À l’occasion du “Studio Critique #4”, proposé par l’AICA France (informations ici), nous étions quatre critiques d’art à avoir la chance de passer deux jours dans l’exceptionnelle École du Fresnoy (Tourcoing), dirigée par Alain Fleischer, afin de rencontrer de jeunes artistes et leurs œuvres, de toutes sortes, du multimédia à l’installation, en passant par le film plus traditionnel. Il nous fallait choisir une œuvre et un artiste (ou deux, si l’œuvre était co-produite). Nous avons regardé, interviewé, de jeunes artistes talentueux, éveillés, cultivés, voire très cultivés, et aguerris, puisque la plupart ont déjà derrière eux des années de formation aux Beaux-Arts ou dans d’autres écoles. Ainsi, le Fresnoy, en quelque sorte, signe un parcours sommital pour quelques heureux élus, qui bénéficieront de moyens et d’aides tout à faits inédits sur le territoire. Cependant, parmi tant de talents, il fallait bien choisir ; mais c’est sans grande hésitation que je me suis tourné vers la proposition d’Hugo Pétigny. Le thème général du “Studio Critique #4” étant “L’art et la Science”, il m’a semblé évident que le travail d’Hugo, déjà, rentrait dans cette catégorie. De quoi s’agit-il ? Tout d’abord, puisqu’une image vaut (ça reste à voir) mille mots, dit-on, en voici une :
Avant toute chose, il faut le dire, il y a une logique claire dans le parcours de Pétigny, qu’il faut souligner. Comme son père, il a d’abord été électricien, et puis, intéressé par la photographie, tel que son parcours en témoigne : Bac pro Électrotechnique au Lycée Jeanne d’arc du Havre, Lycée des métiers de l’image au Havre ; Cégep de Matane (Québec) ; Licence Art plastiques Lille ; DNSEP Beaux arts de Tourcoing. Autant dire que son travail d’artiste rejoint exactement le point focal de son attention : l’électricité. C’est le moment de rappeler sa définition : La lumière est une onde électromagnétique sinusoïdale. La lumière est la seule “matière”/énergie capable d’adopter deux comportements, que l’on qualifiera de quantique : elle peut s’actualiser sous forme d’onde et/ou de particule, quasi “en même temps”, mais le “en même temps” est ici particulièrement difficile à saisir conceptuellement. Disons que si vous avez la possibilité d’examiner au plus près le phénomène de la lumière, vous ne pourrez pas l’étudier dans ces deux états en même temps, c’est comme si la lumière “choisissait” sous quel angle elle veut être captée, sous forme d’onde ou de particule. Une fois rappelées ces précisions, on voit le rapport, évident, entre le phénomène de la lumière, de l’énergie, la chaleur, et… l’image.
Memento : rappelons-nous en effet que Nicéphore Niépce, le pionnier, appela son invention « héliographie », littéralement, l’écriture du soleil. 200 ans plus tard, Hugo (permettez que je l’appelle Hugo), perpétue à sa manière cette écriture directe, puisque la lumière qui éclaire et active donc l’électrochimie présente sur la table provient non pas d’EDF mais d’un panneau solaire fixé sur le toit du Fresnoy. Le titre de son installation, “Électrographie de l’argent”, fait donc référence directement à l’histoire de la photographie, puisque c’est Niépce qui tenta le premier de l’utiliser pour faire une image, en plaçant du sel d’argent au fond d’une chambre noire. Mais ça n’a pas été concluant. Ensuite, c’est le daguerréotype qui se composait d’une plaque de cuivre recouverte d’une couche d’argent, exposée à des vapeurs d’iode, qui se combinaient à l’argent par réaction chimique, pour créer de l’iodure d’argent, sensible à la lumière. Ensuite, ceux que les Anglais considèrent comme le véritable promoteur de la photographie (et mon gène anglais qui remonte à une quadrisaïeule britannique du côté paternel m’en trouve d’accord), c’est William Fox Talbot qui invente le négatif. Contrairement à l’image positive du daguerréotype, sa technique permet de reproduire plusieurs fois l’image sur du papier. De 1839 à 1841, Fox Talbot travaille sur son procédé (le calotype) pour l’améliorer. L’exposition en chambre noire est maintenant réduite, grâce à un traitement à l’acide gallique qui permettait un développement de l’image latente. L’hyposulfite de soude (découvert par le scientifique John Herschel) lui permet de fixer l’image. Le fixateur dissous les sels d’argent et donne une pérennité à l’image.
