Je rassemble les membres d’Osiris (fin d’art suite)

Les membres de l’art, des arts, sont épars. D’après la légende, Osiris, inventeur de la religion et de l’agriculture, est assassiné suite à un complot ourdi par son frère Seth. Il est démembré (en seize ou quarante morceaux) et jeté dans le Nil. Les Manifestes ont quadrillé le corps de l’Art comme on dessine les quartiers sur un bœuf. D’après la légende, les sœurs d’Osiris, Isis et Nephtys, ont tout retrouvé, excepté le sexe. Mais pour sa peine Osiris rejoint l’au-delà où il légifère sur le sort des morts. Paradoxe que celui d’un dieu assassiné, démembré puis recomposé, donc ressuscité, qui s’en va dans le monde où l’on juge les morts. Notre situation a quelque chose d’osirien. Le corps de l’Art a été bien entamé, et ce n’est pas entrer en remords et pleurs que de l’écrire. L’avons-nous recomposé ? Non. Il est toujours dispersé. Et qui de prendre appui sur telle partie, et qui sur telle autre ; voire, qui d’inventer des extensions inédites. Pouvons-nous rassembler le corps ? Non. C’est impossible. Chaque partie a recouvré une vie propre, et on peut penser que, du coup, chacune ne s’en porte pas plus mal. Il est vrai d’ailleurs que certains rejoignent et explorent les différents milieux que sont devenus ces membres. Tout cela est bel et bon. La question qui nous guette est celle du jugement. Kant a écrit que l’on ne pouvait pas légiférer quant aux goûts. Nous ne pourrons donc pas tenter d’arrimer notre jugement à ce qui est à notre goût ou non. Il va falloir trouver des critères objectifs. Mais c’est bougrement difficile. Peut-être serait-il expédient d’insérer des images de ce qui nous semble ne pas correspondre au domaine (membre) artistique, et, procédant négativement, d’arriver, par élimination, à ce qui reste. Certes. Mais cela va prendre un temps fou. Des années ; le temps de circonscrire, de n’oublier personne… Impossible. Ne pourrions-nous nous restreindre à un domaine, voire à un sous-domaine (la peinture de paysage, le portrait…) ? Là encore, cela semble digne de Tantale.

