Un entretien avec l’artiste Jérémie Setton (Partie 1)

Léon Mychkine : J’aimerais que vous me parliez de votre travail, car quand on regarde ce que vous faites, c’est très diversifié, non ?

Jérémie Setton : Oui, on peut le dire comme ça. Après, ça dépend de ce que vous avez regardez ; il y a quand même pas mal de lignes que j’essaie de poursuivre.

LM: Alors, justement, lesquelles ? Parce que c’est vrai que j’ai tout regardé.

JS: Je ne sais pas trop par quoi commencer, mais il y a un boulot qui est assez emblématique de mon travail, c’est l’installation le “Bureau”.

LM: Oui, la pièce tout en rouge.

JS: Oui, la pièce rouge dans laquelle j’ai effacé les ombres.

LM: Ah oui, c’est intéressant ça. Mais alors comment avez-vous procédé ?

JS: Donc si vous avez visionné la vidéo (ici), on peut voir une personne en train de déambuler dans l’espace, et au fur et à mesure de son passage elle découvre des ombres manquantes qui apparaissent en lumière dans sa propre ombre.

 

Jérémie Setton, “Le Bureau”, 2010, Exposition “Si Didon rêvait là-haut, Théo la verrait donc d’ici”, Association Chateau de Servières, Marseille, acrylique et pastel sur mur et moquette, objets, ampoule halogène 305/800/400 cm

 

Jérémie Setton, “Le Bureau” [Détail], 2010, Exposition “Si Didon rêvait là-haut, Théo la verrait donc d’ici”, Association Chateau de Servières, Marseille, acrylique et pastel sur mur et moquette, objets, ampoule halogène 305/800/400 cm

 

Jérémie Setton, “Le Bureau” [Détail], 2010, Exposition “Si Didon rêvait là-haut, Théo la verrait donc d’ici”, Association Château de Servières, Marseille, acrylique et pastel sur mur et moquette, objets, ampoule halogène 305/800/400 cm

LM: Oui. C’est presque de la magie.

JS: Oui, si on veut, moi j’aime à dire que c’est de la peinture plutôt que de la magie, mais il y a un lien entre l’image et la magie, et c’est un anagramme ; mais c’est surtout une pièce qui m’a permis de faire une transition entre l’époque où je faisais plutôt des tableaux, au sens classique du terme, et avec cette installation-là, qui avait été initiée par deux autres plus petites qui ne sont pas sur le site parce qu’elles sont moins abouties, j’avais l’idée suivante : “Comment on pourrait faire en sorte de rentrer dans le tableau ?” C’était un peu mon phantasme initial. Qu’est-ce que cela voudrait dire que de rentrer dans le tableau ? J’ai fait un Mémoire de fin d’études sur Le portrait de Dorian Gray, et je m’intéressais à la question de l’art et la vie, et à partir de quel moment le réel devient art, où l’épaisseur du monde devient tableau. Tout ça est un peu au cœur de comment j’ai commencé. Et pour “le Bureau”, j’ai mis une ampoule au milieu, j’ai effacé toutes les ombres produites par l’ampoule. Les ombres étaient très fortes et très marquées. C’était une sorte de salle de réunion, mais sans les gens. La question de l’image et de l’absence revient souvent aussi dans mon travail. Il y a quelque chose qui a à voir avec la perte de la représentation, de quelque chose d’un peu profond, ou de tragique, que j’essaie de détourner avec quelque chose d’un peu souriant, et cette partie d’humour que vous avez détecté dans mon travail et qui pour moi est importante, qui n’est pas avancée de manière frontale, elle se glisse quand je le peux.

LM: Oui, bien sûr.

