ART-ICLE.FR, the website of Léon Mychkine (Doppelgänger), writer, Doctor of Philosophy, independent researcher, art critic and theorist, member of the International Association of Art Critics (AICA-France).

Gatien Mabounga dans son atelier des Montils

La peinture de Mabounga est figurative, figurative sans vergogne ; elle ne se cache pas derrière des jeux de lumière ou de couleur. Elle est posée, en à plat, depuis un lit de couleur qui a, ou pas, à voir avec le motif. Voire, le motif est utilisé tel quel, et contouré ; par exemple la série “Promenade” (en bas d’article), est ainsi peinte directement sur du vieux papier-peint, que Mabounga peut laisser intact. Cela s’inscrit dans la démarche pratique de notre peintre, qui n’utilise pas la toile, mais plutôt des supports de récupération (affiches, papier-peint…). Mais en l’occurrence le motif du papier-peint devient la matière même de l’épiderme. Nous avons un corps-papier qui ne fait pas oublier qu’il serait un propos de corps réel (la magie de la peinture), puisque le matériau même dévore, en quelque sorte, ce corps qui ne peut pas échapper à sa nature même, qui est d’être du papier-peint. Dans le même geste, il y a donc un envoi vers ce qui est représenté — un corps — et une annulation de ce même corps par son origine même — du papier-peint. Ce retour vers l’annulation du motif (le corps représenté) n’est peut-être pas sans violence, après tout… 

À propos de ces corps peints, Mabounga parle de « fragments » qu’il assemble (lire ci dessous : « c’est comme des hybrides en fait, je prends des fragments ; par fragments je construis »). Les corps maboungiens ressemblent effectivement à des associations de membres, disposés côte à côte, comme des « pièces », à l’étal de la vision. Des morceaux agencés qui, en vrai, ne sauraient exister. Il sont anatomiquement impossibles ; et Mabounga le sait très bien. Ce n’est pas un peintre pris en défaut d’harmonie, c’est justement ces défauts qui l’intéressent. 

C’est alors la composition qui fait comprendre l’illusion de la cohérence, que nous voulons, face à un tableau anthropomorphe, rétablir. C’est donc aussi la question du cadre, question essentielle de la peinture, qui est posée par ces corps parfois comme comprimés dans l’espace du cadre (voir sans-titre). Comme il le dit, « il faut [que le dessin] rentre » dans le cadre. Et c’est bien une caractéristique du dessin ou de la peinture chez Mabounga, les corps sont limitrophes, voire hors-cadre, dans ce dernier cas Mabounga dit qu’il « continue hors-dessin ». Continuer hors-dessin ? C’est une parole d’artiste ; une parole d’artiste est une parole qui peut être seulement dite par un artiste, c’est une question de métier. C’est la question du corps : où commence-t-il et où finit-il ?

Le corps maboungien ressemble un puzzle. Si, comme l’a écrit Whitehead, le corps n’est qu’un « fragment du monde », alors le corps peut être lui-même considéré comme un assemblage ; et donc, face au tableau, une des questions que l’on peut se poser c’est combien de fragments constituent ce corps ? Souvent bras et torses s’associent, mais il y a une césure au niveau des membres inférieurs, et parfois bras et jambes semblent fixés, comme à des figurines (les grand nus). Maintenant, ce corps maboungien, que représente-t-il ? Qu’exprime-t-il ? Les verbes « exprimer » et « représenter » sont extrêmement chargés. La littérature est littéralement saturée de ce genre de terme, spécialement le second. Heureusement, il y a au moins un auteur qui peut nous aider à y voir plus clair et ce d’une manière expédiente. Nelson Goodman distingue entre « représenter » et « exprimer ». Comme il l’écrit : « la représentation porte sur des objets ou des événements, tandis que l’expression porte sur des sentiments ou d’autres propriétés ». Pour Goodman, si un tableau « exprime » quelque chose, cela veut dire qu’il faut trouver ailleurs qu’en lui-même ce qu’il exprime. Par exemple, un visage triste peint sur une toile ne représente pas la tristesse, mais il l’exprime, car sinon la peinture elle-même serait triste, ce qui ne fait aucun sens. Cela veut dire que l’expression est ailleurs que dans le tableau. C’est ce que dit Goodman : « Si a exprime b alors : (1) possède ou est dénoté par ; (2) cette possession ou dénotation est métaphorique ; et (3) a refère à b » (Languages of Art), tandis que la représentation est située dans le lieu même de l’objet peint.

