On parle parfois de la souffrance des artistes, et souvent elle est associée à la mythologie artistique. Mais cette souffrance, de nos jours, nous ne l’entendons pas forcément ; non pas que les artistes ne souffriraient plus, mais ils sont peut-être davantage pudiques, ou bien sont-ils moins “torturés”, comme on dit. Je ne sais pas, je n’en parle jamais avec aucun artiste, et aucun ne m’a fait de confidence à ce sujet, si ce n’est celle qui touche à la régulière trinité travail-argent-vente, faisant que beaucoup d’artistes ne sont pas assez connus, ni assez reconnus, et ne vendent donc pas assez, ce qui, à force, en désespère plus d’un. C’est d’autant plus rageant quand on fait un bon travail. Mais il y a tellement d’artistes ! Et certainement un grand nombre de bons artistes. Et alors, les espaces d’exposition sont-ils proportionnels au nombre de bons artistes ? Probablement pas. Mais alors, si mon raisonnement est valide, nous ne devrions trouver que des bons artistes dans les expositions. Réponse : non, car ce serait pêcher par idéalisme que de le croire. De fait, en dehors de cette trinité basique, je ne connais pas d’artiste en état de souffrance exceptionnelle. Et je précise immédiatement que le fait que je n’en connaisse ne veut pas dire qu’il n’en existerait pas, ni même que certains artistes avec qui je me suis entretenus ne souffriraient pas davantage que ce que la vie nous réserve en terme de peine, et qu’ils n’ont pas jugé nécessaire de m’en informer, car, bien entendu, on ne confie pas des souffrances lourdes au premier venu. Cela dit, il existe aussi ce que l’on pourrait appeler la catégorie des grands souffrants, et Francis Bacon y tient une place incontestable. Je l’ai déjà écrit : sa peinture ne me fait rien ; mais ce “rien” ne signifie pas que je suis bien entendu persuadé qu’il ne s’y joue pas quelque chose ; ce n’est pas parce que je ne ressens rien qu’il n’y a rien à ressentir. D’ailleurs, je ne serais pas surpris qu’à la fin de cet article, mon détecteur soit passé de “rien” à “quelque chose”. En lisant ses entretiens, j’ai appris que Bacon était extrêmement seul, il le dit durant celui de 1966 avec David Sylvester :« DS : Parlons […] de cette position très isolée dans laquelle vous travaillez. Cet isolement est évidemment un grand défi, mais y trouvez-vous aussi une frustration ? Seriez-vous dans un groupe d’artistes travaillant dans une direction similaire ? FB : Je pense qu’il serait plus excitant d’être parmi des artistes travaillant ensemble, et à même d’échanger… Je pense que ce serait terriblement agréable d’avoir quelqu’un à qui parler. Aujourd’hui il n’y a absolument personne à qui parler. Peut-être que je suis malchanceux et ne connais pas ces gens. Ceux que je connais ont des attitudes très différentes de celles que j’ai. Mais je pense qu’en fait les artistes peuvent s’aider les uns les autres. Ils peuvent clarifier leur situation l’un l’autre. J’ai toujours pensé l’amitié comme quelque chose où deux personnes se déchirent vraiment l’une l’autre et peut-être de cette manière on peut apprendre quelque chose l’un de l’autre. DS : Avez-vous eu retiré quoi que ce soit depuis ce qu’on appelle la critique destructive faite par les critiques ? FB : Je pense que la critique destructive, spécialement par d’autres artistes, est certainement la critique la plus utile. Même si, quand vous l’analysez, vous pouvez ressentir que c’est faux, au moins vous l’analysez et pensez à son sujet. Quand les gens vous louent, c’est très plaisant d’être loué, mais cela ne vous aide pas vraiment. DS : Pensez-vous que vous puissiez être à même de faire une critique destructive des travaux de vos amis ? FB : Malheureusement, avec la plupart d’entre eux, je ne peux pas le faire si je veux les garder comme amis.» La solitude de Bacon semble manifeste dans cet échange. Il peint depuis une position — pour reprendre le terme de Sylvester —, et il s’y trouve toujours seul. Personne pour lui dire si c’est bon, s’il va dans le bon sens, personne pour l’encourager, et, surtout, rompre la solitude, qui, certes, pour un artiste, est fondamentale, mais qui peut aussi constituer une sorte de herse invisible à travers laquelle personne ne vient tenter de passer, et depuis laquelle on ne peut pas forcément faire passer non plus quoi que ce soit de cogent, de compréhensif, d’intelligible ; et cette herse invisible, c’est la plus défensive qui soit, car elle est comme un exo-squelette ajouté à la chair. Mais il n’y a pas que la solitude. Il y a quelque chose de très sombre chez Bacon, une sorte de hantise psychique, faite de violence originelle et de traumas. Ainsi, en visionnant le film A brush with violence (2017), le film documentaire de Richard Curson Smith, sur la vie de Francis Bacon, nous apprenons certains faits et épisodes extrêmement bouleversants. Ce film docu est fait de témoignages de personnes qui l’ont très bien connu, et d’extraits d’archives où Bacon apparaît. Michael Peppiatt, historien d’art et critique d’art, déclare : ‘This is the grand central enigma about Bacon : Where dit the darkness come from ?’ « C’est la grande énigme centrale au sujet de Bacon : D’où venait cette obscurité ?» Cette question est partiellement résolue dans le film, où nous apprenons deux faits fondationnels. Annalyn Swann, critique d’art et biographe, nous rappelle que Bacon était asthmatique, et que son père élevait des chevaux. Elle suggère, dans ce film, que Bacon devait avoir bien du mal à respirer vue la poussière produite dans un tel environnement ; et Peppiatt remarque bien sûr les bouches grandes ouvertes dans les tableaux pour pointer chez ses personnages des formes de halètements désespérés. 2) Bacon, adolescent, découvre son identité homosexuelle. Lord Alexander P.G.R. Gowrie, ami de Bacon, dit que le père de Bacon fera fouetter son propre fils par les jeunes palefreniers. Il ajoute cette confidence très troublante que Bacon, au lieu de haïr son père, était sexuellement attiré par lui. Un autre ami, celui-ci depuis sa jeunesse, John Richardson, ami historique de Bacon et historien d’art, déclare : « Francis était un masochiste-né.» Swann ajoute ce fait « intéressant » d’après elle que, dans l’écurie, Bacon aura eu ensuite des relations sexuelles avec l’un des garçons bourreaux… Enfin, le père veut se débarrasser de ce fils perdu à ses yeux, et le confie à un ami plus âgé. Bacon (en Français) : « Mon père et ma mère, étaient dégoûtés avec moi. Alors, mon père m’a offert à son ami. Alors il est tombé amoureux de moi. Il m’a emmené à Berlin, quand j’avais 17 ans. Alors, après Berlin, j’étais complètement déformé.»
En sus, le masochisme supposé de Bacon se trouve assez patent avec sa relation entretenue avec un ancien pilote de la RAF, Peter Lacy. Une voix off nous dit que durant la Guerre, Lacy, pilote d’un Spitfire, eut un accident, et que son système nerveux fut touché, si bien qu’il était sujet à des moments d’extrême violence. Et c’est pourquoi Richardson confie qu’il n’aura jamais connu une personne aussi « sadique » que Lacy. De fait, lors d’une dispute, qui eut lieu dans une maison de campagne lui appartenant, Lacy projeta Bacon à travers la fenêtre du deuxième étage et Bacon s’écrasa dans l’herbe et s’en sortit avec des blessures terribles à l’œil et au visage, mais, précise Richardson, « cela lui fit aimer Peter Lacy davantage ». De fait, il n’est pas étonnant que Lacy devint, comme le dit Peppiatt, la figure principale des portraits mâles dans les tableaux de Bacon, et Richardson précise que Lacy frappait régulièrement Bacon, et que ce dernier « l’encourageait activement et appréciait [cela], et il transforma ces choses horribles, terribles, en quelque chose de magique, en de grandes tableaux.» Il semble que les dernières années de sa vie, Bacon ait eu des relations plus apaisées avec ses partenaires, mais la majeure partie de celle-ci aura été perturbée par un rapport tout à fait incompréhensible avec la violence, l’humiliation et la punition. Après, c’est peut-être compréhensible, mais nous n’allons pas nous lancer dans une psychanalyse à distance, ce n’est pas dans nos attributions. Toujours est-il que, de ce mélange biographique explosif et traumatique, Bacon a fait quelque chose. Et il semble que c’est à l’occasion de son premier voyage à Paris (1928), qu’il découvre la peinture contemporaine, et c’est un choc. Bacon : « Je suis resté quelque temps à Paris, et c’est durant ce temps, chez Rosenberg, que j’ai vu une exposition de Picasso, et je pense, qu’à ce moment, j’ai pensé que j’essaierais de peindre aussi ». Bacon, de retour en Angleterre, a décidé de devenir peintre. Ce qui est très caractéristique de sa vie d’artiste, c’est que, dès le début, il va détruire des dizaines de pièces, et il le fera toujours à la fin de sa vie (son voisin, devenu ami et homme de confiance, beaucoup plus jeune, s’en chargera, découpant et tailladant au Stanley devant Bacon les peintures, emmenant le tout dans une décharge, et vérifiant que tout fût incinéré). Rentré de Paris, Bacon est évidemment très influencé par ce qu’il a vu, et l’image ci-dessous en témoigne.
