Glose sur le bras replié. D’après Bill Brandt (+ une petite fable philosophique avec développement)

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On connaît les expressions métaphoriques du genre ‘body-landscape’, “corps-paysage”, “femme-paysage”, etc. Lorsque l’on cherche ce type d’expressions sur l’Internet, on tombe tout de suite sur un tas de niaiserie, tant textuelles qu’iconographiques. Revenons sur ce bras plié :   

Imaginons un être doué de conscience, comme nous, mais qui n’est pas humain, et qui, pour le coup, n’en a jamais vu. En revanche, il a appris les paysages, il sait les reconnaître, et il connaît tout un tas de choses à travers les photographies. Il a donc une connaissance autant du monde réel qu’en reproduction. Supposons maintenant qu’on lui soumette cette photographie. Une entité habituée à dialoguer avec lui demande ce que lui évoque cette image. Que répondra-t-il ? Gageons-le : Un paysage. Mais, passé un certain temps, il se met à réfléchir, et finit par se dire qu’il s’agit d’une superposition de deux paysages ; l’un au premier plan (le bras, dont il ne connaît la nature), l’autre au second, qu’il estime être de la roche, avec au loin l’horizon. On le questionne pour savoir s’il a une idée de la nature de la matière qui se trouve au premier plan. Il n’en a aucune idée. Il n’a aucun point de comparaison. Il conclue en disant qu’il s’agit d’un montage. C’est à peu près la conclusion à laquelle nous pouvons aussi parvenir. C’est un montage, mais naturel ; le bras plié n’a pas été ajouté après, il était , dans la partie du paysage. Personne, à part un photographe, ne garderait une telle prise de vue ; tout autre photographe occasionnel, du dimanche, l’écarterait sans sourciller. Encore une fois, il n’y a vraiment ici que du simple, mais qui, par la grâce de l’œil instruit, sensible, en vient à sourcer les questions ; et même les

Propositions

Le bras “va” dans le paysage

Le bras “fait partie” du paysage

Le bras “constitue” un paysage 

 

La petite fiction de l’être non-humain m’a été inspirée par l’une de ses fables inventées par les philosophes, précisément par Frank Jackson, qui, dans son article “Epiphenomenal Qualia” (1982), nous introduit à Mary, qui est très savante, mais qui n’a jamais vu une seule chose colorée de sa vie, cependant qu’elle connaît théoriquement toutes les propriétés physiques. Je vous livre l’extrait en question où nous faisons connaissance avec elle, devenue, depuis, une célébrité dans le monde philosophique international, et dont le comportement a donné lieu à de multiples interprétations et controverses passionnantes parmi les plus éminents philosophes (surtout dans le monde anglo-saxon, comme d’habitude) : 

« Mary est une brillante scientifique qui, pour une raison quelconque, est obligée d’étudier le monde depuis une pièce en noir et blanc, via un écran de télévision en noir et blanc. Elle se spécialise dans la neurophysiologie de la vision et acquiert, supposons, toutes les informations physiques qu’il est possible d’obtenir sur ce qui se passe lorsque nous voyons des tomates mûres ou le ciel, et que nous utilisons des termes comme “rouge”, “bleu”, etc. Elle découvre, par exemple, quelles sont les combinaisons de longueurs d’onde du ciel qui stimulent la rétine, et comment exactement cela produit, via le système nerveux central, la contraction des cordes vocales et l’expulsion de l’air des poumons qui aboutissent à la prononciation de la phrase “Le ciel est bleu”. (On peut difficilement nier qu’il est en principe possible d’obtenir toutes ces informations physiques à partir de la télévision en noir et blanc). Que se passera-t-il lorsque Mary sera libérée de sa chambre en noir et blanc ou lorsqu’elle recevra un écran de télévision en couleur ? Va-t-elle apprendre quelque chose ou non ? Il semble évident qu’elle apprendra quelque chose sur le monde et sur notre expérience visuelle de celui-ci. Mais il est alors inéluctable que ses connaissances antérieures étaient incomplètes. Mais elle avait toutes les informations physiques. Ergo, il y a plus à avoir que ça, et le physicalisme est faux.»

