Hommage (#1) à Philip Guston, artiste, victime du fantôme de la connerie

Il y a peu, une flopée d’Institutions muséales, a annulé sine die une exposition consacrée au peintre Philip Guston. Le prétexte ? On peut voir sur certains tableaux des représentations de membres du Ku Klux Klan…! On lit sur la page d’Art News ( : « Le show, qui devait voyager entre la ‘National Gallery of Art’, de Washington D.C., le ‘Museum of Fine Arts’, de Houston, le ‘Museum of Fine Arts’, de Boston, et la Tate a été repoussé à plusieurs années par les institutions dans une décision commune le mois dernier à partir de préoccupations de dépictions, par Guston, d’hommes du Klu Klux Klan.» J’ai traduit le mot ‘depiction’ par « dépiction », selon l’usage. Je ne sais pas si on se rend compte à quel point cet événement est, tout autant : grotesque, ridicule, et scandaleux. Mais, plus encore, tout cela est profondément triste.  Dans une lettre ouverte commune, signée par les quatre directeurs, on peut lire ceci : « Nous reconnaissons que le monde dans lequel nous vivons est très différent de celui dans lequel nous avons commencé de collaborer il y a cinq ans. Le mouvement de justice raciale qui a débuté aux U.S et irradié dans les des pays du monde entier, ajouté aux défis de la crise sanitaire globale, nous a conduit à une pause.» C’est un postulat tout à fait extraordinaire. Qu’est-ce qui, en cinq ans, a bien pu conduire quatre institutions a renoncer à une exposition qui, si elle avait eu lieu, n’eut certainement pas perturbé le déséquilibre global ?  (I.e, « global », pour « mondial ». Les américains disent ‘globalization’ quand nous, européens, disons « mondialisation »). Bien que la lettre des quatre directeurs ne mentionne pas les tableaux “klaniques”, la presse, comme cité ci-dessus, le précise bien, tout comme l’édition en ligne du New York Times, du 24 09 2020. Cela paraît tout de même assez incroyable, dans un pays où l’on peut défiler habillé comme bon vous semble, affublé d’une croix gammée, d’un uniforme SS, ou bien… d’une tenue régulière du KKK. Je ne dis pas que c’est normal, mais que c’est assez habituel dans le paysage du “Premier Amendement”. Mais il est vrai que Trump est passé par là, et qu’il a balancé de la gasoline partout où il le pouvait, fournissant bien souvent lui-même, et gracieusement, les allumettes. Ensuite, et tout de même, il faut y insister : qu’est-ce qui a changé si radicalement en cinq ans ? La lettre cite « le mouvement de justice raciale ». Est-ce en raison de ce “mouvement” que les expositions ont été annulées ? A-t-on craint des manifestations de “cancel culture”, soit ce mouvement assez récent qui censure l’expression de qui ou quoi que ce soit de jugé offensant ou discriminant à l’encontre des minorités, allant, par exemple, jusqu’à empêcher l’accès d’un professeur d’université à sa salle de cours ? Mais il y a déjà plus de trente ans des étudiants afro-américains sortaient d’une salle où un professeur de philosophie leur parlait d’Aristote, émules de cet autre mouvement, ‘political correctness’, pour qui Aristote ne signifiait rien d’autre que d’avoir été “blanc, européen, mort” (‘white, european, dead’). A-t-on cessé d’enseigner Aristote dans les universités ? Pas que je sache. C’était l’époque où on prétendait que les Grecs anciens n’avaient fait qu’hériter de la philosophie par les… Éthiopiens et Égyptiens, donc des “Noirs”… (Voir le livre de Bernal, Black Athena).

Mais, n’y a-t-il pas un “monde” entre les défilés extrémistes étasuniens et la peinture d’un artiste qui, évidemment, n’a jamais été membre de quelque groupe extrémiste que ce fut ? Si. Il y a un monde, une distance quasi intersidérale… Et c’est cette distance qui rend absolument incroyable la résonance du geste censeur. De quoi ont-ils eu si peur ? De ça :