Je crois que la peinture de Mabounga représente et exprime, mais elle ne fait pas les deux en même temps ; c’est-à-dire que sur une toile nous trouverons une représentation ou bien une expression. Ce qu’elle donne, en tant que représentation, peut se décliner selon certains traits caractéristiques. Le premier, c’est donc la fragmentation. Le deuxième, c’est la standardisation des visages. Ils se ressemblent beaucoup, comme se ressemblaient les portraits et les visages du Haut Moyen-Âge, jusque vers le XVe siècle, avec, par exemple le Maître de Vyšší Brod (XIVe) ou encore Jaume Hauguet (1412-1492). Tous les visages ne se ressemblent pas, mais beaucoup sont semblables. La troisième standardisation dans sa peinture est le caractère résolument négroïde de ces mêmes visages. Là encore, Mabounga en a parfaitement conscience, mais a posteriori ; il ne se dit pas « je vais peindre des visages négroïdes »… En profitera-t-on, alors, pour le ranger dans la case des peintres africains ? Non. On pourrait citer ici notre peintre, qui avoue avoir décliné une invitation à venir rejoindre une exposition de “peintres africains”. Mabounga ne se considère pas comme un peintre africain, cependant qu’il peint des corps et surtout des visages négroïdes. On pourrait dire « et alors ? » On peut très bien peindre des visages négroïdes sans être africain ; et on peut très bien être d’origine africaine et peindre des visages négroïdes sans, pour autant, “faire” de la peinture africaine. En même temps, Mabounga dit que c’est de « là » qu’il vient, et ce « là », c’est Pointe-Noire, Congo. Mais il dit que sa manière de peindre doit tout à l’Occident, et non pas à l’Afrique. Et voilà pourquoi Mabounga n’est pas un peintre africain.

Pour parler de sa peinture, nous pouvons aussi nous rapprocher. Prenons, par exemple, deux tableaux sans titre, mais que, par commodité, je vais nommer M1 et M2. M1 et M2 partagent des similarités. Tout deux sont constitués d’un crâne et de personnages. Les deux partagent un équilibre entre les masses. M1 et M2 traitent du même sujet ; c’est un cirque, ça tourne en rond, c’est dynamique. C’est une danse. Les crânes sont défoncés, ouverts, ce qui ne les empêche pas de crier. Dans M1 (voir plus bas), des personnages sont assis sur le crâne, ils regardent le spectateur, d’un air stupéfait ; tandis que derrière le crâne, s’agitent des jambes. C’est très curieux. Tout se passe-t-il dans la même temporalité ? Sont-ce des couches temporelles superposées (au moins trois) ? M2 semble moins temporellement feuilleté. Mais il n’est pas moins intriguant. Une jeune femme tient dans son bras un énorme rat. Un homme est doté d’une tête d’homme en guise de ventre, et une femme a une tête d’oiseau nichée dans ses cheveux. Un énorme rat s’est invité dans la danse. Les personnages sont posés, à même la toile, comme dans les tableaux de Vincent Corpet. Ils sont détachés. Comme dans M1, on nous regarde ; sauf l’homme bicéphale et celui qui est cul par dessus tête (en bas à droite). En fait, comme dans M1, ils posent. Tout semblerait presque normal sauf cette tête de mort qui hurle et ces animaux. Mais rien n’est normal, tout est étrange. Les personnages sont insistants ; ils nous fixent. Il y a là quelque chose de monstrueux, certains personnages illustrent cette caractéristique. À partir de cette taxonomie goodmanienne, on peut peut-être proposer les exemples suivants: Le Nu exprime, tandis que M1 et M2 représentent. Le Nu exprime la tristesse (“l’abandon”, dixit Mabounga). M2 représente le caractère monstrueux, tératologique, de l’humain-animal…  

