Deux personnes sont assises à une table. Je suppose que toute deux parlent de chiffre, de comptes, peut-être même d’argent. Sent-on ici une influence de Picasso pour les corps et visages dé-refigurés ? (ce n’est pas parce que Picasso ou Pollock dé-figurent le classicisme qu’il n’y a plus figure). Donc, influence de Picasso, et c’est tout ? Non. Pollock innove (je sais que ce terme peut en désoler ou en agacer plus d’un, mais comment dire autrement ?). Pollock, donc, ajoute une bonne dose d’abstraction — ou faut-il dire de liberté de faux-aplats ? —, dans le decorum, et, surtout, des signes langagiers échangés (sténographie). Les phonèmes parsèment le peint… C’est la description d’une discussion, où tout est rompu : canaux internes de la communication et invisibilité des phonèmes en temps normal. Mais ici nous sommes dans le temps — et l’espace surtout —, de la Peinture, où tout est possible ; ainsi de cette volée de chiffres, de pseudo-équations, et même de lettres (E, A, H, entre autres). Anything else ? Le site du MOMA me signale que j’ai peut-être faux. Il ne s’agit pas de deux personnes attablées : « C’est souvent lu [c’est = le tableau] comme une femme inclinée dont la tête de profil est en haut à gauche [OK], dont les bras et les mains sont largement ouverts par dessus un torse qui s’étire au milieu de la toile, et dont les jambes et les pieds, comme des pattes, s’étendent sur le côté droit. Une autre interprétation possible est qu’il y a une figure dressée près du bord droit de la toile et une autre à gauche du centre. » Bon ! je ne me suis peut-être pas autant trompé de grille de lecture.
NB : Tout, dans le paragraphe ci-dessous, et sauf indication contraire, est traduit du livre de Francis V. O’Connor, (1967) Jackson Pollock.
En 1943, Paul Jackson Pollock (agé de 31 ans), rencontre Peggy Guggenheim, qui a ouvert à New York une galerie-musée d’art, L’Art de ce Siècle (Art of this century). Depuis 1938, P. Guggenheim avait « accumulé de la peinture contemporaine, sous les conseils de Marcel Duchamp, Herbert Read, Alfred H. Barr Jr, André Breton, Max Ernst et James Jonhson Sweeney ». Guggenheim était très intéressée pour aider les jeunes artistes. Elle demanda d’abord à Pollock et Robert Motherwell des collages. Durant l’exposition collective suivante (Spring Salon For Young Artists), Pollock montre ‘Stenographic Figure’. Guggenheim est impressionnée. Dans une lettre à son frère Charles, Jackson Pollock écrit : « Les choses commencent à vraiment bouger avec l’exposition de cette peinture [‘Stenographic Figure’]. J’ai plutôt eu une bonne mention dans la Nation. » Quand on examine les peintures exposées par exemple en 1942 au cours de l’exposition ‘Annual Exhibition of Contemporary American Art’, (1942-3), au Whitney Museum of American Art de New York, la plupart des peintres n’ont rien d’extraordinaire à montrer, et, surtout, personne ne peint comme Pollock, et personne, surtout, n’a acquis et digéré les enseignements des grands peintres du moment, soit Picasso, parmi les figures majeures. De son côté, dans une critique dans l’hebdomadaire The Nation, mentionné par Pollock, le grand critique Clement Greenberg estime que Pollock « est certainement le peintre plus fort de sa génération et peut-être le plus grand à apparaître depuis Mirò.» De son côté, Mondrian dira que ’Stenographic Figure’ « est l’œuvre la plus intéressante qu’il ait vu jusque là en Amérique » (cité par le MOMA)
Qu’a-t-il de si détonnant, ce tableau ? Essayons de comprendre. Un premier constat : Il est très lumineux. Les couleurs sont très vives, sans recherche de contraste, d’harmonie. C’est discordant ; et cela semble peint à la va-vite. Tout est frontal, aucune recherche de volume ou de perspective. C’est très contemporain. Parce que si Pollock tient compte des maîtres, il ne les copie pas pour autant. Même, il s’en éloigne radicalement (innovation toujours). En effet, si Picasso dé-refigure visages et corps, il est toujours fidèle à l’anatomie : les membres se suivent ; tandis qu’ici nous avons quand même du mal à reconnaître les corps (mais le “reste” tout autant) dans ce tableau ; pour preuve, la notice du MOMA, qui nous propose, au choix : un personnage, ou deux ! Aucun tableau de Picasso, à ma connaissance, ne procède ainsi, c’est-à-dire que chaque corps est toujours délimité, circonscrit. Chez Pollock, tel n’est pas le cas, au point que l’on se pose la question : combien y a-t-il de corps ?… De plus, ce qui n’arrive jamais chez Picasso, si ce que je désigne à la fois comme le bras gauche de la femme ou un calumet est alors détaché du corps. De ce moment, le bras rejoint aussi la danse des traits plus ou moins épais qui parcourent la toile comme des anguilles. L’indécidable découpage des corps (visibles/non-visibles), s’inscrit dans un décor du même tabac. Si l’on part du principe que la partie ““encadrée”” marron en bas de tableau indique une table, que penser du “reste” ? Est-ce un haut de canapé qui court derrière les personnages (cette bande jaune pâle qui ondule d’un bout à l’autre du tableau) ? On n’y comprend rien. Enfin si, on comprend, mais “n’y comprendre rien” veut dire que nous sommes un peu laissés au bord de l’interprétation. Mais c’est tant mieux !