Philip Guston, ‘Edge of town’, 1969,  huile sur toile, 195,6 x 280,7 cm, MOMA

Nous vivons des temps rétrogrades. Qui irait s’offusquer face à un tel tableau ? Des “cancéliens” ? Des fanatiques ? Des crétins ? Que se passe-t-il ? D’abord, vue d’ensemble. C’est une scène comique, grotesque. Deux membres du Klan assis dans une voiture qui ressemble à une boîte de conserve. Ils attendent, armés de planches à clous, et fumant un cigare. Effet comique : comment fumer avec une cagoule ? Pas facile. La forme à droite de la voiture fait irrésistiblement penser à une anse. Les deux fumeurs klaniques sont-ils dans une tasse géante ? Ils macèrent. Mais non!, on voit bien un volant (sa très vague dépiction, ceci dit). Il y a, chez Guston, une quadruple veine comique, ironique, grinçante, ridicule, qui parcourt son œuvre ; et ce tableau est bien fidèle à cet esprit. Alors qui, face à ce tableau, irait hurler au scandale ?

Philip Guston, ‘The Studio’, 1969, huile sur toile, 180,3 x 186,1 cm, Louisiana Museum of Modern Art

Autoportrait du peintre déguisé en ‘klansman’ peignant une tête de ‘klansman’. Mise en abîme. On ne croit pas si bien dire, car voici un extrait très intéressant provenant d’un texte écrit par Guston, en 1978 : « En tant que jeune garçon, j’étais un activiste politique radical, et bien que je ne sois plus du tout un activiste, je garde trace de tout. En 1967-68 je devins très perturbé par la guerre et les manifestations. Ils sont devenus mon sujet et j’étais envahi par cette mémoire. Quand j’avais 17-18 ans [en 1930], j’avais fait toute une série de peintures sur le Ku Kux Klan, qui était très puissant à Los Angeles à cette époque. Les services de police avaient ce qu’ils appelaient le ‘Red Squad’, dont le but principal était de briser toute tentative de se syndiquer. Je me souviens que c’était en 1932, 1933. Je travaillais dans une usine et fut impliqué dans une grève. Le KKK aida à casser la grève et alors j’ai fait toute une série sur le KKK. En fait, j’avais une exposition sur eux dans une librairie à Hollywood, où je travaillais en ce temps-là. Des membres du Klan sont entrés, ont pris les peintures du mur et les ont déchiré. Deux étaient mutilées. Ça a été le début. Ce sont des auto-portraits [i.e, ci-dessus]. Je me perçois moi-même comme étant derrière une cagoule. Dans les nouvelles séries de “cagoules”, ma tentative n’était vraiment pas d’illustrer, de faire des images du KKK, comme je l’avais fait avant. L’idée du mal me fascinait, et plutôt comme Babel qui avait rejoint les Cosaques, qui avait vécu avec eux et écrit des histoires sur eux, j’ai presque essayé de m’imaginer que je vivais avec le Klan. Qu’est-ce ça ferait d’être mauvais [‘evil’]? De planifier et comploter. Et alors j’ai conçu une ville imaginaire submergée par le Klan.»

Il est évidemment impossible de soupçonner Guston de la moindre collusion “klanique”. Alors pourquoi une telle censure “préventive”, digne ou presque de ‘Minority Report’ (K. Dick) ? Dans cette affaire, les royalistes ne furent-ils pas plus royalistes que le Roi ? Je veux dire par là que, si les quatre Présidents ont dû penser très spécifiquement au mouvement ‘Black Lives Matter’, comment établir un rapport avec Philip Guston ? Ce ne sont pas dans les musées que les afro-américains subissent les violences policières, et George Floyd n’a pas été assassiné par un artiste… Mais, en lisant des articles sur le sujet, on se rend compte aussi que l’exposition des tableaux a fait craindre une explosion de récriminations à l’encontre d’un supposé racisme au sein du monde muséal conjointement au manque de monstration de la “diversité”, ajouté au fait imparable que Guston était blanc, et que, fait aggravant, le sont aussi les quatre Présidents ! Scandale ! Comment, en plein Occident, des commissaires d’exposition et présidents d’institutions ainsi qu’un peintre peuvent-ils être blancs ?

Il y a bien un spectre qui hante la civilisation européano-américaine, et c’est celui de la Connerie.

Léon Mychkine

 

PS. The Brooklyn Rail a publié, le 30 septembre 2020, une lettre ouverte qui s’insurge contre le report des expos Guston, lettre qui a été à ce jour signée par plus de 2 600 personnes: https://brooklynrail.org/projects/on-philip-guston-now/


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