Cet extrait nous éclaire sur la théorie contre laquelle s’érige Jackson ; le physicalisme contemporain remonte au philosophe américain Willard Van Orman Quine, qui aura écrit, par exemple, que même ce que nous considérons être des événements mentaux n’est dû qu’à des terminaisons nerveuses (‘nerve endings’ ; dans son article “Grades of theoreticity”, 1970). Autrement dit, tout phénomène biologique, physique, neurologique, etc., peut s’expliquer par des causes matérielles. Le physicalisme s’opposait au dualisme cartésien et historique (Platon), qui considérait l’humain comme constitué d’une partie physique et d’une partie idéelle (corps physique ≠ idées). Ainsi donc, la thèse de Jackson est d’affirmer que les explications physicalistes ne suffisent pas, sinon Mary reconnaîtrait immédiatement, “naturellement”, les couleurs, qu’elles proviennent de l’écran du téléviseur ou du monde extérieur. Il est impossible de conclure définitivement sur l’exemple de Mary proposé par Jackson, tant il a donné matière à articles et livres (et le sujet n’est pas encore clos !). Ce que l’on peut juste dire pour en finir, c’est que, d’après Jackson, quand Mary découvre la couleur, elle se rend compte que toutes les définitions apprises et comprises sur le monde physique ne lui ont pas permis d’anticiper l’expérience que cela provoque de voir la couleur, autrement dit, savoir ce qu’est la couleur et l’expériencer sont deux choses différentes, c’est la différence entre le concept et l’affect, pour ainsi dire ; or, dans le physicalisme, il n’y a que du concept, et c’est justement pour tenter de faire comprendre que l’expérience humaine est bien plus complexe qu’une simple machine à codifier les stimuli que Jackson a proposé la notion de quale, au pluriel qualia, comme il le dit dans le même article :

« Je suis ce que l’on appelle parfois un “qualia freak”. Je pense qu’il existe certaines caractéristiques des sensations corporelles en particulier, mais aussi de certaines expériences perceptives, qu’aucune quantité d’informations purement physiques n’inclut. Dites-moi tout ce qu’il y a de physique à dire sur ce qui se passe dans un cerveau vivant, le type d’états, leur rôle fonctionnel, leur relation avec ce qui se passe à d’autres moments et dans d’autres cerveaux, et ainsi de suite, et même si je suis aussi intelligent que possible pour faire tenir tout cela ensemble, vous ne m’aurez pas parlé de la blessure des douleurs, de l’irritation des démangeaisons, des pincements de la jalousie, ou de l’expérience caractéristique de goûter un citron, de sentir une rose, d’entendre un bruit fort ou de voir le ciel.»

Physicalisme, monisme, dualisme, matéralisme, matérialisme éliminativiste, autant d’appellations qui ne font jamais une petite place pour cette autre théorie, inventée par Aristote, et fort peu reprise dans l’Histoire de la philosophie : L’hylémorphisme. L’hylémorphisme, que l’on retrouvera chez Locke, et, plus près de nous, chez A.N. Whitehead, est certainement la théorie la plus subtile et la plus vraie pour envisager les relations physiques-mentales, et certains s’en réclament, sans même mentionner son appellation, mais peu importe. Et c’est donc le moment, lecteur, de faire un peu de publicité, pour un ouvrage qui n’en a reçue aucune, puisque n’étant pas universitaire, ni médiatique, le passage sous radar est la règle :

Éditeur ici

 

 

Ref. Frank Jackson, “Epiphenomenal Qualia”, The Philosophical Quarterly, Vol. 32, No. 127. (Apr., 1982) [trouvablel sur le Net]

 

Léon Mychkine

 

 


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Bill Brandt, photographe (via John Coplans in absentia)

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