JS: Et “rentrer dans le tableau”, qu’est-ce que cela voulait dire ? Je me suis posé la question, du genre “Quelle sensation on aurait si on était dans le tableau ?”, et puis il y avait surtout cette histoire d’être le plan, dans l’épaisseur, dans le volume. Et donc un des traits-d’union qui m’a semblé indispensable à aborder pour avoir une emprise sur ce réel, c’était l’ombre portée, parce qu’elle est à la fois la condition du réel ; quand il n’y a pas d’ombre, eh bien ce n’est pas le réel, et à la fois elle est déjà du côté de la peinture. Et donc, effacer les ombres, ça enlève la profondeur du réel, puisqu’il n’y a plus de mise a distance entre l’objet et son arrière-plan, d’une certaine manière. Van Gogh écrit, dans ses lettres à Théo : « J’ai effacé toutes les ombres de ma chambre » ; c’est ce qui crée la découpe, on retourne vers le plan de l’image, la Modernité. Le rapport à l’ombre, il est très fort, même dans la littérature. Les fantômes n’ont pas d’ombre, les vampires n’ont pas de reflet. Toutes ces images premières que sont l’ombre et le reflet sont des conditions d’existence. Et il y a aussi toute une littérature de l’ombre qui m’intéresse, comme par exemple l’histoire de Peter Schlemihl [i.e., L’Étrange Histoire de Peter Schlemihl ou l’homme qui a vendu son ombre, 1813, d’Aldebert Von Chamiso], qui a vendu son ombre au diable, et il explique comment on ne peut pas vivre sans ombre. Et pour répondre à votre question “Comment j’ai procédé”, eh bien j’ai mis une ampoule de 1000 Watts au plafond qui a produit des ombres très fortes, et ensuite j’ai utilisé toute mon expérience des années précédentes du tableau, pour faire l’inverse de ce que je faisais d’habitude : au lieu de fabriquer des couleurs d’ombre sur ma palette pour les mettre sur ma toile pour donner des sensations de volume, eh bien j’ai cherché des couleurs, que j’ai nommées plus tard “l’anti-couleur”, et ça c’est aussi un trait d’humour ; l’anti-couleur que j’ai définie comme une fois placée dans l’ombre, la rend invisible, parce qu’elle se soustrait à son environnement. Donc c’est une couleur plus claire, et c’est pour cela que je suis parti sur un mur rouge très foncé, et une moquette grise très foncée ; et ensuite j’ai cherché toute une gamme de nuances de rouge clair à appliquer dans les ombres. Donc j’ai peint en fait sur la moquette, en gris clair, sur les murs en rouge clair. Et ça fait une éclipse à l’œil, mais surtout, quand on passe devant, cette éclipse réapparaît, et c’est ton propre corps qui devient révélateur de cette absence ou de cette absence qui est présente. C’est la dualité de la présence et de l’absence qui m’intéresse.

LM: Donc il faut une ombre pour faire réapparaître une autre ombre.

JS: Ton ombre fait office d’éclairage, et tu as la sensation d’être percé par les objets. Ce qui n’existe pas dans la réalité. Puisque dans la réalité, quand on superpose son ombre à une autre ombre, les deux s’additionnent ; elle ne se soustraient pas. Après, ça s’est décliné avec toute la série des “Bifaces”, des modules, qui sont une manière abstraite de rejouer ce gros enjeu de la couleur que j’avais découvert avec l’effacement des ombres, et qui joue un peu avec le minimalisme, avec l’histoire du carré, Malevitch, Albers, etc., mais en retirant la narrativité du héros et de ce genre de contexte, pour ne parler vraiment que de la couleur.

JS: Et j’ai rejoué l’histoire de la disparition des ombres avec la pièce “Tracing faces”, à travers la projection d’une image photographique. C’est une photo de 1934, que j’ai projetée, et là encore effacée, avec du fusain ; j’ai  cherché à dessiner le négatif de l’image dans la projection, ce qui progressivement me faisait effacer la totalité des personnages, et c’était une réponse à cette deuxième photo, à ce deuxième tirage que j’avais trouvé de cette famille de mon grand-père, où en 1937 quelqu’un a fait effacer un des personnages.

LM: Ah oui ?

JS: Et on peut voir les deux images.

LM: Ah oui effectivement !

JS: Il y a le tirage de 34 et celui de 37.

LM: C’est très stalinien comme méthode…

JS: Très stalinien, sauf que là c’était dans un contexte privé. Et quand j’ai découvert ces deux images, j’étais interpellé et fasciné.

LM: C’est incroyable.

JS: Alors c’est extrêmement bien fait, c’est du Photoshop avant l’heure. Et le peintre ou photographe qui a fait ça, a peint, a dessiné un faux buisson, de fausses branches d’arbre, pour se superposer au personnage qu’il fallait enlever. Et après ils ont repris en photo l’image et fait un retirage. Le tirage que j’ai est parfaitement lisse, il n’y a aucune trace de peinture. Donc à partir de là j’ai enquêté, et j’ai cru comprendre que c’est la sœur qui a fait effacer son mari pour avoir son exemplaire de l’image familiale. Mais donc quelqu’un a dessiné, non pas pour faire apparaître mais pour faire disparaître.

