Ce n’est pas donné à tout le monde, enfin, tout peintre, d’inventer un nouveau vocabulaire. Riopelle en fait partie. Qu’est-ce que cela veut dire, en peinture, inventer un nouveau vocabulaire ? Cela veut dire faire parler la peinture, contre Simonide de Céos (556/467 AEC), qui écrivit : « La peinture est un poème muet. » La peinture parle, mais dans un autre code. C’est un peu comme un langage de pensée, “language of thought”, d’après la belle expression et livre éponyme et magnifique du philosophe Jerry Fodor. Dans son livre (1975) jamais encore traduit en français, Fodor fait l’hypothèse que le langage que nous parlons, que nous pensons même, est d’abord formalisé en un code antécédent ; le langage consistant à décoder cet ur-langue qui n’est pas exprimable par la syntaxe, mais dont on peut s’approcher, isomorphiquement, par le langage logique (personne ne s’exprime oralement depuis ce langage, par exemple). C’est une très belle théorie. De la même manière, on pourrait dire que, lorsque le peintre invente un nouveau langage, il adresse au regardeur un nouveau code. Le paradoxe, parfois, c’est que le code est visible, il n’est pas caché, ce qui n’empêche pas, parfois, voire souvent, de ne rien voir. Ainsi, en quelques sorte, et surtout au vingtième siècle, avec quelques exceptions uchroniques, il semble qu’il s’agisse même parfois de montrer les entrailles de la peinture, entrailles de la peinture parfois révélées dans l’histoire de la peinture, comme ici chez Goya :
Voyez ces grandes coups de brosse, à l’arrache, pour “faire” une chemise. Ça ne tient pas. Mais ça passe. Le sujet est tellement fort, violent, bouleversant, qu’on ne va pas barguigner pour une chemise mal peinte. On peut se poser la question : Pourquoi Goya, grand peintre, peint-il ainsi cette chemise ? Est-ce pour annoncer la décomposition, la violence, la déchirure des tissus sous les balles ? On ne sait.
Retour Riopelle.
Voyez, avec ce détail, comment les choses se dispersent, communiquent, se télescopent, rebondissent, changent de formes. Les parents de Jean-Paul souhaitaient que leur fils devînt architecte, et il n’aura suivi qu’un an d’étude à l’École Polytechnique de Montréal (1939-40). Mais ça se sent qu’il a été imprégné par la discipline, car beaucoup de ses peintures sont comme des plans. Et, dans ce détail, qui pourrait déjà constituer en soi un tableau, on distingue plusieurs plans. On y voit des obliques (flèche marron), des perspectives (flèches roses), des tourbillons (flèche rouge), des collisions (flèche verte), parmi d’autres taxons, d’autres formes (synonymes de taxons), qui enrichissent le vocabulaire ; un extraordinaire dynamisme, ce que l’on peut aussi appeler les aventures de la peinture, ou aventures du peint. Le lecteur peut s’amuser à le vérifier, et à trouver d’autres expressions :
Comparons avec un tableau peint par Pierre Soulages, le 08 juin 1959. Zoomons-y. Que s’y passe-t-il ? Rien. Exemple :
Voici le tableau en plein :
Si l’on compare avec Riopelle, ici le travail de Soulages est très scolaire, voire austère. Et c’est figé. Mais, paradoxalement, il semble qu’il se passe davantage de “choses” dans le détail que dans la vision d’ensemble, tandis que nous avons les deux chez Riopelle. Je laisse le lecteur apposer mentalement des flèches ci-dessus, en le prévenant que ce ne sera guère varié. En revanche, remontez voir la vue d’ensemble du Riopelle, et demandez-vous un peu comment on fait le tour d’un tableau pareil ; et c’était bien l’une des caractéristiques majeures chez lui : sa générosité.
PS. Le 12 mars 2002, à l’âge de 78 ans, Riopelle décède. Le 18 mars, le gouvernement du Québec organise des funérailles nationales.
Léon Mychkine