 

m2     M2

Gatien Mabounga et moi-même sommes dans son atelier Entretien Entretien Entretien Entretien Entretien Entretien Entretien Entretien 
Mabounga : Le corps, ce que je propose, est plus grand que le format.
Mychkine : Ça c’est curieux. Tu le sais au départ ça ?
Ma : Non, non. Je ne le sais pas. Mais en fait quand je regarde après j’essaie d’intellectualiser mes dessins, mes parcours, mais au départ je ne sais pas, parce que je regarde le format, et je me dis “bon je vais faire quelque chose”… automatiquement, ça m’amène à quelque chose de plus grand que le support.
My : Donc dans ce cas là, au lieu de te dire “je prends un autre support”, tu restes
Ma : Et donc je déforme
My : Tu te contrains
Ma : Je me contrains, sur ma projection du dessin que je vais faire, et je le sors du cadre, et j’essaie de le déstabiliser, de le rendre accessible, mais accessible faussement
My : Donc là par exemple ce dessin là [les deux Sans-titres], tu commences à le faire, et tu te dis ”zut ! Mon papier est trop petit”.
 
 
mabounga1
                                                                                                                                                            Sans titres
 
 
Ma : Voilà !
My : Donc tu ne te dis pas “je m’en fous je prends un papier plus grand”, mais “je reste dedans”
Ma : Je reste dedans, en le déformant
My : et je me laisse contraindre, par le format
Ma : par le format.
My : Et je me démerde.
Ma : Je me démerde. Il faut qu’il rentre. Donc c’est pour cela il y a un déséquilibre.
My : Et donc ça crée une tension.
Ma : Ça crée une tension, voilà. Le dessin n’est pas vrai. Quand tu le sors de là c’est pas possible… Il y a des intentions qui sont pas réelles… mais qui tiennent, elles tiennent dans la proposition que je vais y donner, parce que je la continue hors-dessin.
My : mentalement
Ma : Mentalement, je la sors hors-dessin. Il est juste, en sortant du cadre, et donc automatiquement il doit être juste sur la proposition que je donne dans le format. […] Donc ça s’appelle la mise en forme. Je sais quelle position il va y avoir là-dedans, mais je ne sais pas comment je vais le loger là-dedans, comment il va vivre là-dedans. Et après je continue de dessiner hors-format, il faut qu’il parte hors-format. […] S’il rentre automatiquement, je ne suis pas là l’aise. Donc il faut qu’il sorte du cadre. C’est pour ça qu’il y a un bras qui manque, une jambe qui manque, parce que je vais chercher une position adéquate, une position qui va me contraindre pour que le dessin ne soit pas exactement dans le cadre. […] C’est comme des hybrides en fait, je prends des fragments, par fragments je construis

detail-sans-titre

 Détail Sans titre 

My : Il faut que tu déformes
Ma : Il faut que je déforme… Pour moi un dessin ne peut être que déformation, ne peut être que des fragments rajoutés qui constituent un corps.
 
 Entretien Entretien Entretien Entretien Entretien Entretien Entretien Entretien Entretien Entretien Entretien  
 
Dans chaque partie, j’aimerais exprimer quelque chose, qu’elle soit remplie, et soit assez convaincante. Donc c’est des stigmates, des parties de vie, des parties de mémoire, de traces, que je viens mettre, et que j’enlève. Et je cherche seulement que ce soit cohérent.
 
Mabounga nous explique que la contrainte de la déformation est voulue, appliquée, résolument. Cela en dit déjà un peu sur cette particularité du dessin maboungien (il dessine avant de peindre). Il nous dit que, si le dessin rentre automatiquement, il n’est pas à l’aise. La déformation est donc un principe chez Mabounga, et nous renseigne déjà sur l’une des caractéristiques de sa peinture, à savoir que la représentation va être, de facto, déstabilisée. 
 