Je crois que, tout simplement, une telle tâche ne peut être le fait d’un seul homme, d’une femme, ou d’une personne non-binaire ou agenre (je m’adapte…). Et, du coup, une fois que j’ai enlevé quelques difficultés sur le parcours, je pourrais peut-être me rapprocher du medium qui me ravit le plus : la peinture. Ça tombe assez bien, car dans son livre que j’ai déjà cité, Arthur Danto consacre des pages exclusives au premier grand critique de la Modernité (à ses yeux) : Clement Greenberg. Quand on lit les critiques américains depuis des années, on s’aperçoit que Greenberg est assez villipendé. Mais c’est probablement normal pour certains que d’avoir voulu tuer le père, car il demeure ce fait que Greenberg fut un sacré bon critique ! Que même Danto qualifie aussi de philosophe ! Or, que dit Greenberg a propos de la peinture, d’après Danto ? Le sujet de la peinture, c’est la peinture. C’est exactement ce que je pense. Je ne veux pas dire que Greenberg est d’accord avec moi, je veux dire que c’est ce que je pensais bien avant d’avoir même lu Greenberg. Maintenant, il faut s’entendre : que veut dire la phrase « le sujet de la peinture, c’est la peinture »? Elle peut sembler pourtant simple dès qu’énoncée, mais peut-être que sa clarté est aveuglante. Cette phrase signifie la chose suivante : Durant la Modernité, certains peintres s’affranchissent de toute velléité représentationnelle, ils ne se soucient plus forcément de la mimésis, ni de la ressemblance à quelque chose de vaguement réel ; et donc, ce qui les préoccupent au premier chef c’est d’abord l’application du medium : comment faire jouer et vivre ce matériau coloré ? Pour certains, ce jeu se dédouble d’une attention au monde réel, tel que nous le voyons chez Monet, par exemple, ou s’en détache chez un Malévtich ou un Kandinsky. Mais en ayant nommé ces artistes, je remonte en amont du propos de Danto, à savoir Greenberg. Revenons sur le curseur. Danto considère que Greenberg avait une conception matérialiste de l’art, dont la validité cesse quand survient une nouvelle ère, à savoir celle de l’art contemporain. Disons que Greenberg s’est fait le hérault d’un art dans lequel la « forme visible » prévalait, tandis que nous sommes passés à une « esthétique de la signification » ; pour Danto — disons, de Pollock à la ‘Brillo Box’ de Warhol. Danto nous rappelle que Greenberg avait une conception de la critique d’art que l’on peut qualifier de viscérale, expérientielle au dernier degré ; et il nous raconte comment, en visite d’atelier, Greenberg procédait : il tournait le dos au tableau, le faisait installer, et, une fois fait, se retournait d’un seul coup pour saisir l’effet produit dans l’immédiat de la rencontre rétinienne, et non cérébrale. Bien entendu, une telle posture avec les ‘specific objects’ de Judd ou la ‘brillo box’ de Warhol, entre autres, ne fonctionne plus (en dehors de la mise en scène proprement dite, assez ridicule). Nous arrivons donc ici, par un chemin parmi d’autres, aux lisières qui nous font quitter l’art moderne pour entrer dans l’écotone de l’art contemporain. Tout dépend vraiment depuis quel endroit on se place, car ce n’est pas l’art en son entier, enfin, tout le corps dispersé de l’art, qui a traversé la frontière de la même manière, du même pied, ni à la même vitesse. Prenons par exemple la grande peintre Agnes Martin, qui commence son œuvre durant les années 1950 :

Agnes Martin, “Red Bird”, 1964, encre colorée et stylo sur papier, Colored ink and pencil on paper , 31.1 x 30.4 cm, © 2019 Estate of Agnes Martin / Artists Rights Society (ARS), New York

Agnes Martin n’est pas une artiste conceptuelle, elle perpétue le geste du peintre, et, si la reproduction ci-dessus pourrait nous faire penser à quelque chose de machinique, c’est tout de même fait main. Dans un dossier d’Artforum (Vol.53 n°10, 2015), consacré à Martin, Anne M. Wagner, historienne de l’art, écrit qu’en regardant l’un de ces tableaux, dans le genre ci-dessus, on voit bien le travail de la main dans le parcours des lignes, qui parfois, hésite, reprend, tremble. Ce que l’on voit, c’est l’expérience de l’artiste faisant. Il en va autrement avec Donald Judd, qui fait fabriquer ses objets spécifiques, leur retirant, de facto, une quelconque manière. Bien entendu qu’in fine, la “boîte” de Judd est assemblée à la main, mais cela ne se voit pas, on ne reconnaît pas la main qui a assemblé et soudé de quelque façon les parties. 

Donald Judd, Untitled, 1965, Brown enamel on hot-rolled steel, 55.9 × 127 × 94 cm, Judd Foundation, New York

1965 est la date à laquelle Judd publie son célèbre article ‘Specific Objects’, dans lequel il entend promouvoir un nouveau territoire de la production artistique, qui n’est ni de la peinture ni de la sculpture. Judd a commencé sa carrière d’artiste par la peinture, et il confiera que, passé aux trois-dimensions, il a toujours en tête la peinture. Beaucoup d’objets spécifiques ont un aspect réfléchissant, tel qu’on peut le voir par exemple sur la reproduction ci-dessus, et ce n’est pas un hasard ; Judd a créé des objets qui renvoient la lumière et, du coup, qui “dispersent” l’image que nous avons de l’objet, tel que ci-dessous :

Donald Judd, Sans-titre, 1966,  acier inoxydable et feuilles acryliques ambre, quatre unités, chacune 86.4 × 86.4 × 86.4 cm, Judd Foundation, New York 
Donald Judd, Sans-titre, 1966,  acier inoxydable et feuilles acryliques ambre, quatre unités, chacune 86.4 × 86.4 × 86.4 cm, Judd Foundation, New York 

