Isabelle Waternaux aime la photographie argentique. Elle la préfère largement au numérique, considérant que ce dernier format est trop plat, froid, sans grain, en un mot : mort. Waternaux aime la beauté. Nous en avons un exemple avec la danseuse Emmanuelle Huynh. Commençons par ce portrait :
On a l’idée du clair-obscur, mais souvent, en photographie, le clair-obscur est en noir et blanc. Or ici c’est de la couleur, mais sombre. Il est d’une noblesse, ce visage. Noblesse qui vient s’opposer, par le jeu des formes, à la structure osseuse ; tout est saillant sur le corps d’une danseuse, d’un danseur. Cette saillance, épaule, clavicule et tête claviculaire, vient contraster avec la douceur du visage féminin. C’est ce qui intéresse aussi Waternaux, dans sa recherche des points d’équilibre entre féminin/masculin, douceur et dureté (peau et os), ambiguïté des corps humains. Lèvres bouddhiques sur gorge.
Et puis du recul est pris :
La poitrine recompose avec le visage, la douceur reprend sur l’os (2 contre 1). Mais on voit cette tonalité verdâtre (déjà saisie dans la première photo). D’où vient-elle ? Pourquoi y a-t-il autant de vert sur l’épiderme ? Renseignement pris, c’est la pellicule qui, d’elle-même, verdissait. Cependant, il n’y a pas de vert sur un corps vivant, c’est une couleur absente. Voici que ce corps est devenu statuaire. La statuaire la plus noble est souvent de bronze. Le bronze s’oxyde. QED.
Et puis il y a le mouvement.
Danser. Contorsion. Souvent la danse évoque la fluidité, ou la rigidité ; rarement le pli, non pas des membres, mais de la peau. La contorsion (étym. “gestes outrés”) implique muscles, membres, os, et peau, et, dans cet arrêté, on distingue ces plis du dos, les plis du rythme, le poids du corps sur la jambe pliée, le plat du dos, les fossettes lombaires ; un parcours du rythme. Et puis on notera les variations chromatiques de la peau, passant du violet marbré au blanc, du doré au crème. Et certainement que l’argentique permet ces variations épidermiques, et le tout sur un même corps. L’argentique, c’est le grain. Il n’y a pas de grain en numérique, il est lissé ; comme la plupart des disques CD ont lissé chaleur et rondeur du vinyle, et même, dans la littérature numérique, le grain semble être devenu l’un des défauts à gommer, à éviter, rédhibitoire. Quel obscurantisme techniciste ! Car c’est pourtant ce qui plaît tant à Waternaux, pense-t-on, cette sensualité du grain, si proche de la vie.
Corps en train (queue de cheval floue).
Autre corps en train. Chute tremblante, nous faisant loucher sur le flanc, la main, la jambe ; mais un flou ou comme une doublure du corps. Les côtes en avant, sans souffle ?, basculer dans l’hors-champ, en dehors du cadre. Corps coupé dans le plan par la diagonale du gracilis et l’arête du mur. Mais, ce corps tombe-t-il ou bien est-il happé ? Happé par quoi ? Par qui ? La pièce chavire.
Waternaux sait capter la corporéité, ce qui n’est pas toujours évident, même pour un photographe. On connaît, en photographie, des corps, des visages, inexpressifs et creux (voir ici). Faire parler, faire donner un corps, ce n’est pas facile. Bien sûr qu’un corps de danseuse, de danseur, de sportif (son célèbre portrait d’Éric Cantona, ici), parle ; car c’est un corps sur et dans lequel on travaille, quand la plupart des corps ne travaillent pas, ne sont pas au travail, on dira sportivement parlant, musculairement parlant. Un corps de danseur, certainement, est celui qui parle le plus, car souvent, il est proche, ou parangon, de la perfection. On n’en dirait pas autant du corps des culturistes, par exemple, car tout y est excessif, outré, disharmonique ; or, la beauté d’un corps tient justement dans son harmonie, qui, pour être bien jouée, à donc besoin de forme, de muscle, et de chair. Le corps culturiste annule la différence sexuelle ; aucun intérêt. Le corps travaillé du danseur allie les trois : féminin, masculin, genre-trouble. C’est sûrement ce qui est le plus émouvant dans un corps humain ; sa beauté, et son oscillation. Et seule cette oscillation fige et vacille dans le rendu du grain. Le corps d’une brute peut fasciner, mais la beauté captive. Et de captive à capteur, il n’y a qu’un pas, de photographe.
Léon Mychkine