Eric Fischl, grand peintre subtil. Ou faire parler la narration

Eric Fischl, “First Days of the War in D Minor”, 2022, acrylic on linen, 78 x 104 inches 264.16 x 198.12 cm

Eric Fischl raconte, dans chaque peinture, je suppose, toujours une histoire. Raconter une histoire, cela veut dire qu’il se passe  toujours quelque chose dans la toile. Raconter une histoire, cela a toujours constitué l’un des principaux arcs-boutants de la peinture. Et que permettait cet arc-boutant ? Un cadre. À l’inverse, l’essor de l’art moderne a permis à certains de s’affranchir de cet élément architectural, en comptant par exemple sur la seule force de la disposition des  couleurs, des tons, des contrastes et/ou oppositions ; voire même, sur la seule et unique “puissance” prêtée à la bichromie ou au monochrome — rappelons pour exemple que la pensée qui conduit Malévitch au “Carré noir” est totalement mystique, et que c’est depuis cette mystique seule de la “puissance” prêtée, worshipée, à la couleur, que doit tenir le tableau. Autrement dit, il faut connaître et, surtout, “croire” en la théorie mystique de la couleur chez Malévitch pour comprendre ce qu’il peint — ce qui n’est pas une mince affaire —, sinon, on passe totalement à côté de l’intentionné, cependant que d‘autres ont continué à raconter des histoires (et même les peintres postmodernes). Et parmi eux nous pouvons rencontrer Fischl. “Premiers jours de la la guerre en Ré mineur”, nous dit la légende. Bien.   L’image correspond, semble-t-il, à ce qui est indiqué. Quoique. Que signifie exactement l’énoncé ? Il est assez improbable qu’une guerre soit déclarée et nommée officiellement “en Ré mineur”, c’est absurde. Bien évidemment. Cependant, une femme est en train de jouer du violon, faisant face à un cadavre sous une voiture. C’est pour le moins étrange. À moins qu’il ne s’agisse de célébrer la mort d’un homme haï, dont on est bien content qu’il soit mort ? C’est encore improbable. Ça ne fait guère sens. Mais, on le voit, cela provoque des questions. Et c’est déjà un début. Car il existe de bien nombreuses peintures qui n’ouvrent à aucune question ; c’est “là”, et puis c’est tout. À charge alors pour elle de “dire” dans l’absence d’arc-boutant narratif. C’est risqué, mais ça peut marcher. (Quand on entend « c’est beau !», généralement, cela suffit ; bien faible petit miracle performatif de l’indigence, ou paresse intellectuelle ?, on ne le saura jamais ; bref). Chez Fischl, ici, on remarque d’autres choses. Par exemple : Notez l’espèce de surcadre dans le bas du tableau et sur le côté droit.     

Je ne sais pas si l’expression surcadre est appropriée, il suffirait de parler de surcouche, mais, justement, si l’expression “surcadre” me vient aussi, c’est parce que j’y vois là une incitation à se repousser du cadre de la toile, les bords naturels où se termine la narration. Ainsi, ce surcadrage a comme pour effet de ramener sur la scène, mais, par là-même, injecte une autre impression, celle du montage fictif. S’agit-il d’un décor, dont, finalement, ne serait seule réelle — dans la fiction —, que la violoniste ? En effet, le surcadre cesse juste à la frontière de son corps… N’est-ce pas questionnant ? Pourquoi ne se propage-t-il pas au delà (et donc à gauche du corps) ? 

Mais si mon hypothèse est tenable, alors ce que j’appelle le surcadre, c’est le décor même finalement de la scène principale avec, pour première spectatrice performative, la violoniste. Si tel est le cas, alors nous avons un redoublement de fiction dans la fiction (nous croyons que la violoniste regarde une image dont elle ne fait pas partie). On notera aussi ce que j’appellerais l’indistinction desnatures”, ou des “textures”. Il suffit pour cela de comparer la manière de dépicter la voiture par rapport au cadavre ; c’est identique :

des coups de brosse pour l’une comme pour l’autre. N’est-ce pas étonnant ? Qu’est-ce que cela signifie, si cela est signifiant ? Je ne sais pas. Est-ce la leçon de Léger, pour qui, objet ou humains, tout doit être traité de la même sorte ? On notera aussi que Fischl connaît son affaire en matière de cadavre, car la livor mortis indique qu’il y a un certain temps (plusieurs heures) que l’homme mort est couché dans cette position (rougeurs en bas du corps, du ventre jusqu’à l’avant-bras). Bien ! assez charcuté, passons à une autre image :