Entretien Entretien Entretien Entretien Entretien Entretien Entretien Entretien Entretien Entretien Entretien  
 
My : Donc alors, tes dessins ils sont ?
Ma : Mes dessins sont en mode mental. Et donc j’ai pas de, je prends pas comme modèle, en face. J’essaie de produire, de reproduire les images que j’ai, que je vois ailleurs, donc, automatiquement, les volumes ne sont pas cohérents entre eux, je triche.
My : Ouais
Ma : Je le compacte. Donc c’est pas vraiment un dessin exact.
My : Tu as une image mentale de ce que tu veux faire ?
Ma : Voilà. J’ai une image mentale. Et que je force à mettre dans un format. Et donc je ne vais pas sur quelque chose de très réaliste. Je reproduis pas le corps en lui-même avec toutes ses équations qu’il peut y avoir. Je triche en fait. Un corps ne peut être avec un mouvement… …
My : Tu veux dire que ce n’est pas réaliste ?
Ma : C’est pas réaliste.
My : Oui oui, bien sûr. Mais c’est ce qui renforce l’ambiguïté et le caractère étrange de ta peinture.
Ma : De ma peinture, voilà. Parce que c’est pas des choses que je cherche vraiment…
My : Il y a une étrangeté
Ma : Voilà.
My : Qui est assumée
Ma : Ah oui ! je l’assume. Parce que je suis autodidacte d’abord, et je ne cherche pas à mieux dessiner un corps, à mieux dessiner un objet, parce que sinon, pour moi ça n’a aucun sens, après. Il faut qu’il y ait une part de mystère. Il y a une part … d’incohérence. Et il y a une part de naïveté, aussi
My : Absolument !
Ma : Voilà, c’est tout ça qui fait que je peux dire aussi de primitif. […] C’est une manière de dessiner qui me plaît.      
 
Mabounga nous livre ici des indices précieux. Il ne peint pas d’après de modèles, tout est mental. Mabounga n’est pas tenu tant que cela au format du support qu’il va choisir ; il visualise déjà, il a déjà une image mentale de sa peinture en tant que contrainte, réduite, adaptée… Ensuite, Mabounga se fiche complètement du réalisme, il sait très bien que ce qu’il va peindre n’est pas réaliste. Nelson Goodman, entre autres, nous a bien dit que même le tableau le plus réaliste ne l’était pas… ressemblant. Car, franchement, qui ressemble à un tableau? La ressemblance, nous le savions depuis longtemps, est une fiction. Mais dire que la ressemblance est une fiction ne veut pas dire qu’il faille disqualifier notre capacité fictionnelle, sinon, que resterait-il de notre humanité? Les civilisations ne sont-elles pas produites par les plus grandes fictions quoi soient, ou qui fussent? (Mais je m’éloigne…) Ensuite, Mabounga, dans une seule phrase, associe l’étrangeté de sa peinture et sa biographie de peintre autodidacte. Mabounga n’a pas fait les Beaux-Arts. Au lieu de chercher à apprendre à “faire” ressemblant, délibérément, il déforme, dissocie et réassemble. Et c’est en cela que nous trouvons un autre principe à la peinture maboungienne ; l’assemblage. Mabounga ne cherche pas à adoucir les jointures des corps, il les souligne et y revient. Le tout, effectivement, produit un sentiment d’étrangeté… que nous n’aurions pas si Mabounga cherchait à être plus fidèle. Cette étrangeté rejoint bien sûr ce qu’il appelle “mystère”, “naïveté”, et “primitif”. En un certain sens, Mabounga est un peintre primitif, il touche au coeur de quelque chose qui, en l’humain, rejoint — dès l’aube — le cri, l’amour, et l’abandon… 
 
