Exposer Rothko, écrire des sottises. Pourquoi Rothko n’est pas un peintre “abstrait”.

Tout le monde écrit que Rothko est devenu un peintre abstrait, à partir de 1946 (on se demande d’ailleurs pourquoi cette date ? Mais il faudra y revenir, dans un prochain article), et tous disent que c’est un maître de l’art abstrait. Le propriétaire de la Fondation Vuitton, le sieur Arnault, écrit, dans le Dossier de Presse :« Quand, dans une peinture abstraite de Rothko, sans aucune référence figurative, telle ou telle couleur nous rappelle une autre de ses œuvres…» Dans le même DP, on lit :« À partir de 1946, Rothko opère un tournant décisif vers l’abstraction dont la première phase est celle des Multiformes… » Mme Pagé, Commissaire de l’exposition :« Les années 1945-1949 voient s’opérer une évolution décisive vers l’abstraction avec des tableaux libérés du chevalet classés comme “Multiformes”.» Le mieux, si l’on peut dire, c’est quand dans ce même DP on trouve des citations de Rothko, dont celle-ci :« Mon art n’est pas abstrait, il vit et respire » (!) Et son propre fils, Christopher Rothko, écrit :« De même, dans les années 1950, alors que ses œuvres devenaient manifestement abstraites, il proclamait qu’il n’était pas un peintre abstrait.» Justement, dites-nous en plus, Monsieur Christopher…            

De deux choses l’une : Ou bien Mark Rothko disait n’importe quoi, c’est-à-dire qu’il ne savait pas même qualifier ses propres œuvres, ou bien on ne tient pas compte de ses écrits et de sa parole (nous allons nous en rendre compte). Bien sûr, quand un tel jugement est asséné par des personnalités, même par le propre fils du peintre alors, n’est-ce pas, on est tenté de se ranger sous ce qui ressemble à des arguments d’autorité. Mais l’autorité, en la matière, qui est-ce ? N’est-ce pas Mark Rothko lui-même ? Si l’on prend au sérieux les paroles et écrits des artistes, et c’est notre cas, alors on ne peut pas faire comme si Rothko n’avait jamais dit cela. Dans “Notes from an interview by William Seitz, January 22, 1952”, on trouve ce dire du peintre : 

« L’art abstrait ne m’a jamais intéressé ; j’ai toujours peint de manière réaliste. Mes peintures actuelles sont réalistes. Lorsque je pensais que les symboles étaient [le meilleur moyen de transmettre le sens], je les utilisais. Quand j’ai pensé que les figures l’étaient, je les ai utilisées.»

La question que l’on peut poser est : Que fait-on de cela ? 

On ne peut pas l’ignorer. Pourtant, il semble que tout le monde passe outre ; des commissaires à la Presse. Florilège inexhaustif : Connaissance des arts : « Dès 1946, l’abstraction succède aux compositions surréalistes chez Rothko.» /// France info:« Et puis tout d’un coup, entre 1946 et 1948, il opère un virage radical vers l’abstraction totale.» /// Télérama :« ce n’est qu’à partir de 1949 que le peintre américain, alors âgé de 46 ans, trouve sa forme abstraite qui variera très peu jusqu’à sa mort…» /// Les Inrocks: « Rothko entame son tournant vers l’abstraction en 1946…» (On a lu le DP) /// France Culture : « … l’exposition consacrée à l’un des maîtres de l’art abstrait […] depuis les œuvres figuratives de ses débuts dans les années 1930 jusqu’à l’abstraction qui définit aujourd’hui son œuvre.» N’en jetez plus ! 

On peut légitimement se demander pourquoi on utilise tantôt une épithète, tantôt un nom, une catégorie, qui ne concerna pas Rothko au premier chef. Une réponse qui vient c’est : “Dire que c’est abstrait, c’est simple, ça parle à tout le monde.” Or “il faut parler à tout le monde. Et puis, dans un but commercial, dire que c’est abstrait, ça va forcément faire venir du monde. Tout le monde aime la peinture abstraite” (sauf Jean Clair). “Mais dire que c’est de la peinture abstraite, c’est contredire Rothko”. “On s’en fiche, il est mort. Et même son fils est d’accord pour dire que c’est de la peinture abstraite. Son fils, quand même!” Oui, bon, c’est son fils, ce n’est pas Markuss Rotkovičs, né en Lettonie, 1903-1970, aka Mark Rothko.  

À rebours, comme souvent, de la doxa, je maintiens qu’il faut prendre à la lettre le propos de Rothko, et faire avec, faire à partir de. Prendre à la letttre ce propos, cette pensée, c’est compliquer l’affaire, cela prend du temps, de la réflexion, affronter des apories ; c’est bien plus compliqué. Mais les artistes ne sont pas nécessairement “là” pour énoncer ni produire des platitudes. En sus, bien entendu, dire que la peinture de Rothko, à partir de 1946 (si tant est que la date fasse sens, et ce n’est pas certain), n’est pas abstraite, peut apparaître comme contre-intuitif. Or l’art est-il affaire d’intuition ? La question alors que l’on peut se poser est Comment regarder un tableau de Rothko sans tomber dans le piège du jugement abstractif, qui finalement ressort à une certaine forme de paresse intellectuelle tout autant que de la zone de confort ?  

