrome.

JS: Ça commence par un monochrome et ça finit sur un monochrome. Le premier est foncé et le dernier est clair. Et ce que j’aime bien c’est l’on peut passer onze minutes à croire que l’on regarde un ciel nuageux alors qu’on regarde de la peinture qui sèche. Sachant que la peinture qui sèche c’est un total non sujet. Là où le contraste était une contrainte dans les “Bifaces” la peinture qui sèche dans “Temps humide” devient le sujet. Et ça c’est quelque chose qui revient beaucoup dans mon travail, c’est-à-dire comment utiliser une chose qui était là sans être au cœur du projet pour finalement en faire le cœur. Mes pièces se répondent beaucoup les unes après les autres, parce qu’elles s’enchaînent en fait ; elles ne viennent pas de nulle-part à chaque fois.

LM: Bien. Il y a toute une construction chez vous qui est impressionnante, de rigueur et de logique.

JS: Eh bien oui, j’essaye ; en tout cas je m’amuse bien.

Un entretien avec l’artiste Jérémie Setton (Partie 1)

 

Léon Mychkine

écrivain, Docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA France

 

 

 

 


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