Je dois à la vérité de dire que c’est en écoutant parler Julie Navarro que j’ai été convaincu que, dans la parole de certaines femmes-artistes, se révélait quelque chose d’inouï, au sens littéral, de jamais entendu ni écouté. Encore une fois, il ne s’agit pas de dire qu’il existe un art féminin ; je parle de parole, de parole de femme-artiste, et, encore, de certaines d’entre elles, soit celles que j’ai écoutées et dans lesquelles j’ai décelé des indices. Ce recueil des paroles, pour moi, sont des preuves, tout bonnement. Ce sont des preuves empiriques, et, pour un début d’enquête, je les juge suffisantes. J’ajoute enfin que le feedback de certaines de ces femmes-artistes me conforte dans mes hypothèses, et, après tout, et du coup, je n’invente rien, je ne fais qu’éclairer ce dont on ne parle pas tant que cela.
Mise au point. J’emploie l’expression, provisoire, d’«“être”-femme-artiste », et, par exemple, dans sa Préface à son livre Women, art, and society (1990), Whitney Chadwick écrit :« La catégorie ‘femme-artiste’ reste instable, ses significations sont fixées seulement en relation avec les paradigmes mâles dominants de l’art et de la féminité ». On pourrait déconstruire ce genre d’assertion, mais je me limiterai à deux remarques. (1) j’ai recours, pour le moment, à l’expression «“être”-femme-artiste », et j’aurais pu substituer « sujet » à « être », à condition de bien avoir à l’esprit ce que recouvre la notion de sujet (et je renvoie à mon article afférent ici). Il existe des êtres humains, c’est un fait. Parmi ces êtres, certains sont de sexe masculin, et d’autres de sexe féminin. Bien entendu, le fait de devenir un sujet mâle ou féminin implique un certain nombre de facteurs sociologiques et historiques, et même géo-politiques. Je pars du postulat qu’en Occident, beaucoup d’êtres humains sont devenus des Sujets, et que c’est depuis cette notion de sujet qu’il faut penser l’humain. Mais cela ne suffit pas. Reste, bien entendu, des différences, différences qui sont tout à fait irréductibles ; et c’est cette irréductibilité, et même, l’affirmation de plus en plus déclarée de cette irréductibilité qui m’intéresse chez les femmes-artistes. On comprendra donc aisément, je l’espère, que l’expression « femme-artiste » ne sous-entend aucune domination mâle issue d’un quelconque paradigme. (2) Depuis très longtemps, au moins depuis 1850 (avec L’Enterrement à Ornans, de Courbet, comme date inaugurale, par exemple), il n’apparaît plus de paradigmes en art, mais que des échappées individuelles, quand bien même groupées. Par conséquent, et a fortiori, il n’existe pas de paradigme mâle dans l’art, sinon, à ce compte, on pourrait dire que l’art de Sol LeWitt est supérieur à celui d’Eva Hesse, ou bien que les sculptures de Louise Bourgeois sont inférieures à celles de Richard Serra. Mais de telles assertions témoigneraient d’une idiotie sans borne. Bien ! Venons-en notre sujet.
Dès le début de notre entretien, Navarro saute à pieds-joints dans le champ de mes hypothèses :
« Alors, mon travail, comme tu le vois autour de toi, je crois qu’il raconte, à travers des formes plutôt abstraites, une matérialité du mouvement, de la relation, du flux. J’aime bien quand la matière bat ; quand elle respire quelque chose. Je suis dans cette recherche, de faire surgir une intimité de la relation, du mouvement. J’ai parfois des travaux qui racontent a posteriori des histoires de mouvement et de danse, notamment ce tableau là, puisqu’on avait fait des poses, mais qui s’incarne un peu moins là, à l’atelier ».