Pour ma part, je tranche dans la proposition du MOMA, et avance que, du côté gauche, il s’agit d’une femme ; et ce en raison de la présence du cercle à hauteur du bras, que je tiens pour un sein. Et je viens de réaliser qu’il y a un second cercle à gauche et un peu plus haut du premier décrit. La femme est assise face au spectateur, tête tournée sur la droite. Bon… Voilà qu’il n’y a qu’une moitié de corps ! Mais, comparaison certes uchronique, cette tête de femme n’est pas sans évoquer Jean-Michel Basquiat, 38 ans plus tard…
Mais nous sommes en 1942, et personne ne peint comme ça aux États-Unis. Et ce n’est donc pas pour rien que les critiques, à la sortie de la première exposition de Pollock chez Guggenheim, sont si enthousiastes et si stupéfiés. Ils n’ont jamais vu ça ! Bien entendu que le critère “du jamais vu” ne contient pas le tout de l’affaire, car on pourrait en dire autant de peintres qui, bien qu’ils aient eux aussi peint comme personne, ne sont pas devenus de grands peintres, et ont disparu corps et biens. Donc, que s’est-il passé avec ce tableau ? Qu’est-ce que les critiques y ont vu ? Et, à tout seigneur tout honneur, qu’est-ce que Peggy Guggenheim y avait vu ? Réponse : Un grand peintre en devenir. Certes, ils ne se sont pas trompés. Mais tout de même, il faut tenter de se mettre dans une position où ne connaîtrions pas la suite… c’est-à-dire l’après, qui fera de Pollock un peintre célébrissime. Donc, cette tête. D’où sort-elle ?Un L pour la forme de la tête, une espèce de hachoir à viande pour la bouche ou le nez…, le signe de l’infini pour les yeux, gigantesques, ou s’agit-il d’une paire de lunettes ?, et, au dessus, qu’est-ce donc ? On dirait un assemblage : un groin de cochon, un poisson enfantin (pour les yeux), Un L majuscule, et nous avons en gros une tête de femme. Et notez ce bras tendu qui à tout d’une grande patte d’ours…
J’ai mentionné des animaux pour contribuer à la dé-dépiction de l’humain, et, en cherchant de la matière à lire, je tombe sur un texte d’Omri Moses (2004), dans l’Oxford Art Journal. Que dit Moses ? Que nous trouvons chez Pollock du « non-humain ». C’est à partir du visage de la femme, qu’il décrit ainsi : « La figure elle-même ou lui-même, alternant entre une couche, un lit et une créature du genre baleine monstrueuse, avec une douceur partiellement burlesque — mais cependant intouchable —, fait la tension entre l’impersonnalité désirée de l’ironie et le pathos intense de l’intimité de la figure d’autant plus intenable et insupportable. En poussant l’impersonnalité à son extrême, Stenographic figure s’approche d’un ensemble de métaphores qui se dispense des idéaux d’une sexualité non-spécifique, généralisable, et va vers le territoire non-humain. En un sens, la ligne tend à une forme d’écriture dont l’ambition est d’établir toutes les structures prescrites d’un corps et d’une sexualité dans sa forme genrée. […] La ligne en vient à représenter le principe — non pleinement individualisé, ataviste, compulsif — des lois du comportement. Les lignes blanches et oranges qui traversent l’œil de la figure devient un emblème pour l’exigence des yeux d’inspecter avec un impersonnalité de vision, bien que cette attitude assumée recouvre difficilement le pathos de la scène. Mais l’archaïsme réel de la ligne, sa simple indifférence aux besoins humains et aux motifs humains, semble éviter ou précéder toute l’économie de l’intimité et de l’impersonnalité, et se dirige vers une logique organisante différente. Le fond bleu peut presque être décrit comme une source océanique. Et le script, dans sa qualité de littéralité, vient comme une “arabesque inhumaine”. Plus la peinture insiste sur l’impersonnel, et plus le marquage se faisant en vient à une spécificité propre ».
J’ai traduit ce passage de Moses parce que m’intéresse non pas tant la question du genre que celle de la déviation vers le non-humain, ou bien encore le monstrueux, ou encore l’impersonnalité. Plus haut dans son texte, il écrit que « le rêve de l’impersonnalité est de trouver des structures qui peuvent prendre en compte — ou plutôt rendre présent —, le phénomène de l’expérience d’une manière compréhensive ». Je ne suis pas sûr que les figures dans le tableau sus-nommé traite tellement de l’impersonnalité, ni du genre. Pourquoi, alors, ai-je prélevé cet extrait ? Parce que, encore une fois, Moses parle de monstruosité et de non-humain. Et c’est intéressant. Moses écrit que tout cela est amorcé dans ‘Stenographic Figure’, mais que ce sera confirmé dans ‘Male and Female’, (1942-1943).
Sources : Francis V. O’Connor, Jackson Pollock, 1967, The Museum of Modern Art, New York///// Omri Moses, ‘Jackson Pollock’s Address to the Nonhuman’, Oxford Art Journal, January 2004
Léon Mychkine