À l’instar des dictionnaires, l’œuvre présentée par Hugo Pétigny, titrée “Électrographie de l’argent”, possède plusieurs Entrées : une entrée visuelle-esthétique, et plusieurs autres qui sont : techniques, commerciales, politiques, écologiques, historiques, photographique, — et, la plus pertinente ; autopoïétique. Notez que je parle bien de poïétique, et non pas de poétique ; et je vais y revenir. Mais partons d’abord de l’entrée technique. Des capteurs solaires disposés comme des personnages autour d’une table que l’auteur qualifie de « diplomatique », du nitrate d’argent, et de l’eau, pour arroser un jour sur deux la plante minérale, chauffée par des ampoules appendues reliées à un panneau solaire, sur le toit du Fresnoy. Qu’est-ce que cela donne, et qu’est-ce que cela va donner ? Je cite Hugo : « les capteurs solaires envoient de l’électricité dans le bain, ce qui va développer des cristaux d’argents entre les pôles négatifs et positifs. Si le nombre de cellules est grand (10 cellules = 5 Volts), les cristaux se développeront rapidement mais se désagrégeront également rapidement. S’il n’y a qu’une cellule (0,5V) les cristaux seront plus épais et dureront plus longtemps. » Avec son dispositif, il faut bien comprendre que la pièce installe une dramaturgie particulière et une temporalité propre. Et, précision importante, dès le début de la mise en route des processus, Hugo perd la main. Les cristaux d’argent vont se décomposer, le nitrate restant va attaquer et désagréger les cellules solaires. Au passage, détruisant la connectique qui est faite d’argent, dans la pièce, qui, me rappelait, ou plutôt m’apprenait son auteur, que, dans la photographie argentique, c’est durant l’épreuve au bain révélateur que l’argent, noircissant à la lumière se désintègre. Et même une fois déconnectée, la plaque de verre n’en deviendra pas moins inerte ; l’activité va continuer, et c’est tout l’intérêt du processus autopoïétique, il s’engendre tout seul, avec son environnement, comme une cellule organique. Rappelons tout de même la définition de l’autopoïèse, telles que données par son promoteur, le chercheur Francisco Varela (1989) :
« Un système autopoïétique est organisé (défini comme une unité) comme un réseau de processus de production (transformation et destruction) de composants qui (i) régénèrent continuellement par leurs transformations et leurs interactions le réseau qui les a produits, et qui (ii) constituent le système en tant qu’unité concrète dans l’espace où il existe, en spécifiant le domaine topologique où il se réalise comme réseau »
Bon !, il faut le reconnaître, Hugo ne reproduit pas intégralement toute la chaîne du processus autopoïétique ; il s’agit ici d’un système autopoïétique entropique, soit sa dégradation ; tandis que les systèmes autopoïétiques des organismes luttent justement constamment contre l’entropie, sous peine de disparaître ; mais je suppose que c’est aussi pour signaler, à sa manière, l’entropie triple-galopante qui atteint les systèmes planétaires qui subissent une attaque sans précédent depuis la main de l’homme, mais, plus encore, une destruction que cette même main ne peut plus en aucun cas freiner ; car de nouveaux systèmes entropiques s’autoreproduisant eux-mêmes, ont transformé, muté, leurs anciens créateurs humains en purs spectateurs, dépossédés de leur propre pouvoir de création ou de destruction de leur œuvre. Ainsi, à sa manière, Pétigny met en place un système entropique et autopoïétique, depuis une déviation historique de la l’histoire de la photographie. Hugo continue de faire écrire le soleil, mais avec des filtres contemporains, ceux de l’anthropocène. Car, d’après le fameux marronnier qu’il n’existe pas de création sans destruction, on