Fromanger, Le temps critique

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Le temps critique

(NB : Pour bien suivre ce qui s’écrit ici, il faut avoir lu les entretiens)

Dépicter, Nelson. En 1964, Fromanger détoure le corps d’une femme. Mais « détoure » n’est pas le bon verbe, parce que Callirrhoé, la fille de Dibutade, n’a pas rempli le corps de son amant; elle ne l’a que détouré. Or les corps fromangiens, à partir de “l’ombre au tableau”, sont pleins. Sont-ce des ombres pleines ? Le dessin de Callirrhoé serait un contour, une ombre vide, un oxymore (mais n’est-ce pas ce qu’est l’absence — penser à toi ici qui n’es pas  ?), tandis que Fromanger peint des ombres pleines, ce qui fait sens, puisqu’une ombre ne peut être que pleine. Sauf que Fromanger ne peint pas des ombres, mais des corps pleins, des corps-peints, au sens littéral, puisque les vraies ombres sont achromes.

Fromanger représente des corps humains, les recouvrant de peinture. Ce sont des dépictions, le référent n’est pas évident, pas littéral, il faut admettre qu’il s’agit d’êtres humains, ou d’objets, que Fromanger a vus dans la rue, ou qu’il a fait photographier (cf. ‘Boulevard des Italiens’).1 Nelson Goodman, le promoteur de la notion de “dépiction”, me semble-t-il, écrit dans une note : « Je considère la représentation par image, ou dépiction… ». La dépiction est donc une représentation iconique, qu’il ne s’agit donc pas ici de confondre avec sa grande rivale historique : La ressemblance. La représentation iconique est toujours d’abord une question d’interprétation, par l’artiste lui-même. En l’occurrence, pour Fromanger, certaines questions ont pu être : Comment interpréter un corps ? Un corps est-il aussi une silhouette ? Peut-on silhouetter un corps ?  

« Étienne de Silhouette [1709-1767], contrôleur général des finances en mars 1759 qui voulut promouvoir de grandes réformes, mais échoua complètement laissant le souvenir d’actions mal conduites et incomplètes; ce serait donc pour le ridiculiser que l’on dénomma à la silhouette. À cette explication, il faut ajouter que M. de Silhouette avait l’habitude de tracer dans son château ces sortes de profils » (CNRTL). Je gage que l’origine politique du terme « silhouette », s’il ne la connaît déjà, agréera à Fromanger. En tout cas, le motif à la silhouette — nous l’apprenons en écoutant Fromanger —, est esthético-politique. Pour preuve.

Mots, cratie. « D’abord par la politique, d’un côté… l’idée de démocratie. L’anti-fascisme. Pas de la dictature d’une seule couleur. […] D’une part. Et quand je recevais les pubs, pour les marchands de couleur. L’échantillonnage, des couleurs, de toutes les couleurs. “Ah ! j’ai dit tiens, ça c’est comme mon idée. Elles sont toutes là. Il n’y en a aucune qui est mise en avant par rapport à une autre”.» Nous connaissons les risques de mêler volontairement la dépiction artistique avec la symbolique politique. Mais avec Fromanger, nous sommes en démocratie; d’où la motivation artistique et politique, de confondre les corps dans une même dimension verticale et horizontale (voir cette étonnante disposition des perspectives des corps s’éloignant de plus en plus, vers… la tache, de couleur. Par exemple dans le tableau ‘La pause’, issu de la Série “Boulevard des Italiens”, au quatrième plan même et d’ailleurs les silhouettes fusionnent entre elles, devenant une forme organique, un petit magma ambulatoire).

En 1971, les silhouettes sont toutes rouges; mais dès 1972, elle sont polychromes, ou soit verte, soit bleue, soit jaune, etc., et puis tout explose avec les Peintures-mondes. Certains ont vu ici les prémices de l’art conceptuel. Alors, Fromanger, figuration narrative ou primo-art conceptuel ? Franchement, je ne vois pas le rapport, ni avec l’un ni avec l’autre. Fromanger ? Peintre. Peintre en couleur. La constante.

Le rouge est mis. En 1968, Fromanger fait construire une demi-bulle rouge géante, dont un exemplaire est visible au Musée Saint-Roch, faite d’altuglas transclucide soufflé. Une photographie montre cette demi-bulle en situation, posée sur ses pieds d’acier, en plein Paris (supposera-t-on); pièce titrée ‘Souffle de mai et juin 1968’. Un garçon s’y présente, comme s’il y entrait, et il touche du bras droit le fond de la bulle. Que se passe-t-il ? Le garçon est quasiment tout rougi par le ‘Souffle’. L’air s’engouffrant dans l’atmosphère — représenté par cette demi-bulle — la colorie de rouge. Rouge, symbole de la révolution. En ce temps-là.

