LM : Donc, quand on rentre, on voit ce grand écran, et ces quatre tableaux. Et est-ce une étape du travail, est-ce autre chose ?
JB : Pour moi, c’est une déclinaison. Alors, j’ai dit que l’image en soi, est banale. Le temps passé n’est pas banal du tout. Et ces œuvres sont une manière d’exprimer ce temps passé. Ce qui m’intéresse, c’est la subtilité du changement de couleur entre le rose et l’orange, le blanc et le bleu
LM : Le passage des nuances
JB : Oui. J’ai toujours dit : ce n’est pas l’arbre qui m’intéresse — je suis très Morandi [i.e., Giorgio Morandi] en ce sens dans mon travail —, c’est l’espace entre les troncs d’arbres qui m’intéresse. Et quand je peignais, j’ai fait une série dans laquelle, sur le tableau, en haut à gauche, je commençais à peindre la couleur que je voyais. Souvent, c’est le bleu, dans le ciel. Je mets ce carré de bleu, et, à côté, je regarde de nouveau, et si c’est un peu plus bleu, je mettais un carré un peu plus bleu. Et si, tout à coup, je voyais du orange, dans l’arbre, le prochain carré était orange. Et je peignais comme un texte. Je peignais mon temps passé, qui attirait mon attention. Donc, on pourrait lire le tableau comme un passage du temps, dans la Nature, avec les couleurs, l’une après l’autre. Et on pourrait aussi prendre du recul, et dire, “ça, c’est un ensemble de couleurs vécues pendant deux heures dans un paysage”.
LM : Un nuancier du temps.
JB : Voilà. Donc j’ai pris la même idée, en faisant un nuancier de l’année.
JB : On ne peut pas consommer un film de 52 heures. Je me suis dit : Comment pourrait-on faire un “raccourci” de cette expérience ? Et j’ai parlé avec un imprimeur, pour estimer la bonne dimension de l’image, la proportion, pour qu’on puisse, en prenant du recul, voir la couleur de l’ensemble [i.e., de l’année, ou de la période]. Et si on veut voir ce qui est dans chaque image, on doit approcher tellement près, qu’on ne peut plus voir l’ensemble. Et je trouve que cet instantané [le tableau-nuancier] donne un peu l’esprit de mes films. À-propos des nuances de bleu, l’imprimeur me disait : « Jeffrey, personne, avec un ordinateur, ne peut créer ces nuances-là. C’est juste impossible. On ne peut pas imaginer que la nature est comme ça ».
JB : Le côté anxieux de mon travail, c’est par rapport au fait qu’il y a beaucoup de hasards, beaucoup d’attentes. Ça peut marcher, ou pas. J’ai des gros soucis techniques ; les câbles, les disques durs. Je peux avoir des gros pépins. Je le dis, à moitié en plaisantant : ‘I just can’t wait for all of this to be over’. Cette anxiété… Mourir, pour moi, c’est très rare de dire ça à 63 ans… Now that is great ! [Jeffrey vient de voir quelque chose de super dans le film, et pas nous (“nous” étant Sandrine Mahaut et moi-même)].
LM : Vous avez 63 ans, et vous pensez beaucoup à la mort ?
JB : Non! Je dis la retraite c’est… la mort [Blondes a dit auparavant que les artistes ne partent pas à la retraite, « ils crèvent »].
PS. Je remercie Jeffrey Blondes pour nos échanges fructueux, et pour son aide dans l’établissement de Légendes pédagogiques.
En Une : Jeffrey Blondes, “Loire à Chouzy, pan-ouest : 12 mois”. Film en boucle HD (H264 mp4 1920×1080 HD), de 12 minutes. 2019. Temps réel. Ordinateur, cadre bois, écran 75′. Château de Chaumont/Loire. Courtesy de l’artiste.
Léon Mychkine