Voilà ! Ça commence comme ça. Juliette Navarro est une personnalité tout à fait étonnante, elle dégage une force, une affirmation de soi, mais sans aucune prétention, sans pose, sans afféterie, que j’ai rarement vu chez qui que ce soit. (Je ne suis pas du tout en train de flatter mon amie Julie, je dis ce que j’estime être la vérité, ni plus ni moins). Si ce n’est les silences, et les « heu » que j’ai enlevés, c’est ainsi qu’elle s’exprime. Et, on le voit, dès le début, Navarro déploie un territoire à la fois langagier et mental tout à fait spécifique. Je suis persuadé, et je l’ai écrit dans ma Bio express, que les artistes sont des gens exceptionnels, cela veut dire qu’ils ne sont pas forcément comme tout le monde ; sinon, ils ne seraient pas artistes. Mais, bien entendu, être artiste ne suffit pas encore. Ce n’est pas parce qu’on est artiste que la production qui s’en suit est remarquable, ce serait encore trop simple. Il faut aussi encore des qualités supplémentaires, qui ne s’acquièrent pas… mais qui se développent ; ce qui est tout à fait différent. Afin de spécifier ce que je veux dire, il faut de nouveau citer : « J’aime bien quand la matière bat ; quand elle respire quelque chose. » Voilà ! Ça sort direct ! Ça n’est pas du storytelling, comme certains le débitent au kilomètre, et dont j’ai croisé certains experts — souvent des hommes d’ailleurs ! —, c’est une parole vivante, et, en tant que telle, c’est tonique (comme on parle d’accent tonique, en phonétique, et, justement, la tonicité dont est dotée la voix de Julie Navarro est remarquable. Il suffit de l’écouter, et je renvoie le lecteur à la version audio de l’entretien). Cette phrase, que je viens de recopier-coller, je ne l’ai jamais entendue prononcer par personne. Et, puisque je m’intéresse à la parole des artistes, et que je suis un écrivain avant toute chose, et un ancien poète spécifiquement, on comprendra que je sois extrêmement sensible au langage. Partant de là, qu’entends-je dans ce début d’entretien ? Pour l’exprimer, je vais, comme d’habitude, me livrer à une interprétation. Voici : Navarro, dès le début, situe son travail par rapport à son être — les deux sont indissociables —, et cela, en soi et déjà, est remarquable, et tranche sur la manière de s’exprimer de beaucoup d’artistes, et spécifiquement des hommes-artistes. En effet, d’après mes observations, l’homme-artiste met une distance très rapide entre son corps et son support (i.e., matériaux à investir et matières à utiliser); bien souvent, il va s’agir d’une lutte mentale entre esprit et support. Quand bien même on entend parfois dire que le “fait artistique” engage le corps en son entier, je ne l’ai jamais entendu aussi distinctement formulé que dans la parole des femmes. On peut se demander pourquoi, ou l’on peut aussi relater ces effets. Si nous revenons à ces premières phrases de Navarro, on peut insister sur le fait suivant : entre le monde extérieur (« mouvement, relation, flux ») et elle, il s’agit « de faire surgir une intimité de la relation, du mouvement ». Comment fait-elle surgir cela ? Par un tiers, qui, pour le coup, est le travail (dessin, peinture, etc.). J’ai écrit, auparavant (épisodes antérieurs), que le Tiers, c’était l’environnement. Mais Navarro perturbe mon ordonnancement, je ne puis l’ignorer, parce que, j’ai vraiment l’impression que, chez elle, ce qui d’abord se met en place, c’est un dispositif qui active, au même moment, l’environnement et son corps. Et quand j’écris le mot « corps », je n’ai pas l’idée d’un corps décervelé, mais bien plutôt l’union hylémorphique de ce qui est mental et physique. Ce qui m’étonne, déjà, dans ces quatre phrases ci-dessus, c’est, on l’aura compris, leur richesse sémantique, et, par exemple, je dois redonner celle-ci : « Je suis dans cette recherche, de faire surgir une intimité de la relation, du mouvement.» Je me pose la question : qu’est-ce que vient faire l’intimité ici ? Je n’induis pas que cela n’aurait rien à y faire, bien plutôt, je me demande quel est le lien par lequel “passe” Navarro pour dire cela ? Je ne vais pas lui demander, ce serait trop facile. Ou bien, la réponse a déjà été donnée : elle passe par son corps (matière/esprit), et, de fait, ce n’est qu’à partir de ce moment qu’elle peut intervenir sur un support. Mais, peut-être que, finalement, l’environnement, de ce moment, repasse en position de Tiers, ce qui serait logique. Car après tout, il est fort probable que les relations entre ce que j’appellerais la condition trinitaire (corps, support, environnement) soit dynamique, et que les rôles d’intervention ne soient donc pas figés ou strictement subséquents d’une manière constante. Poursuivons notre investigation sémantico-philosophique.