 

Gérard Fromanger, photographie in situ de ’Souffle de mai et juin 68’, In Gérard Fromanger, Rétrospective 1962-2005, Somogy, 2005

À la réflexion, je ne suis pas certain que la photographie ci-dessus n’a pas été un tantinet retravaillée; non par Fromanger, mais par le photographe. En revanche, l’image ci-dessous, extraite, semble-t-il du film Les Souffles de Gérard Fromanger, de Pierre Clémenti, semble tout à fait in vivo. Durant une nuit d’octobre 68, les neufs sculptures, qualifiées par Fromanger d’objets “interdit de stationnement”, et qu’il avait posé devant l’église d’Alésia, à Paris, sont détruites par la police, et Clémenti, ainsi que Jean-Luc Godard sont appréhendés… (!)

Revenons. Les silhouettes seraient-elles d’abord politiques, mais — forcément —, en même temps esthétiques ? Politico-esthétique, mais sans lourdeur, parce que certains, voulant rallier-allier ces deux branches, le sont, lourds. Pas Fromanger. Légers, et gaies comme ces couleurs silhouettées, et au chamarrage de plus en plus intense des tableaux, les années approchant de nous. Pourquoi légers ? Parce que le temps passe, comme la révolution, et que nous allons mourir. Décidément, il s’agit d’annoncer la couleur, mais, même avec les ‘réfugiés’. Et pourquoi ? Parce que « nous sommes magnifiques ». Je lui parle des réfugiés, et Fromanger répond par nous. Je lui parle d’une troisième personne du pluriel, et il entend la première personne du pluriel; c’est-à-dire qu’il nous inclue avec eux, et réciproquement, parce qu’il s’agit de nous, les êtres humains. Même sur un canot surchargé, nous sommes magnifiques ? Est-ce ici le magnifisme de la volonté ? De l’espoir ? De que sais-je ?

La constante se dédouble. Une échappée. En 1993 (‘Jaune, paysage Paris-Bastille), la silhouette devient trait, et elle l’est encore en 2007 (‘Bastille-dérives’), année où plan et personnes, tout est détouré : fusionné. C’est la ville qui fait l’humain, c’est l’humain qui la fait. Interposition, échange des énergies; tout circule, comme des ondes de couleurs n’opérant nulle distinction entre l’organique et l’inorganique, le vivant et le mort, les corps et les matériaux, le sol et l’air. Saturation de lignes, musique urbaine.

Piqûre de rappel. Dans leurs textes respectifs, Deleuze et Foucault associent la peinture de Fromanger avec la photographie, soit comme complément chez le premier (« Le peintre projette la photo sur la toile, et peint la photo projetée […] la couleur est en rapport avec la photo »), soit comme passage, chez le second (« Les tableaux de Fromanger ne captent pas d’images; ils ne les fixent pas; ils les font passer. Ils les amènent, les attirent, leur ouvrent des passages ». Mais : Fromanger ne peint pas la photo, elle ne lui sert que de support pour autre chose. Pour quoi ? Pour la peinture ! Fromanger fait dire à la photo ce qu’elle ne dit pas — et ne peut pas dire. Sinon, quel serait l’intérêt de reproduire, à part pour des questions d’échelle et de réalisme, une photographie ? Ensuite (Foucault), un tableau n’est pas une image : c’est un tableau; de la matière; tandis qu’une image est une reproduction. On a quasiment toujours tendance à dire qu’un tableau “réaliste” est la reproduction de (quelque chose, le Pape Innocent X, des asperges, etc.). Mais : Ne serait-il pas totalement stupide de dire qu’un tableau est une image ? Est-ce le fruit d’une confusion qu’un exégète aussi subtil que Georges Didi-Huberman parle de tableaux en termes d’ « images » (son Devant l’image) ? Il faut arrêter le carrelage, comme dit Patrick Raynal. Une peinture n’est pas une image. Seule une reproduction de tableau telle qu’une photographie dans un livre, par exemple, est une image. Certes, comme l’écrit Hans Belting, « une “image” est plus que le produit d’une perception. Elle apparaît comme le résultat d’une symbolisation personnelle ou collective ». Ainsi, et davantage que dans la traduction française du livre de Belting Pour une anthropologie des images, la version anglaise distingue entre ‘image’ et ‘picture’, tandis que Belting, écrivant en Allemand, rappelle que le mot ‘Bild’ est utilisé pour ‘image’ aussi bien que pour ‘picture’. Ce qui ne va pas sans poser des problèmes…

On ne bouge plus. Le peintre ne produit pas d’images, car les images ne sont pas matérielles, ce n’est que du papier; tandis qu’un tableau, c’est de la matière — une toile, souvent, mais peu importe —, recouverte d’autres matériaux. Fromanger, peintre narratif ? Peintre de peinture, aussi, avec de faux-aplats, c’est-à-dire négligés, comme un peintre sait les faire

Gérard Fromanger, ‘Peinture-monde, bleu outremer’, [détail] 2015, série “Le cœur fait ce qu’il veut”, acrylique sur toile, 200 x 300 cm. Photo Mychkine.

