Improvisation/samples/Colin-Collin/#3

Voici le corps du dé-lit.

On pourrait croire que la peinture de Colin-Collin est le produit d’une douce transaction entre les pigments, l’élément liquide, et elle-même. Que nous serions dans une application standard (“je peins comme je respire”, disait la comtesse d’Hispano-Suiza). Mais tel n’est pas le cas. Un tableau est ici le résultat d’une lutte silencieuse, entre les processus : `

« Une fois que j’ai préparé la toile, le premier fond, donc un aplat de couleur, je mets une couleur pleine d’eau, sur toute la surface. Puis une autre, que je passe rapidement à l’intérieur, un dessin rapide, et là je lève un côté de la toile, qui fait que tout s’écoule. Et ensuite j’en lève un autre. Et je fais migrer, comme ça, les couleurs, de façon à ce qu’elles se mélangent, sans mon geste de tracer. Les couleurs se répandent avec le parcours de l’eau.»  Tout ce processus n’est qu’une première étape. Si tout fonctionne, Colin-Collin va apposer son trait. Là encore, une étape délicate et décisive. Si raté, ce qui arrive souvent (dixit), alors tout re-commence ; elle, l’artiste, ponce, et s’est reparti. Ainsi, on obtient un corps, le tableau, qui donne une lecture transcrite, ou relue, ou palimpsestée (dé-lue). [Je ne m’explique pas très bien pourquoi j’ai écrit « Ainsi, on obtient un corps, le tableau », mais cela me semble juste, sans que je ne puisse théoriser là-dessus outre mesure.

1ère étape. Le “fond-profondeur” devenu “fond-surfaçant”, ou surface fondue, donne bien lieu à un “à-lire” et, en même temps, à un “dé-lire”. Je pense que c’est très difficile à faire, ça ne peut pas marcher à tous les coups (ce dont témoigne le dire de l’artiste). Parce que ça pourrait être téléphoné, “je fais un fond indistinct, troublé, troublant, et j’appose un trait”; mais c’est plus compliqué.

Succédané, Arrêt/sur image (mentale et pratique → en amont) : « grande concentration […] ce travail avec la liquidité, s’est beaucoup amplifié. […] les fonds, qui auparavant étaient plutôt des aplats, se sont mis à dessiner.»

Comment un fond se met-il à dessiner ? Parole d’artiste, parole artiste. 

« …je me suis rendu compte que ce format, c’est moi. Ce format, c’était déjà celui d’un lai de papier, de 150 par 170 […] la temporalité entre mon corps et le format, les gestes. Il s’agit de comprendre l’espace de ce format-là. Et c’est moi, parce que c’est ma taille et c’est l’amplitude de mes bras qui permet que je peux les déplacer toute seule.» Là encore, parole d’artiste. Les lecteurs fidèles, habitués, savent que je tiens en très haute estime la parole des artistes, je la considère aussi importante que celle des philosophes (non médiatiques), ou encore les chercheurs scientifiques. Je ne vois pas pourquoi la parole des artistes ne devrait pas être prise au sérieux autant que la leur. Donc acte. Ainsi, il faut bien réfléchir à ce que nous disent les artistes, car ils représentent (aussi) une interface entre le monde purement humain et le monde des objets, et le monde naturel ; position rare et excellente. Quand Colin-Collin nous dit que ce format, c’est elle, il faut y réfléchir à deux fois. Y réfléchir ne signifie pas déjà que nous aurions une idée derrière la tête, et que nous connaissons d’avance ce que nous allons dire. Non. Nous ne le savons pas. Reprenons. Comment identifier un format de toile à soi-même ? C’est une question anti-cartésienne. Il faut se mettre dans une autre position, radicalement différente, et ‘upgradée’: une position de sujet-objet d’expérience, ce que Whitehead (hélas trop peu lu), avait nommé le ‘superject’, soit la faculté, la capacité, la disposition, pour tout être expériençant, d’être à la fois sujet & objet de ses expériences, à la fois, d’où le mot valise conceptuel de ‘superject’. Nous ne sommes plus chez Descartes, mais en 1929, soit hier, dans le temps philosophique. En prenant l’artiste comme sujet & objet de ses expériences (productives) esthétiques, nous remontons à une certaine forme d’origine de l’art, ni plus ni moins. Je — première personne fictive-artiste — m’identifie à ce format objectif parce que je vais y projeter quelque chose de moi, quelque chose qui est issu de moi. Ce processus opératoire est toujours mystérieux, et inexpliqué : pourquoi cette nécessité de s’hypostasier dans un objet ? C’est la question de l’existence même de l’art. Tout le reste n’est rien du tout. En disant cette phrase, Colin-Collin ne joue pas à dire, elle dit ; et ce dire sort comme cela, c’est, pour elle, évident. Ce ne l’est pas pour le vulgum pecus, et c’est pour cette raison qu’il faut tenter d’expliciter, toujours, la parole des artistes. Car si, comme le rappelait le philosophe Jacques Bouveresse, la littérature est un des moyens de la Connaissance, il est bien évident que l’art en constitue un aussi ; et, quand nous aurons rappelé que la littérature est aussi un art (sauf pour les vendeurs de livres, généralement) alors tout cela sera bien logique à comprendre, et nous aurons produit une sorte de syllogisme inconscient. Reprenons.