My : Il y a combien de temps que tu peins déjà ?
Ma : Oh ça fait, ça fait longtemps. En fait parfois les gens disent « t’es un Africain, t’as peins chez toi, et… ». J’ai jamais peint chez moi. Je suis arrivé à 24 ans je ne savais même pas que je devais devenir artiste. Donc, je peins depuis… 1994-95. [Remarquons ce « devoir » devenir-artiste]
My : Et tu as quel âge ?
Ma : J’ai 51 ans … En Afrique j’ai dessiné, mais j’ai dessiné, je ne dessinais pas des corps comme ça, mais des formes assez bidons, assez nulles. C’étaient des natures mortes, des mangues.
My : En Afrique tu dessinais ?
Ma : Oui, mais comme ça, mais sans vraiment montrer… Mais c’était vraiment des choses assez banales.
My : Donc c’est une fois vivant en France, que tu as commencé à peindre
Ma : J’ai commencé à peindre, à dessiner d’abord.
My : Et arrivé en France tu as fait des dessins différents que ce que tu faisais en Afrique ?
Ma : Ah oui oui oui !
My : Ça n’avait rien à voir ?
Ma : Rien à voir, rien à voir
My : C’est l’environnement qui t’as fait changer, la culture différente ?
Ma : Peut-être la culture différente, ou bien je l’étais déjà sans que je m’en aperçoive
My : Sans le savoir
Ma : Sans savoir que je devais faire ce travail. Mais j’étais déjà quand même dans un milieu assez artiste. Mon frère, c’est un poète, il écrivait beaucoup, il dessinait aussi. Mon père était un artisan, c’était un relieur, donc voilà, j’étais dans un environnement culturel… Mais j’ai vraiment pris conscience que c’était ce que je devais faire une fois arrivé en France.
My : Ah ! c’est marrant…
Ma : Une fois arrivé en France, c’était une évidence pour moi. C’était dessiné, une fois que je suis arrivé, fallait que je fasse ça.
My : Comme s’il avait fallu que tu quittes ton pays pour savoir qui tu étais
Ma : Voilà, qui j’étais
My : qui tu allais devenir, c’est ça ?
Ma : Voilà
My : Ah ! c’est extraordinaire…
Ma : Mais après… il y a plein de choses qui se cachent en dessous, mais il fallait que je quitte chez moi, il fallait que je vienne ici pour me rendre compte que c’était ma vocation.
My : C’est beau.
Ma : Donc moi ce que je fais, c’est vrai, je fais peut-être appel à mes origines, mais tout ce que je fais c’est inspiré d’ici, c’est personnel, c’est là où j’ai tout appris. [À ceux qui lui demandent s’il peint ce qu’il a vu en Afrique, il répond] : Non c’est pas possible, je peins des émotions errantes, que je rencontre ici.
My : Oui. Après, quand même ce qui est frappant, dans beaucoup de tes visages, c’est quand même le caractère négroïde de tes visages. T’es d’accord avec ça ?
Ma : Je suis d’accord, c’est vrai, mais en même temps c’est ma propre image en fait. C’est comme un peintre qui s’auto-reproduit. D’accord. Mais moi ce que je fais en fait c’est les caractères très personnels. Tu vois, les nez, ça ressemble pas aux nez des Africains, parce que c’est trop énorme peut-être, ça prend de la place… Ces chevelures par exemple, c’est un mélange entre…
My : Oui il y a un mélange
Ma : Voilà, il y a tout ça, tout est mélangé, mais
My : Mais il y a souvent un caractère de face assez négroïde dans tes visages, quand même non ?
Ma : Oui
My : est-ce que c’est volontaire ça ou tu ne t’en rends pas compte ?