Eric Fischl, “My Old Neighborhood: Red Balloon”, 2021, acrylic on linen 68 x 96 in

Fischl est un metteur en scène ; il se passe toujours quelque chose dans ses tableaux, dessins, etc.; ce n’est pas statique, contemplatif, figé. Bien sûr, il est toujours aussi question de peinture, quand il s’agit de peinture, bien entendu. Alors, qué pasa ¿ Bon, je trouve souvent que décrire ce que l’on voit, au sens littéral — je vois une petite fille, je vois un homme, un chien, etc., —, n’a généralement que très peu d’intérêt, puisque souvent le lecteur est doté d’une paire d’yeux, ce qui est bien pratique. Mais bien entendu, cette tautologie ne pose pas question ; ce qui pose question, c’est Comment on voit ?, c’est-à-dire Comment comprenez-vous ce que vous voyez ? C’est un deuxième niveau de lecture (pas forcément second). Maintenant, quand on regarde plus attentivement, on distingue plusieurs niveaux de lecture. Le premier niveau, je viens de le rappeler brièvement ; il est tautologique : je vois ce qu’il y a à voir (maisons, chien, homme, fille, ballon rouge, etc.). Le deuxième niveau (mais l’ordonnancement est dès lors arbitraire), c’est Que se passe-t-il ? Tout le monde a l’air contrarié, l’homme, la petite fille, et bien sûr le chien, en train d’aboyer rageusement, accroché au grillage. Ce tableau est moins énigmatique que le premier que j’ai choisi, mais est-il pour autant moins questionnant ? Il me semble que cette fois-ci l’aspect fictionnel est inscrit à l’intérieur de la scène. Qu’est-ce à dire ? On l’a dit, chez Fischl, il est question d’action (il se passe quelque chose) et de fiction. Il est bien entendu que toute création est une fiction, mais il y a dives degrés de fiction. N’importe qui reconnaît les trois entités vivantes mentionnées. Mais il me semble que Fischl parvient à traiter au moins trois niveaux fictionnels en même temps. Niveau 1 : la scène proprement dite, déjà décrite brièvement. Niveau 2 : le traitement plastique.

Exemple : 

C’est étonnant, cette façon de dépicter-représenter, non ? Bon, pas tant que cela, ce n’est pas si nouveau. Prenez par exemple ce visage du moine en prière, peint par Édouard Manet en 1865 (tout de même) :

Édouard Manet, “Un Moine en prière” [Détail], c. 1864-65, huile sur toile, 146 x 114 cm, Musée des beaux-arts, Boston

Voyez ces coups de pinceau ou de brosse qui ne font que dépicter, et non pas représenter le visage. Pour rappel : Un portrait peint par Ingres se range davantage sous la représentation que sous la dépiction, on ne voit nul coup de brosse sur ses visages, ni nulle-part sur la peau = réalisme représentationnel.

Exemple :

Jean-Auguste-Dominique Ingres, “Louise de Broglie, Comtesse d’Haussonville” [Détail], 1845, huile sur toile, 131,8 × 92 cm, New York, The Frick Collection.

Allez donc trouver une touche de pinceau ou un coup de brosse… Peine perdue. C’est du “réalisme représentationnel”. Dans le cas du moine de Manet, il s’agit, dirais-je, de “dépiction” (la touche est autant importante — sinon plus —, que le sujet). Fischl, en 2022, dans le traitement de la carnation, s’en rappelle ici et là, mais on pourrait dire que c’est anecdotique, car il est bien qu’il ne saurait être question de rabattre la technique de Fischl sur celle de Manet 1864, ce serait grotesque. Pour preuve, parmi d’autres :

Là, pas moyen d’établir un parallèle ; ce n’est pas du Manet. Notez, j’y insiste, les jambes en détail plus haut n’en sont pas non plus, tout au plus, elles peuvent être évocatoires, mais tout autant d’un Kokoschka, par exemple. Ce n’est pas du Manet dans la construction du corps, dans sa structure, dans sa composition, ni, bien sûr, dans le visage. On pourrait en dire autant du visage du père (supposons que c’est celui de la petite fille).