Judd est un des chemins par lesquels nous rentrons dans l’art contemporain. Bien sûr, plus il a avancé dans son œuvre, et plus ces objets ressortissaient davantage au design qu’à l’art proprement dit. Mais, par exemple, la pièce ci-dessus est encore de l’art contemporain. Pourquoi ? Parmi un certain nombre de raisons, on peut avancer que la pièce tient toujours, elle n’est pas démodée (comme le sont, par exemple, beaucoup d’œuvres issues de l’art cinétique). Ensuite, ce qui la fait entrer dans l’art contemporain, c’est sa nature. Judd voulait des objets proches de la peinture et de la sculpture, mais différents. Comme nous pouvons le voir ici, nous avons un volume, de la couleur, et des parties réfléchissantes. Seule la couleur est le point commun avec la peinture, et seule le volume en est un avec la sculpture. En dehors de ces points respectifs, Judd a effectivement produit quelque chose de nouveau ; et c’est aussi pour cela qu’il est un grand artiste. L’espèce, au sens taxonomique, inventée par Judd, est inédite dans l’Histoire de l’art. Ce qui est sûr, c’est qu’elle a engendré une descendance qui n’eut pas été possible sans lui. J’ai écrit dans la première partie que Duchamp avait permis certaines œuvres de Judd, LeWitt, et Flavin. Cela ne veut pas dire qu’il s’agit à nouveau de ready-made ; parce que les ready-made sont des objets de l’industrie, sur lesquels Duchamp n’intervient pas, tandis que Judd et LeWitt, par exemple, font fabriquer des objets comme ils l’entendent, avec des mesures bien précises, et une intentionnalité esthétique affirmée. Alors qu’a donc permis le geste de Duchamp ? Celui de faire un pas de côté, de sortir du cloisonnement peinture/sculpture. En prenant un porte-bouteille comme objet d’art, Duchamp élargit l’attribution de la généalogie artistique. Peu importe, rétrospectivement, que le porte-bouteille soit oui ou non une œuvre d’art, ce qui est sûr, c’est qu’en faisant cela, il a ouvert un champ d’exploration pour les artistes qui voulaient naviguer au large des canaux bien délimités de la peinture et de la sculpture. Et c’est pourquoi le geste de Duchamp reste extraordinaire. C’est là toute la portée de l’action duchampienne, avec effet-retard, ce qui ne lui aurait certainement pas déplu (décédé en 1968). Comme l’écrit ici Sébastien Rongier, le public français n’a vraiment découvert l’œuvre de Duchamp qu’en 1977, avec l’exposition au Centre Pompidou. C’est donc en terme de pensée pratique qu’il faut penser la percée du ready-made, et il faut bien insister, contra les grincheux nostalgiques d’un passé toujours fictif en ces matières, que c’est encore “ça” de liberté qui fut gagnée pour les artistes.

Ainsi, le paradoxe à regarder une œuvre de Judd, c’est qu’elle peut apparaître au premier abord comme froide et désincarnée, cependant qu’à observer les reflets, les jeux chromatiques sur les surfaces, nous sommes face à quelque chose de contradictoire en acte, par exemple la photo ci-dessus donne l’image à la fois d’une perspective (emboîtement des quatre unités en une seule fois), et d’un brouillage de l’image reçue (reflets et lumière distordue). Cette contradiction en acte de l’aspect de l’œuvre est quelque chose qu’il faut prendre en compte, il faut y réfléchir, car il y a ici quelque chose de nouveau et de transgressif. Non pas de transgressif du point de vue social, mais artistique, et cela doit être médité, et notamment les effets de l’étrange beauté offerte par Judd.

Première partie ici

PS : Le lecteur aura reconnu dans le début du titre la belle phrase titrant un recueil d’Ezra Pound, I Gather the Limbs of Osiris.

Léon Mychkine