Ma : Je ne m’en rends pas compte. […] Mais il faut que je véhicule cette émotion que j’ai ici, il faut que je la véhicule différemment. […] Je te rejoins aussi, parce que je ne peux pas dessiner autre chose que moi-même.
My : Voilà
Ma : Voilà, je ne peux pas me mentir.
My : Ça veut dire quoi «  je ne peux pas dessiner autre chose que moi-même » ?
Ma : Je ne peux pas, par exemple, faire un dessin d’un européen, d’un Français
My : Et pourquoi tu peux pas ?
Ma : Ben je peux pas parce que ce n’est pas possible, je n’arrive pas à le faire
My : Eh ben tu vois c’est extraordinaire ça !
Ma : Voilà, je ne peux pas le faire, parce que je vais mentir à moi-même… C’est pas normal, donc j’ai essayé de trouver la façon de dessiner mes personnages qui me ressemblent moi, même si ce que tu dis est un peu dans l’image de la négritude. C’est vrai, mais c’est personnel. On verra jamais, c’est très rare, qu’un artiste dessine ce genre de visage. C’est un truc que j’ai développé tout seul.
My : Moi j’ai envie de parler de “peinture racinaire” chez toi. Non ?
Ma : Je ne sais pas, je ne crois pas, non.
My : Il faudrait expliquer à ce moment alors ce que ça veut dire [rires]
Ma : Je suis arrivé à la peinture, parce que je n’étais pas influencé par la peinture… de chez moi par exemple. Il y avait des masques, dans les marchés touristiques. Mais c’est pas là où j’ai découvert la peinture. C’est dans les journaux. Et je ne voulais pas faire une peinture européenne, ça ne m’intéresse pas, mais avoir une démarche, c’était intéressant… Oui, il y a des choses enfouies.
My : Oui
Ma : On peut parler comme ça, des choses qui sont enfouies et que j’essaie de… ressortir, peut-être, inconsciemment.
My : Non mais, quand je dis “peinture racinaire”, ça vient à l’esprit comme une formule, dans le sens où tu ne fais pas une peinture africaine, c’est pas ça le problème, tu fais une peinture actuelle, tu es en France… mais le fait que tu dis que tu ne peux pas faire des visages autrement que de type négroïde, ça donne l’idée que quelque part, il y a un double geste, chez toi, qui est d’être contemporain, et en même temps d’injecter quand même l’origine, tu vois ce que je veux dire ?
Ma : Oui, oui, d’accord, OK
My : Et c’est pas une critique,
Ma : Oui, c’est pas une critique, c’est un fait
My : C’est un fait. Voilà, c’est dans ce sens là
Ma : Dans ce sens là, d’accord, OK.
My : Il y a la marque de toi, d’où tu viens
Ma : D’où je viens.
My : Tu as dit, « je ne peux pas peindre autre chose que moi-même »… c’est une phrase extraordinaire. Donc tu ne te peins pas toi, mais tu peins, en quelque sorte, ton origine. Tu es d’accord avec ça ?
Ma : Je suis d’accord avec ça… OK.… Je peins mon origine
My : Eh oui ! et ça c’est fort ! Parce que c’est l’affirmation de quelque chose.
Ma : Voilà. Je crois que c’est bien cela. Parce que si je peins un autre visage qui ne m’appartient pas, je me perds dans ce visage, dans ce propos que je veux faire.
My : D’accord
Ma : Je ne suis plus moi-même. Au fond je suis moi, donc il faut… donc c’est pour ça que je dessine comme ça… parce que je ne peux rien faire d’autre [Je ris] Que de faire ça… [Rires] Que véhiculer mes émotions par rapport à ces choses là. […] Mais cette forme [i.e. sa manière de peindre] est née ici.
My : Oui, bien sûr
 