Le traitement de la carnation, chez Fischl, constituerait donc un Niveau 2 fictionnel. Mais on peut en trouver un autre, et, pour cela, il faut oublier notre obsessive compulsion représentationnelle.

Exemple :

Et là, on se dit : Qu’est-ce que c’est ? La serviette que l’on supposera de bain, les deux personnages revenant de la plage non loin. Donc, c’est un morceau de serviette. C’est peut-être cela le sujet du tableau : la serviette de bain. Considérez la en son ensemble ; c’est quelque chose. Je veux dire par là qu’elle a de la personnalité, cette serviette. Qui l’eût cru, qu’une serviette peinte pouvait avoir de la personnalité ? 

Fischl a une manière bien à lui (tautologie ?) de mettre en scène et, surtout, d’établir une variation dans la dépiction. Pour le dire ainsi : plusieurs peintres pourraient avoir contribué à ce tableau, avec chacun sa manière. Mais ce n’est bien sûr pas le cas, ce n’est qu’un exemple pour souligner la variation technique, variation technique qui n’est pas que technique, mais qui interroge aussi le réel et la narration picturale (quel intérêt sinon ?) ; une variation qui produit une richesse narrative. Et c’est cette variation chez Fischl qui conduit au Niveau 3 fictionnel.

Exemple :

C’est assez admirable. Voyez un peu ce détail, combien il dit sur le rythme de la peinture, sur la valse-non-hésitante du choix des empreintes du réel, soit la manière de l’hypostasier. Car tout cela provient du réel, rien de fantastique ici, rien d’imaginaire, une sorte de scène totalement triviale et parfaitement possible. Mais qu’en fait Fischl ? C’est à vous de voir. On connaît des ces peintures qui représentent une sorte de paysage et, tout à coup, ici et là, ou dans la moitié du tableau, on trouve des objets non-identifiables, comme un cheveu dans la soupe. Autant pour la “touche de bizarre”… Mais Fischl est beaucoup plus subtil. Considérez la manière dont l’artiste conduit le grillage vers le sol, grillage qui disparaît et se termine en coulure ! C’est assez insensé (dans le sens mélioratif du terme). Considérez la végétation épaisse, à la fois bien présente, généreuse, et en même temps, comme dissoute dans une sorte de dripping étiré (avant le goutte-à-goutte il y a bien un écoulement continu). Ensuite, considérez la frontière entre asphalte et jardin ; deux plans superposés sans logique qu’une sorte d’aplats perturbés, raturés, asphalte lui aussi “drippé” par endroits. Il y a un petit monde dans ce détail. Rien d’extravagant à cela, Leibniz a bien écrit que dans chaque monade on pouvait trouver un paysage…! 

66. Par où lon voit quil y a un monde de créatures, de vivants, danimaux, dentéléchies, dâmes dans la moindre partie de la matière.

67. Chaque portion de la matière peut être conçue, comme un jardin plein de plantes, et comme un étang plein de poissons. Mais chaque rameau de la plante, chaque membre de lanimal, chaque goutte de ses humeurs est encore un tel jardin, ou un tel étang. (Leibniz, Monadologie [extrait], 1714, écrit en français).

Nous serions bien tentés de poursuivre la merveilleuse pensée de Leibniz, mais nous devons rester au sujet (ce sera pour une autre fois, vielleicht). Je vais vous dire : Qu’en 2021 l’on puisse encore trouver des moyens inédits de faire parler la peinture, je trouve cela fantastique.

Soudainement je me rends compte que le père est à l’arrêt ; il ne marche pas, tandis que la fille marche encore. Va-t-elle s’arrêter ? Elle semble protester. Elle n’est pas contente de son joli ballon, seyant à sa tenue ?

Ce n’est pas forcément surprenant, mais on notera que Fischl n’en a vraiment rien à faire de l’absolu mimétique : visez-moi un peu ce ballon ; jamais vu un ballon de baudruche aussi lourd ! Bien. Maintenant, juste au dessus, de nouveau des coulures. D’où viennent-elles ? C’est assez mystérieux. En fait, peut-être pas tant que cela ; il s’agit de faire parler la peinture, et la narration. Si la peinture “veut” couler ici, soit !, cela ne remet pas en cause le contexte narratif. Peindre et peindre, deux fois le même verbe pour un résultat qui peut être dédoublé, a minima.

 

Et c’est tout pour aujourd’hui

 

Léon Mychkine

écrivain, critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant

 

 


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