Mark Rothko, “Untitled (Titulurik gabea)”, 1952–53, oil on canvas, 300 x 442.5 cm, Guggenheim Bilbao Museoa

Comment résister au biais cognitif qui, instantanément, “valide” une telle peinture en tant qu’“abstraite” ? La seule réponse, encore une fois, nous vient de Rothko. Il nous dit que la seule chose qui l’intéresse, c’est d’exprimer des émotions, et qu’il ne se situe pas dans l’abstrait, mais dans le réalisme. À partir de là, et sous réserves de développements ultérieurs, on peut bien admettre que l’émotion n’est pas une abstraction, et que si le peintre réussit à injecter de l’émotion dans son medium, alors, de fait, ce medium ne produit pas de l’abstraction, mais du concret. Sans jeu de mots, c’est donc de l’art concret. Dans son livre Conversations with Artists (1961), Selden Rodman nous rapporte ce propos de Rothko:

« Je lui ai dit : Pour moi, vous êtes un abstractionniste. Vous êtes un maître des harmonies et des relations  de couleurs à une échelle monumentale. Le niez-vous ?

— Oui, je le nie. Je ne suis pas intéressé par les relations entre les couleurs, les formes ou quoi que ce soit d’autre.

— Alors qu’exprimez-vous ? 

— Le fait que beaucoup de gens s’effondrent et pleurent devant mes peintures [‘pictures’] montre que je communique ces émotions humaines fondamentales. Je les communique plus directement que votre ami Ben Shahn, qui est essentiellement un journaliste avec, parfois, des accents surréalistes modérément intéressants. Les personnes qui pleurent devant mes tableaux [‘pictures’] vivent la même expérience religieuse que celle que j’ai vécue lorsque je les ai peintes. Et si, comme vous le dites, vous n’êtes ému que par leurs rapports de couleurs, alors vous passez à côté de l’essentiel !» 

Bien, c’est plus clair. Si vous ne ressentez aucune émotion face à un tableau de Rothko, c’est raté. Raté pour vous, pas pour lui ; car il en témoigne, il a vu des visiteurs pleurer devant ses toiles. Un tel argument à valeur à la fois d’autorité et d’authenticité, n’est-il pas ? Alors là, bien évidemment, ça se complique. Dire au chaland :“Venez-donc, c’est de l’art abstrait !”, ça marche beaucoup mieux que de dire : “Venez-donc, vous serez ému”… Car ce n’est pas sûr. A contrario, dire que c’est de l’art abstrait, ça ne mange pas de pain.  

Maintenant, il faut le redire ; Rothko se moque éperdument d’exprimer telle ou telle couleur, telle ou telle relation. Ce qui le motive, c’est l’expressibilité de l’émotion. L’émotion, c’est concret. Quand on dit « je suis ému », « je suis gêné », « je suis triste », « je suis bouleversé », « je me sens tout-chose », « je suis amoureux », etc., il s’agit de la concrétude des sentiments, et cette concrétude n’est pas d’abord cosa mentale, mais causa fisica. Dès les années 1920, le neurologue britannique Henry Head et son équipe avait étudié la manifestation de l’émotion, et il écrivait qu’elle provient des viscères. De nos jours, nous savons qu’il existe un second cerveau chez l’être humain, soit le système nerveux entérique (l’innervation du tube digestif), qui compterait au moins 500 millions de neurones, en dialogue quasi constant avec le système nerveux central. On n’avait pas encore formellement découvert ce ceveau entérique à l’époque de Rothko, mais c’est à ce cerveau-ci que sa peinture s’adressait en premier lieu.  

Le lecteur aura compris que la qualification de Mark Rothko comme peintre abstrait est erronée. L’émotion, en effet, n’est pas quelque chose d’abstrait. Quand on est ému, ce n’est pas une abstraction, c’est du réel, de la réalité. Le réel, c’est quand vous sentez dans votre corps entier un bouleversement, une augmentation de la chaleur corporelle, une gêne, une “présence” dans le ventre, les viscères, qui irradie. L’émotion est donc d’abord physique, elle n’est pas a priori intellectuelle. Autrement dit, les gens en larmes qu’a vu Rothko devant ses toiles n’étaient pas des penseurs de l’art, des intellectuels, c’étaient des visiteurs lambda, des curieux, des amateurs. Et, tout à coup, devant tel ou tel tableau, paf !, on se prend à fondre en larmes. Et, juste après, on se demande ce qu’il nous arrive, éventuellement, tout en rappelant que l’émotion ressort, à sa manière, à de la pensée. Les visiteurs à qui cela est arrivé, ceux-là ont capté le message. Et c’est bien dans cet ordre processuel qu’il faut comprendre l’art de Rothko.  

PS. Je n’ai pas visité l’exposition car je boycotte la Fondation Vuitton. La raison pour cela sera expliquée bien mieux que moi par le magazine Challenges, ici. Quand l’ogre-millardaire aura remboursé les contribuables (“next life”), j’y remettrai les pieds. (Mes articles sur Basquiat ont été rédigés bien avant la connaissance du scandale “Fondation Vuitton”, dont personne ne parle, bien entendu, pas plus qu’on ne parle du scandale “Bourse-Commerce Pinault”, dont on traite cependant ici.) 

Refs / Selden Rodman, Conversations with Artists (1961, fifth edition), Capricorn Books, USA /// Mark Rothko, Writings on Art, Yale University Press, 2005.

Léon Mychkine 

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

 

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