peut dire que l’œuvre de Hugo ne déroge pas, justement, à cette histoire, tout de même très spécifique, et sûrement pas universelle. Car, posons la question, par exemple un peintre, que détruit-il ? Un sculpteur, au sens classique, prélève du matériau pour produire quelque chose d’autre, mais il contrôle sa destruction (ou bien il ne contrôle rien d’autre que son effondrement chaotique — les “Cassables” d’Arnaud Vasseux, par exemple). La démise de l’artiste face à son œuvre libère les aspects révélateurs du processus autopoïétique ; laisser faire les choses, qui, toutes, à leur niveau, sont des expériences ; parce que rien n’est inactif dans l’univers, comme le philosophe A.N. Whitehead nous l’a démontré et systématisé en 1929. William James ainsi qu’Edwin B. Holt avaient ouvert la voie, d’un point de vue logique : si tout est actif dans l’univers, alors toute activité, par extension, peut être qualifiée d’expérience, ce qui allait permettre — à un niveau spectaculairement upgradé dans la théorie — à Whitehead d’écrire : « La pierre est maintenant conçue comme une société de molécules séparées en agitation violente» (“The stone is now conceived as a society of separate molecules in violent agitation”, Process and Reality).
Depuis le commencement de l’expérience artistique, le spectateur doit “activer” l’œuvre lui-même. Avec l’art autopoïétique, l’œuvre s’auto-alimente elle-même, c’est un milieu, au sens de biotope, ou, plutôt, d’électrotope. Hugo ouvre-t-il ici une perspective nouvelle ? N’étant pas prophète, je ne saurai le dire, mais cela me semble assez remarquable pour au moins en effleurer l’idée. Maintenant, si nous regardons cette œuvre du pur point de vue esthétique, qu’en pouvons-nous dire ? De loin, avec les lampes qui éclairent par en dessus la table diplomatique, on pourrait presque trouver là un air de fête.
De plus près, il y a un contraste avec le chaos du nitrate, attaqué par les quelques avant-postes, on en compte 12, de la connectique d’argent.
Nous pourrions très bien voir là une carte du Point de situation, au moment T, comme on dit dans le langage stratégique. De plus près encore, l’image montre des plaques photovoltaïques encore parées d’un beau bleu azur qui paraît bien calme en regard du combat central.
Encore plus proche, cela semble une floraison, eau et nitrate deviennent arborescents ; ils diffusent.
Et puis, telle image nous montre la désintégration des cellules, produisant des effets chromatiques assez intenses, vert mousse chromé, bleu gentiane, et turquoise pastel :
L’œuvre autopoïétique développe ce qu’aucune autre œuvre artistique ne saurait déployer ; à savoir, et je l’ai dit, une activité interne, au sens expérientiel, et donc, poïétiquement, une “vie” externalisée par des matériaux actifs (rien n’étant inerte dans l’univers).
On peut visionner une vidéo fournie par l’artiste sur la petite chaîne d’Article, ici , et découvrir son propre site ici
Refs. F. J. Varela, Autonomie et connaissance. Essai sur le vivant [Principles of biological autonomy, 1979] Paris, Ed. Le Seuil, 1989 /// A.N. Whitehead, Process and Reality. An Essay in Cosmology, Macmillan, 1929 [The Free Press, 1978], traduit ainsi en français : Procès et réalité. Un essai de cosmologie, Gallimard, 1995. /// William James, http://fair-use.org/william-james/essays-in-radical-empiricism/a-world-of-pure-experience aussi dans Essais d’empirisme radical, éditions Agone. /// Fabrice Bothereau, Des Compositions de l’expérience. Whitehead, l’hylémorphisme et le phénomène, Zeta Books, 2015
Entretien avec Hugo Pétigny, artiste, à l’École du Fresnoy
Léon Mychkine
écrivain, critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant
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