Image, khôra, Smyrne, Ruines, Caspar

Nous sommes fascinés par les images du passé. Mettons-nous d’accord de suite : Qu’est-ce qu’une image ? Une image, c’est une photographie. À partir de là, un tableau fait de peinture, de matériaux, n’est pas une image. Un tableau photographié et reproduit dans une publication devient une image, mais cela ne transforme pas le tableau en image. On parle aussi d’« image mentale », mais peut-on dire qu’une photographie est une image mentale ? L’expression même d’image mentale a donné et donne toujours lieu à des débats actuels qui remontent à… Platon. Les êtres humains ont, de longtemps, chercher à représenter le monde sensible. Il n’y a pas de monde sensible sans accueil d’un quelconque matériau, et, cet accueil, c’est l’empreinte (khôra) : « La khóra donne donc son mode d’existence à la chose sensible, en lui fournissant un lieu où elle apparaît et d’où elle disparaît » (Brisson, 2003). Je vois au devant de moi tout ce qui fait l’habituel décor diurne : bureau, écran, fenêtre, ciel. Si je reviens m’assoir à 22h sans allumer la lumière, je ne vois plus rien. Les choses n’ont pas disparu, mais la khôra ne peut pas s’adapter au manque de lumière, disons-le ainsi. Maintenant, je prends en photo ces éléments, je crée  une “copie” du monde sensible. Quel statut a cette copie ? Les philosophes grecs avaient deux notions pour ce type de copie : eidôlon, eikon. La première signifie une copie illusoire, telle qu’un tableau ; la seconde une reproduction fidèle… Les raisins de Zeuxis ? On le sait, selon la légende, Zeuxis peignit si fidèlement des raisins que des oiseaux s’en vinrent sur la toile pour les picorer. Mais un tableau, tout mimétique qu’il soit, n’offre que deux dimensions, alors, un degré supérieur de mimétique sera trouvable dans la sculpture, et, alors, nous emploierons le terme d’eikon. Ainsi, une photographie est donc un eidôlon, une copie illusoire du monde sensible actualisé dans la khôra.

La photographie d’un tableau donne une image, tandis que la photographie d’une photographie, ou bien la reproduction d’une photographie, donne toujours une image.

Joseph Philibert Girault de Prangey, “Smyrne”, 1843, Pont des Caravanes, source gallica.bnf.fr

Pourquoi sommes-nous davantage fascinés par ce qui semble une vraie ruine qu’une fausse, davantage que chez Hubert Robert, par exemple ? Parce que ce sont de “vraies” ruines. Chez Robert, nous ne savons jamais vraiment s’il s’agit d’une restitution ou d’une implémentation. Peut-être faudrait-il étudier chaque ruine robertienne, mais je n’en ai pas le temps (ni l’envie). Bien entendu, il ne saurait être question de formuler un reproche uchronique à l’encontre de Robert, comme si la photographie existait déjà en 1776 ; mais — on peut le reconnaître —, les ruines sont plus belles et saisissantes en photographie qu’en peinture. Bien sûr, les ruines étaient à la mode au XVIIIe, au point que Robert et d’autres peintres en ont produit abondamment, ce qui permettait d’alimenter la mode, et la bourse. On sait aussi qu’en ce même siècle, la “folly” des jardins aura produit son lot de ruines artificielles. Et c’est justement à travers ce regard rétrospectif et, pour ainsi dire, jumelé — stéréoscopique —, qu’avec une certaine lasse suspicion, ou suspicieuse lassitude nous considérons les ruines de Robert, qui, rappelons-le, fut surnommé “Robert des Ruines”. Bien. Ci-dessous, une belle image de Prangey ; des ruines sises en la cité antique de Carie, en Asie Mineure.

Joseph Philibert Girault de Prangey, 1842-44, “Aphrodisias. Colonnes torses”, photographie, gallica.bnf.fr

Une ruine en 1842. La trouve-t-on toujours en 2021 ? J’ai recherché des images sur l’internet, mais si on peut voir beaucoup de ruines d’Aphrodisias encore aujourd’hui, je n’ai pas trouvé celle de Prangey. C’est peut-être aussi ce sentiment que nous donne la photographie, celui de la temporalité, non pas dans le sens banal, mais dans celui qui nous fait penser l’événement comme ayant eu lieu ; ce que ne donne pas l’image des tableaux de Robert, on y a instauré un climat d’éternité. Ajouté à cela, en photographie, il y a cette nette vision d’un ajout dans le réel. En quelque sorte, la photographie de Prangey nous montre des artefacts dans le monde naturel (certes, lui aussi, transformé). Il y a un côté “chantier”. On pourrait aussi tout à fait imaginer qu’il s’agit d’un édifice en construction, voire, en reconstruction.

Prenons ce détail chez Robert :

 Hubert Robert, “Ruines romaines”, 1776, peinture à l’huile, 49 x 74 cm, Petit Palais, Paris

C’est une peinture plate. Pas de relief, pas de contraste, c’est fade. Nous n’avons pas de mise en scène, pour tout dire, Robert laissant toute la supposée dramaturgie à la ruine, qu’il suppose suffisamment énactivante. Or, apparemment, il aura surestimé et surdéterminé l’effet de ses cailloux (ce ne fut pas le seul, c’était bien une mode). En fait, à regarder les peintures de ruines, j’ai l’impression que la plupart sont sans intérêt. Mais, comme par hasard, c’est encore ce cher Caspar David qui vient nous en remontrer :

C.D. Friedrich, “L’abbaye dans une forêt de chênes” (Abtei im Eichwald), 1809–1810, huile sur toile, 110 × 171 cm, Alte Nationalgalerie, Berlin

Caspar David savait très bien la relative inanité des ruines, en soi (‘in sich’), il a donc ajouté de gigantesques arbres morts et menaçants, et des figures humaines très réduites eu égard à la monumentalité de ce qui reste de façade. Pour ne rien dire de l’éclairage, sépulcral, avec averses de ténèbres. Peinture de la fin d’un monde ; celui des Dieux.

 

Note. Sur l’adjectif “énactivante”, voir ici.

Ref. Luc Brisson, “À quelles conditions peut-on parler de “matière” dans le Timée de Platon”, Revue de Métaphysique et de Morale, 2003/1, n°37 



Léon Mychkine