Entretien Entretien Entretien Entretien Entretien Entretien Entretien Entretien Entretien Entretien Entretien  
Ma : Les propos sont assez ambigus, c’est ça que j’aime bien, et puis il y a des traitements, il y a toutes ces choses assez incohérentes, mais qui se réunissent à un moment donné, si on suit bien, et si on regarde bien. Et je les laisse mijoter. Peut-être je vais en reprendre un ou deux, je ne sais pas.
My : Ils ont des noms ces tableaux ?
Ma : En fait ça fait longtemps que je ne donne plus les titres à mes tableaux ; parce que entre ce qu’on veut faire et ce qui surgit, c’est différent. Donc je donne des titres après. Mais pour l’instant je n’ai pas de titre à donner.
My : Et donc c’est « ambigu » pourquoi ? Pourquoi dis-tu que c’est ambigu ?
Ma : Il y a une ambiguïté qui est là, entre ce gros porc, ce gros homme, en fait on a la chair, en fait c’est un peu l’association de deux chairs, que j’essaie de mettre en évidence, et puis j’ai toujours préféré les animaux
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“La danse de l’homme et du cochon”
 
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Détail
 
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Détail homme et cochon 
 
 
My : Comment ça t’as « toujours préféré les animaux » ?
Ma : Les animaux assez sauvages, je crois, c’est pas les animaux domestiques, j’aime pas trop les animaux domestiques, sauf les cochons. J’aime beaucoup les rats, je dessine beaucoup de rats. Avant c’étaient les crapauds, maintenant je n’en dessine plus. Les rats et les oiseaux, et les cochons. Les rats, ils on un pelage très lisse, très beau. En même temps c’est pas trop gros, mais ils font peur… […] Il y a quoi de différent entre un être humain et un animal ? Un animal peut être plus intéressant qu’un être humain.
My : Ah bon ?
Ma : Ah ben oui ! Tu crois pas ?
My : Non je ne crois pas, non.
Ma : Je crois qu’on est des brutes quand même.
My : Ah ben il n’y a pas plus brutes que nous… Mais le monde de l’esprit, le monde de la culture, c’est l’homme qui l’a inventé, c’est pas le cochon. Bon bref ! Alors lui aussi il est ambigu, pourquoi est-il ambigu ? [Je vise le tableau avec les corps assis sur la tête de mort, que j’ai appelé M1]
 
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M1
 
Ma : Je n’en sais rien. En fait ce sont des tableaux que je construis, petit à petit, en plusieurs jours. Et donc je ne vois pas ce qui apparaît, parce que j’ai commencé à dessiner ces personnages, ces petits bonhommes, ces enfants qui sont au fond et qui sont, peut-être, des êtres plus grands, je ne sais pas, et après il y avait des corps en dessous, qui n’avaient pas de rapport avec les enfants suspendus, là-haut, et, des personnages qui étaient en formes de danses, de bois, des choses assez délacées, qui étaient en bas et qui remontaient par dessus… et j’arrivais pas à faire le lien avec, pendant longtemps, j’ai cherché à faire le lien, entre, ce que je voulais faire avec ces enfants, et les personnages qui sont imbriqués entre eux ; et il n’y avait rien, et donc à chaque fois que je revenais, jusqu’à ce que j’ai mis du blanc parce que tout était noir, j’ai mis du blanc et j’ai vu apparaître une tête
My : D’accord
Ma: Une tête de mort. Une tête de mort.
My : D’accord.
Ma : Et après je me suis dit si j’avais pas mis le blanc pour cacher des corps qui étaient entrelacés, qui étaient imbriqués entre eux, je ne devais pas voir cette forme, bien dessinée qui arrivait. C’était pas mon imagination, mais qui apparaissait, sur le papier, et ma foi je me suis dit pourquoi pas ? Et donc les corps qui étaient là [Mabounga pointe le bas du tableau] ont disparu et sont allés derrière la tête, voilà, et cette tête qui apparaît, qui est peinte avec des couleurs assez violentes, très très vives… Et on voit des jambes par derrière, par en dessous, qui rappellent un peu… c’est peut-être une danse, une disparition, ou un truc comme ça. Et j’ai trouvé un sens en fait. Pourquoi j’ai commencé à créer ça, pourquoi il y a la tête de mort, pourquoi il y a tout ça. Mais il y a que moi qui voit. Donc il y a ces corps qui sont enfouis, qui sont délaissés, qui sont là, qui sont immobiles, et puis il y a ces personnages qui te regardent fixement, avec des regards très virulents, et d’autres assez ternes, mais tous ils ont des positions assez guerrières, assez présentes, et puis assises sur un crâne, et avec un cri, voilà.
My : Donc là il sont assis sur un crâne.
Ma : Oui, je crois qu’ils sont assis sur un crâne ; ou dans le crâne. […] Donc je me suis rendu à ça. Entre ces corps, sur le fond qui sont en train, je ne sais pas d’être joyeux, le cochon, peut-être c’est un cirque, je n’en sais rien, et sur un tapis fleuri avec un fond assez rayonnant. Donc je trouve que voilà cette ambiguité avec des animaux, avec la forme… En fait en ce moment c’est ce que je cherche. Je n’aime pas montrer des choses assez directes.
My : Tu veux de l’ambiguïté ? … Sinon, au niveau de la matière, c’est de la peinture, c’est ?
Ma : Oui oui, c’est de la peinture, et du charbon. C’est déjà le dessin, et le fond c’est des pigments, donc là acryliques, que je fabrique, et puis le traitement des fleurs comme si c’était un tapis.
My : Et le support, c’est quoi ?
Ma : C’est du papier, avec un très gros grammage. Papier Canson. Là j’ai décidé de faire que des grands formats, parce que… ça c’est le plus petit, ça fait que 2,50 m sur 1,50m. Mais les plus grands font trois mètres sur deux.
My : Donc là par exemple, sur ton cochon et le danseur, tu fais d’abord un dessin ?
Ma : Oui, il y a d’abord un dessin. [Nous nous tournons vers le nu] Il y a d’abord un dessin, en noir et blanc, qui est d’ailleurs très beau, j’étais très mal sur ce dessin là, parce qu’il était très beau en noir et blanc, le dessin en lui-même, avec ses volumes et tout… Et en fait, le fait de rentrer de la couleur affaiblit le dessin. Voilà. Mais bon, parfois ça demande à être colorié. Mais parfois ça demande pas, et le juste milieu c’est très très difficile, de trouver. Mais j’avais l’impression qu’il me demandait de la couleur.
 