Très vite, on retrouve, chez Julie Navarro, ce que j’ai appelé la fusion à-propos du dire chez Juliette Agnel, quand cette dernière parle de l’opération hylémorphique pure qui s’opère entre la pellicule et son esprit (voir le Feuilleton #3). Rappelons le propos navarrien :
« En fait, j’ai profondément besoin de matières qui sont incarnées, et qui racontent quelque chose ; comme si je devais coller cette matière à l’objet, pour lui donner un battement de cœur supérieur. Après, comme je trouve ça trop mièvre, je m’en affranchis, pour donner un objet dont l’esthétique ou le formel s’est émancipé au fond, du récit. Donc je suis dans le récit, qui vient me bouleverser, créer l’émotion, le désir, la recherche de matières, et de formes ; et ensuite je l’extraie pour avoir quelque chose d’assez autonome, en fait, d’indépendant. »
Cela n’existe pas, une matière qui est incarnée, à moins de parler du corps humain, et encore… Ici, on le voit, Navarro parle de matières stricto sensu, pas de corps humains, évidemment. À ce moment donné, nous sommes encore dans la fusion. Au point que, dans la matière, Navarrao veut un battement de cœur ; ce qui, décidément, nous emmène au mitan de la fusion et de la poïèse ; c’est peut-être la même chose, et je rappelle que la poïèse, ce n’est pas la poésie. Après, il arrive que l’on soit artiste et poétesse ; et je crois décidément que Julie Navarro est une poétesse, une poétesse qui pratique la poïèse, ce qui ne veut pas dire que tout poète en use de même ; il faut être artiste plasticien pour espérer y parvenir. Et Navarro sait très bien qu’elle encourt le risque du mièvre, comme elle le dit plus haut, car il y a tellement de poésie mièvre encore de nos jours !, et les mots sont tellement galvaudés !, qu’elle s’en détache, pour ne garder que l’effet de la poïèse dans ses matières qu’elle entend animer. Et donc, ça y est !, Navarro voit un récit dans les matières ; opération poïétique en cours.
Je voudrais revenir sur le lien par lequel “passe” Navarro pour dire qu’elle veut « faire surgir une intimité de la relation, du mouvement.», et je me pose la question : qu’est-ce que vient faire l’intimité ici ? Je n’induis pas que cela n’aurait rien à y faire, bien plutôt, je me demande quel est le lien par lequel “passe” Navarro pour dire cela ? Si l’on dit que cela passe par son corps, ce ne sera pas suffisant, puisque Navarro évoque l’intimité. Il faut donc creuser davantage. Où arrivons-nous quand nous creusons ? Dans la chair. À ce moment heuristique, nous avons le choix entre deux propositions : Soit (1) nous supposons que la chair ne concerne que l’intimité du corps, et alors nous devons poursuivre et faire l’hypothèse que beaucoup de femmes-artistes établissent des relations spécifiques entre le monde extérieur et leur chair. Soit (2) nous nous aidons de Maurice Merleau-Ponty, qui, dans son beau et dernier livre Le visible et l’invisible, nous parle ainsi de la chair :
« La chair n’est pas matière, n’est pas esprit, n’est pas substance. Il faudrait, pour la désigner, le vieux terme d’“élément”, au sens où on l’employait pour parler de l’eau, de l’air, de la terre et du feu, c’est-à-dire au sens d’une chose générale, à mi-chemin de l’individu spatio-temporel et de l’idée, sorte de principe incarné qui importe un style d’être partout où il s’en trouve une parcelle. La chair est en ce sens un “élément” de l’Être. Non pas fait ou somme de faits, et pourtant adhérente au lieu et au maintenant. Bien plus: inauguration du où et du quand, possibilité et exigence du fait, en un mot facticité, ce qui fait que le fait est fait.»
On voit bien que Merleau-Ponty hésite un peu, dans sa proposition, mais l’idée est bien celle-ci : il y a une chair du monde.
à suivre…
Note : l’hylémorphisme (hylè morphè, dérivé de eidos) est la théorie, remontant à Aristote, qui postule que l’être humain, et une bonne partie du vivant, est un mixte, composé de parties physiques (hylè) et parties mentales (eidos), qui communiquent entre elles. Cette théorie est bien plus puissante que la théorie platonicienne des Idées.
PS: les artistes sont des gens exceptionnels quand ils créent et quand ils pensent en rapport à leurs créations. Je ne dis pas que seuls les artistes sont des gens exceptionnels, il y en a sûrement beaucoup d’autres types. Pour ma part, je m’occupe du dire des artistes depuis 20 ans, et, je le redis, ce que disent les artistes, bien souvent, aucun autre type d’individus ne le dit. Et, bien entendu, ce n’est pas parce qu’on est officiellement déclaré « artiste » que l’on en est un… De la même manière que ce n’est pas parce que l’on écrit des livres que l’on est écrivain.
Léon Mychkine