Un, une artiste, c’est quelqu’un qui s’hypostasie, se “transforme”, dans quelque chose d’autre qu’elle, que lui. C’est une opération indispensable, c’est la base. De la même manière qu’un écrivain se projette dans l’écriture, un artiste se projette dans sa toile, surface, ses outils, ustensiles, etc. Du coup, une fois que nous avons élargi le champ de la parole propre à Colin-Collin, nous comprenons peut-être mieux ce que cela peut vouloir dire. Allons donc plus loin : La projection hypostasique dans un medium (papier, écran d’ordinateur, toile, peinture, crayon, papier, etc.), d’un certain côté, constitue l’un des prolongements de l’humanité : nous avons besoin (Arendt) de choses qui nous sont à la fois familières et étrangères, et dont, surtout, la durée de vie nous dépasse. L’inhumanité commence dès que l’on considère que nous n’avons pas besoin de cela. En écrivant ainsi, je ne produis pas un discours grandiloquent, je n’ai fait que, on dirait en anglais : state the obvious (postuler l’évidence). Puisque, d’un certain côté, ce que dit ici Colin-Collin sur son corps-esprit hypostasié dans la toile, est évident pour la plupart des artistes, cela ne soulève aucune question incompréhensible, aucune stupeur, c’est quasiment banal. Cependant, il peut en aller autrement pour celui ou celle qui n’est pas artiste, d’où l’utilité des discours de médiation (dans le sens intelligent du terme). Et qu’on n’aille pas chercher ici un argument qui serait de l’ordre du privilège, du genre “vous n’êtes pas artiste, et donc cela vous échappe, ce n’est pas pour vous”. Bien cuistre et outrecuidant serait celui qui sait comment, en définitive, un être humain est capable de créer de l’art, cependant que, comme tenté ici, on peut toujours aborder certains de ses prédicats (disposition + capacité + hypostase).

2ème étape. « Et cette seconde étape, où je pose un trait ou un geste par dessus, elle est de plus en plus difficile, parce qu’en fait ce geste se réduit, et j’ai envie, maintenant, qu’il se réduise de plus en plus, à la façon de poser le pinceau à la surface. Et j’ai l’impression que cette prise de contact contient déjà un dessin. Une espèce de minimum du dessin. Juste la façon dont tu poses le pinceau à la surface. […] ma peinture est très répétitive, et je suis très obsessionnelle. C’est un peu comme si je faisais tout le temps la même chose; et que cette chose se déplace, en faisant, à la fois parce qu’elle s’épuise, et parce que je change, je découvre des envies en faisant.» Certains tableaux, présents à la Progress Gallery, témoignent de cette envie d’effacement, de mise en discrétion, comme ici :

Claire Colin-Collin, sans titre, peinture acrylique sur toile, 40 x 50 cm, 2019, photographie : Bruno Vacherand-Denand

On voit bien l’estompe. Remarquable est l’“obsessionnalité” chez CC. À dire vrai, je me demande s’il s’agit réellement d’une démarche obsessionnelle, parce que, par exemple, CC ne reproduit pas, à tout coup, le même tableau ; je ne vois rien, quant au geste, de semblable à un Roman Opałka ou un On Kawara. Après, d’aucuns trouvent une forme d’obsessionnalité chez un Matisse, ou encore un Djamel Tatah… alors pourquoi pas chez Colin-Collin ? Mais là, il va falloir nuancer, parce qu’elle exprime bien l’idée que ce trait, elle souhaite le voir disparaître. Il y a là, assurément, quelque chose de paradoxal qui est en train de se jouer dans la pratique picturale, car CCC y voit aussi une espèce de minimum du dessin. Je trouve cela très intéressant, et repique à l’idée que, décidément, ce trait agit comme un suspens, à la fois, du coup, temporel (il ne paie rien pour attendre) et spatial (il est bien , présent et visible).

Épilogue. « CCC : Je suis autant intéressée par le processus d’empilement des couches que par un processus qui irait à l’envers, où finalement, il s’agirait de ruiner sa propre peinture.»

La ruine de la peinture. Non, de sa propre peinture. Là encore, parole d’artiste. Et je dois encore, sans exagérer, notifier ici la nouveauté de ce dire : Jamais, non, jamais, une artiste n’a évoqué durant un entretien la possibilité de la ruine de son œuvre. Il ne s’agit pas de frémir comme de vieux dévots sous le sacrilège imminent, non, car il existe, depuis longtemps, des artistes qui détruisent leurs œuvres une fois faites, dans un après plus ou moins latent. Mais, à ma connaissance, pas chez les peintres. Notez bien que Colin-Collin ne va pas jusque là. C’est la tentation de la ruine. Dans le même temps, juste après, peu ou prou, CC confirme qu’elle peint par qu’elle « redoute la destruction.»

La boucle de Möbius est bouclée, on n’échappe pas à l’infini.

 

Pourquoi le corps du dé-lit ?

Claire me dit que, le format 150/170, c’est celui de son corps. Hauteur, écartement des bras. C’est un beau format. Presque carré. Alors, le corps de l’artiste, il vient dans et sur la matière, et puis il s’en retire : lecture, dé-lecture, relecture = lu, dé-lu, re-lu, ou “je lis, délis, c’est délit”. Capisce ? Non ? CC dit qu’une fois fait, le tableau donnerait envie de « ruiner » sa propre peinture, de procéder au désenpilement des couches. Il y a ici un geste presque cinématographique mental

rembobiner

Il s’agirait alors d’un film magique, qui, chaque fois qu’il serait rembobiné, montrerait un tout nouveau film

invu

 

Léon Mychkine