nu
Nu
 

                                                                                                                                                                                                                                  

Mais il ne faudrait pas croire que Mabounga ne représente que la monstruosité. La série “Promenade” témoigne d’une douceur que nous n’avons pas dans ce dont nous avons traité, excepté le Nu. Et pour cause, ces toiles (photographiées ci-dessous) ne représentent pas, elles expriment. Elles expriment, cela veut dire que nous devons chercher “ailleurs” que sur le motif ce que nous ressentons (encore une fois, le pinceau, le matériau-peinture, ne sécrètent pas de sentiment). Goodman nous dit que l’expression est métaphorique ; ce que la toile montre, ce n’est pas la douceur, ou l’abandon, nonobostant le fait qu’elles ne peuvent pas ne pas représenter. (Une toile peut représenter sans exprimer.) “Métaphorique” veut dire que nous devons nous transporter “ailleurs” pour saisir l’émotion, par exemple ; cet ailleurs signifiant simplement le fait que nous devons nous servir davantage que de nos yeux pour saisir toute la portée esthétique. C’est ce que nous faisons chaque fois que nous interprétons une représentation. Les quatre reproductions ci-dessous ont à voir avec l’expression, et nous allons maintenant laisser le lecteur, le visiteur, tout à son loisir scopique, et n’ajouterons rien. 

promenade-des-vies-3-2015-huile-de-lin-encre-60cmx50cm_rPromenade des vies-3 2015 huile de lin encre 60 cm x 50 cm

promenade-des-vies-6-2015-huile-de-lin-encre-60cmx50cm_rPromenade des vies-6 2015 huile de lin encre 60 cm x 50 cm

promenade-des-vies-7-2015-huile-de-lin-encre-60cmx50cm_rPromenade des vies-7 2015 huile de lin encre 60 cm x 50 cm

promenade-des-vies-8-2015-huile-de-lin-encre-60cmx50cm_rPromenade des vies-7 2015 huile de lin encre 60 cm x 50 cm

 

 

Références
Nelson Goodman, Les langages de l’art, 1990, Editions Jacqueline Chambon, Nîmes // Nelson Goodman, Languages of Art. An approach to a Theory of Symbols, 1968, The Bobbs-Merrill Company, Inc., A Subsidiary of Howard W. Sams & Co, Inc., Indianapolis, New York, Kansas City // A.N. Whitehead, Process and Reality. An Essay in Cosmology [1929, Macmillan], 1978, The Free Press, New York // A.N. Whitehead, Modes of Thought, [1938 Macmillan], 1968, The Free Press, New York