Tirage de 1934
Tirage de 1937

Légende (de l’artiste) : Photographies originales. Famille Arditti, Varna (Bulgarie), 1934 (tirages de 1934 et 1937). La découverte de cette photographie retouchée en 1937 a servi de point de départ à l’installation Tracing Faces.

JS: Donc j’ai voulu questionner ce geste, de dessiner pour effacer, au lieu de dessiner pour faire apparaître. Et c’est ce qui initié mon installation, dans laquelle j’ai projeté cette image, et pendant les deux mois de résidence à Neue Arbeit, Essen. J’ai longuement hachuré cette projection, très subtilement dans les valeurs claires, jusqu’à arriver à un gris homogène, en tout point de l’image. Donc je viens de dessiner pour effacer, sauf que, comme dans “Le Bureau”, quand on passe devant l’image [i.e., le faisceau du projecteur] on se trouve à faire réapparaître l’image originelle dans son dos. C’est comme si notre corps, en passant, révélait quelque chose.

Jérémie Setton, “Tracing Faces”, fusain sur papier collé sur bois, vidéoprojecteur, lumière, 2014

 

Jérémie Setton, “Tracing Faces”, fusain sur papier collé sur bois, vidéoprojecteur, lumière, 2014

LM: Vous parlez souvent de « réel » et « réalité ». Vous ne faites pas de distinguo entre les deux ?

JS: Il faudrait que je creuse la question. […] Ceux qui ont vu des choses un peu optiques dans mon travail se trompent, après les “Bifaces”, des choses comme ça, parce que même si on passe par l’œil, évidemment, mes intérêts sont beaucoup plus du côté de l’Histoire de la peinture du réel, donc du Réalisme ; je me sens plus héritier de Courbet, ou de Caravage, que de Soto, et des gens de l’art optique. Je pense que même quand mon travail prend des apparences de citations abstraites, d’œuvres abstraites, mon point de départ c’est quand même l’observateur, le peintre qui observe le monde, le réel, et qui cherche à le représenter d’une façon ou d’une autre.

LM: Et justement, les “Bifaces”, vous alliez en parler et vous êtes parti sur autre chose. C’est très mystérieux les “Bifaces”.

JS: Oui, les bifaces sont arrivés d’abord entre les deux pièces dont je viens de parler. Quand j’ai fini “Le bureau”, j’ai voulu simplifier le dispositif, pour voir comment parler rigoureusement de la couleur. Finalement dans “Le bureau” quand on passait devant une ombre, même s’il y avait un gros travail de couleur, on voyait plutôt la forme des objets apparaître que la couleur propre, que j’avais faite, et donc je voulais retirer les formes, de manière à valoriser vraiment l’enjeu de la couleur. Et les bifaces c’était parfait parce que qu’est-ce que c’est le biface ?, c’est juste le plan du tableau et le mur. Et donc là j’ai voulu prendre le tableau, symboliquement le tableau, c’est-à-dire le plan, l’aplat du tableau, et le rompre en deux. Et ça fait un angle. C’est l’arrête qui fait un angle.

Jérémie Setton, Sans titre (De la série des “Modules Bifaces”), acrylique sur bois, lumière, 2016-2017

 

Jérémie Setton, Sans titre (De la série des “Modules Bifaces”), acrylique sur bois, lumière, 2016-2017

LM: D’accord.