On voit ici, bien entendu, une sorte de mixte entre cubisme et constructivisme, qui n’ira pas très loin. Cependant, en 1933, l’influence commence à disparaître remarquablement
Que s’est-il passé entre la fin des années 20 et le début des années 30 ? Bacon a fait des recherches, s’est cultivé davantage, et probablement que le saut baconien (“devenir” Francis Bacon, et non pas refaire ce qui a déjà été fait), lui a été permis par la découverte de la théorie biomorphique. Rappelons que la théorie biomorphique est promue en 1895 par Aldred C. Haddon, professeur de zoologie, dans son livre Evolution in Art. C’est un ouvrage assez extraordinaire, dans lequel Haddon essaie d’associer les formes naturelles aux formes crées par les humains, le tout dans une sorte de Grand Décalque de l’inorganique vers l’organique, et inversement. Dans ce livre, nous trouvons, par exemple, cette illustration
Il s’agit d’un objet rituel Zuñi. Regardez la figure centrale, cette sorte de personnage au visage triangulaire et au tronc en forme de vulve. Comparez avec l’image au dessus, la ‘Crucifixion’ de 1933. Y voyez-vous un certain rapport ? C’est possible. Et on peut imaginer Bacon feuilletant l’ouvrage de Haddon, de plus en plus perplexe et fasciné. De fait, je fais l’hypothèse que c’est à la croisée des théories de Haddon, surtout des illustrations, et de la peinture vue à Paris et spécialement celle de Picasso, que Bacon va développer sa propre taxonomie. Il va s’engager dans une voie qui lui sera absolument propre. Il ne s’agira pas de produire une sorte de mixte esthétique entre théorie, ethnologie, et peinture contemporaine. Mais redonnons la définition du biomorphe. Pour Haddon : « [L]es termes “zoomorphe” et “phylomorphe” ont été employés pour les représentations en art des plantes et des animaux. Bien que l’homme, zoologiquement considéré, est un animal supérieur, il convient de s’abstenir du terme “anthropomorphe”, qui a été utilisé par des écrivains pour exprimer les représentations de la forme humaine. Tout trois ont un rapport aux être vivants, par conséquent il y a une pertinence de les classer sous la désignation générale de “biomorphe”. Le biomorphe est la représentation de quoi que ce soit de vivant en contradiction avec le skeuomorphe, qui, comme nous l’avons vu, est la représentation de quoi que ce soit de fabriqué, ou du physicomorphe, qui est la représentation d’un objet ou d’une opération dans le monde physique. Le fait qu’il y ait de la vie dans l’origine du biomorphe apparaît dans la plupart des cas qui exercent une influence sur le biomorphe lui-même, tel qu’il pourrait en venir à être décrit comme une vitalité empruntée.» Je ne vais pas développer plus avant la théorie de Haddon. Disons que nous avons un indice : il est tout à fait possible, car historique, d’associer des formes organiques à d’autres qui ne le sont pas. Ce faisant, durant l’opération plastique, la vie vient s’incruster dans l’inorganique, c’est proprement une forme d’animisme (tracer des cercles parallèles sur un vase, savoir que les lignes symbolisent la vie, et les espaces la mort ou le chaos, faire cuire la poterie, la faire sonner, et entendre sa “voix”. Exemple tiré de Haddon). Dans ces quelques lignes, je n’entends pas synthétiser la pensée de Haddon et la théorie biomorphique, qui connaît encore aujourd’hui des développements (chez Peter Briggs ou Catherine Geoffray, par exemple), je tente juste de tracer une ligne de conduction entre Bacon et ses influences pour devenir Bacon. Si Bacon a lu ce livre de Haddon, et c’est fort probable, il n’aura pas manqué la phrase disant que l’homme est un animal supérieur… Rappelons que la théorie darwinienne que l’homme descend d’autres formes biologiques antérieures sera exposée dans son livre The Descent of Man, 1871. On voit donc que Haddon a adopté la pensée darwinienne, ce qui, même encore en 1895, est loin de faire consensus (et qui ne le fait toujours pas d’ailleurs pour les fanatiques religieux…). L’homme est un animal supérieur… Je pense que Bacon a opéré une sorte de synthèse biomorphique, tentant d’injecter du vivant (ce que Haddon appelle aussi la « vitalité ») partout où il le pouvait, et, de la même manière, rendant participative l’objectité dans l’exposition des corps, soit, dit autrement : greffer des objets dans l’organique, greffe qui, de fait, produit des monstres, associé au fait que la pensée que l’homme est un animal (supérieur) rend, de facto, l’homme monstrueux. Les animaux ne sont pas des monstres, mais l’homme (re)devenant purement animal est un monstre. Biomorphisme, tératomorphisme et thérioporphisme (déformation monstrueuse des corps et des visages, et greffage de parties animales sur le corps humain), voici la recette baconienne, il me semble. Et quand je dis « recette », je ne veux pas dire truc, mais éléments de base pour cuisiner la peinture et la question de la représentation. À partir de ce moment où Bacon “trouve” la bonne manière d’exprimer tout cela — les traumas et la passion pour la peinture, entre autres —, ça sort.
à suivre…
Léon Mychkine
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