On parle souvent d’aplats chez Fromanger. Est-ce le cas ? Le détail ci-dessus le conteste. Il s’agit de l’illusion de l’aplat (l’illusionnisme est une valeur montante en esthétique et en philosophie). Ce qui n’est pas illusoire, c’est la peinture au travail. Mais pour dire quoi ? Pourquoi Fromanger ne pratique-t-il pas ici de “vrais” aplats, par exemple ? C’est une question à laquelle je n’ai pas encore de réponse. Je risquerais toutefois celle-ci : De loin, Fromanger veut produire l’illusionnisme, mais non pas de près. Il y a donc une dialectique, un jeu, entre le fait, et le paraître. mais si, plus fondamentalement, Fromanger était en lutte contre l’image. Une peinture, ce n’est pas une image. Une photographie, c’est une image. N’y a-t-il pas, comme tout bon politique, une stratégie, chez Fromanger ? Utiliser l’ennemie historique de la peinture, la photographie, pour renverser son pouvoir de captation ? Et c’est bien pourquoi Fromanger fait faire des photographies anodines (boulevard, rues, passants), photographies qui, justement du point de vue de la pratique pure, n’auraient aucun intérêt. Or Fromanger veut des photos plates, réalistes, littérales. Sauf que, une fois dans l’atelier, il vient contre-dire ou plutôt, faire parler ce qui était inepte et sans intérêt, mais que lui, Fromanger, savait qu’il allait voir en transposant depuis la projection diapositive… autrement dit : Vous allez voir ce que vous allez voir… Et ce que nous voyons et quelque chose d’à mi-chemin, entre la peinture classique et l’abstraction, entre le faux réalisme et l’illusionnisme, entre la peinture existant par elle-même et sa subsomption par le sujet.

PS : La série des “Batailles”, nous dit le cartel, représente à la fois les attaques impérialistes vers la fin du XXe siècle, et la mise en danger des artistes. Mais, jusque plus ample informé, des noms d’artistes comme télé-promptés sur les scènes de guerre fromangiènes, aucun n’est irakien. Et Germaine Richier est décédée depuis longtemps. Alors, pourquoi Fromanger écrit-il des noms d’artistes sur des scènes de guerre ? Mon hypothèse, c’est que Fromanger sait que les grands artistes survivent à la fois à l’humanité et à l’in-humanité de l’Histoire. C’est un fait, et il n’est guère besoin de revenir là-dessus. Quoique. Mais, pour fermer cette parenthèse, on pourrait rappeler le célèbre motto de Fedor Dostoievski : “La Beauté sauvera le monde” (citation supposée du Prince Mychkine, dans l’Idiot). Fromanger a lu Dostoievski, ou bien non, mais, puisqu’il est un artiste, il sait que ce sont les artistes qui sauvent le monde. Et dans le terme « artiste », il faut bien entendu inclure les grands philosophes, car, comme l’a écrit l’admirable Spinoza, « la philosophie, c’est l’art de penser ».

 


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1. J’ai déjà cité ailleurs (ici) l’article de Jacques Morizot sur la dépiction, qui écrit que la “dépiction est une forme de représentation intrinsèquement visuelle”. J’ai contacté justement ce dernier pour lui poser une question sur un acronyme qui m’a fait dresser l’oreille interne, et qui le fera certainement aussi pour Gérard Fromanger, supposé-je. Il s’agit de l’acronyme EROS : « En termes plus contemporains, on parlera de “ressemblance expérimentée à partir de la forme du contour” (avec l’acronyme EROS pour « experienced resemblance in outline shape ») », je cite un extrait de la réponse de Jacques Mozirot à mon courriel. Les silhouettes fromangiennes ne sont-elles pas EROtiques ?

Références : Les textes de Deleuze et Foucault se trouvent dans le livre Photogenic Painting, Series editor Sarah Wilson, Black Dog Publishing Ltd, 1999 (originellement Gilles Deleuze, “Le peintre et le modèle”, Paris, Alvarez-Baudard, 1973, et Michel Foucault, “La peinture photogénique”, Le désir est partout, Galerie Jeanne Bucher, 1975). Le livre de Goodman est Langages de l’art, traduit par l’excellent Morizot, chez Jacqueline Chambon, 1990 (pour un livre publié en 68 !). Le livre de Didi-Huberman est Devant l’image, chez Minuit, 1990. Les livres de Belting sont Pour une anthropologie des images, Gallimard, 2004, et An Anthropology of Images. Picture, Medium. Body, Princeton University Press, 2011, et bien sûr le Catalogue Gérard Fromanger. Annoncez la couleur !, Musée de l’Hospice Saint-Roch, Issoudun