JS: Et cet angle, symboliquement, c’est l’unité première du volume, on prend la feuille, on la plie en deux, et on en fait un angle ; et ça devient le volume le plus rudimentaire qui soit. C’est-à-dire que du plan de la représentation ça passe dans l’épaisseur du monde. Ça vient vers nous dans l’épaisseur du monde. Quand on plie le plan, on pénètre dans l’épaisseur du réel. Et ça m’amusait de faire une espèce de tableau, qui ne soit plus sur un plan mais sur une surface en angle, et surtout cet angle, à partir du moment où on l’éclaire, avec deux faces éclairées de manière hétérogène. C’est très rare de voir un angle qui est éclairé parfaitement pareil sur les deux faces. Alors j’ai posé un grand éclairage latéral, qui donne clairement une grosse différence entre face éclairée et face ombrée, et ensuite je cherche quelle couleur je vais mettre dans la lumière et laquelle je vais mettre dans l’ombre, de manière à ce que les deux s’annulent. Et finalement, c’est là que j’ai commencé à parler d’anti-couleur. La couleur plutôt foncée je la place dans la face lumineuse, et je cherche l’équivalent sur la face dans l’ombre. Et ça prend du temps. Si je veux que les couleurs soient identiques dans mon œil, je ne trouve jamais la réponse tout de suite. Donc je monte mes valeurs, comme dans un tableau classique, jusqu’à ce que, progressivement, mon œil voit les deux couleurs exactement pareilles. Et donc tout ce que j’ai fait a eu pour conséquence d’annuler à 100% le contraste, et donc ça annule aussi la présence du volume [i.e., de loin l’angle, le pli, devient optiquement plat]. L’arrête disparaît. Et en haut du biface il y a cet endroit qui devient un monochrome virtuel. Les classiques peignaient des volumes sur des plans, moi j’ai profité de mes années d’expérience de l’apprentissage de la peinture Classique pour faire exactement la même chose, mais d’une certaine manière à l’envers, c’est-à-dire que là je cherche le bon contraste, mais au lieu de le mettre sur un plan du bon côté, je le mets sur un volume, à l’envers. Et du coup ça s’annule. Mais il y a la même justesse du choix des couleurs, sauf qu’avant je la mettais au service de l’illusion du volume sur le plan, alors que là je la mets au service de l’illusion du plan sur le volume.

LM: Vous parliez de vos tableaux, où sont-ils ?

JS: Les tableaux d’avant [rire].

LM: On ne les voit pas (i.e., sur le site Internet)

JS: Il y en a peu. Il y en a que je montre de temps en temps, il est dans “Le Bureau” d’ailleurs, posé au sol, c’est un tableau d’herbe. Ça pourrait vous intéresser. Sur mon site il est tout en bas.

LM: “Tableau d’herbe”, je l’ai.

Jérémie Setton, “Retraits”, 2007, aquarelle sur panneau mélaminé, 110 x 125 cm [Légende augmentée, prélevée chez l’artiste : « Cette grande aquarelle est issue d’une série d’études qui visait à associer à la trace du pinceau n°1 une sorte “d’unité de la représentation” ; c’est devenu  “le brin d’herbe”. Cette peinture est donc à voir comme une accumulation de traces lisses (chaque empreinte du pinceau aquarellé fait fondre la trace précédente et laisse apparaître la clarté du support). Elle s’impose aussi comme un carré d’herbe au fort réalisme avec l’image en creux d’un corps qui se serait tout juste retiré. L’herbe épaisse entoure l’herbe aplatie. Indice d’un rendez-vous sur l’herbe manqué ou d’un geste mille fois répété.»

JS: Alors ça, c’est un peu comme les “Toroni à la noix”, c’est la même période. Donc Toroni nous amuse avec pinceau n°50 donc moi j’ai pris un pinceau n°1, et je me suis demandé quelle serait l’unité de la représentation, et à force de faire des coups de pinceau, il suffisait de mettre un peu de couleur pour que ça devienne un tas d’herbe.

Jérémie Setton, “Toroni à la noix”, tempera sur papier, 60/72 cm

Et ça m’amusait cette histoire de répéter la trace à l’infini, et d’en faire une figuration là où c’est une pure abstraction dans mon geste, en fait. Sauf qu’au bout d’un moment à force de répéter les traces je me suis dit que j’allais m’amuser à nuancer, parce que je ne peux pas faire des herbes sans penser à Manet, par exemple. Et donc si vous regardez bien le tableau, dans l’herbe il y a un espèce d’empreinte, de creux, et je me suis amusé à la figurer comme si c’était la femme du “Déjeuner sur l’herbe”, qui s’était barrée. Et je me suis dit que cette image était comme un rendez-vous manqué ; je suis arrivé trop tard, après le déjeuner.

LM: Mais il y a un côté hyperréaliste dans cette image.

JS: Pour moi c’est réaliste, c’est autant réaliste que mes “bifaces”.

LM: Cependant il y a la bande gauche qui part dans le noir et blanc. C’est mystérieux ça.

JS: Ah oui, c’est bien que vous le notiez, parce que c’était important pour moi, puisque c’était une prémonition de mes pièces à venir sur la question de l’absence et du manque. Et cette bande noir et blanc elle apparaît presque comme une absence de pigmentation, une absence de chlorophylle. Et je voulais que le spectateur ressente comme physiologiquement qu’il manque quelque chose, et que ce ne soit pas que narratif ou littéral.

LM: Oui, tout à fait.

à suivre…

 

Léon Mychkine

écrivain, Docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA France

 

 

 

 

 


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