La plus belle photographie du monde

En 1973, John Baldessari lance, ou, plutôt, fait lancer en l’air, trente-six fois un groupe de trois balles oranges, dont il aura retenu 12 images.      

John Baldessari, “Throwing Three Balls in the Air to Get a Straight Line (Best of Thirty-Six Attempts)”, 1973  offset lithographs, 17.8 × 25.9 cm,  SFMOMA

Après des années de cette “découverte” (connaissance) visuelle, je réalise que ce ne sont pas des oranges, ce que j’ai  longtemps cru. Celle choisie en ce début d’article est pour moi l’une des plus magiques. On comprend pourquoi. On pourrait se dire qu’il n’y a là rien de si extraordinaire quant au résultat. Eh bien je suis en désaccord. Je trouve que, dans cette série, on a parmi les plus belles photographies jamais prises. D’où mon titre, qui “emphase” le propos. Pourquoi parmi les plus belles ? D’abord, une question : Quel est le sujet de la photographie ? À cette question, très difficile, je me permets de répondre en préliminaire, en conditionnalité, que le sujet de la photographie, c’est de nous emmener ailleurs, à savoir, ailleurs que là où nous nous trouvions avec la peinture, par exemple, ou encore du cinéma, dont par exemple Damisch considère qu’elle est une pratique voisine de la photographie. Je réponds : En aucun cas. La photographie, si elle a bien entendu, par nature ontologique et héritage technique (camera obscura) subi un tropisme orienté sur le monde réel ; de Niépce à Fox-Talbot, de Daguerre à Atget, il lui revenait de prendre son propre champ, qui n’est ni celui de la peinture ni celui du cinéma, et je sais bien qu’il y a beaucoup de controverses et de théories à ce sujet, mais c’est mon credo :

la photographie est un art indépendant ou elle n’est pas.

Cela veut dire qu’en regardant une photographie, on ne devrait pas pouvoir dire « on dirait une peinture », ou bien « cela fait penser au cinéma ». Si tel est le cas, la photographie en question est ratée, ou mauvaise, ou hors-sujet, justement, hors(le)sujet de la photographie. Mais à qui revient-il de définir les contours, encore ouverts en pointillés, par ailleurs, de la photographie ? Aux photographes, et aux théoriciens éventuellement. Ainsi, la “tentative” de Baldessari, à mon sens, s’inscrit tout à fait dans le sujet de la photographie. Longtemps, peut-être même trop, on a affirmé et cru que le sujet de la photographie, c’était le réalisme. Mais c’était encore un jugement subsumé sous le poids des mimesis picturales et cinématographiques (pour exemples, les photographies de Crewdson ressemblent exactement à des still life de films cinématographiques, tout comme la peinture de Hopper y visait déjà). Aussi, d’une manière très simple, Baldessari nous détourne de cette emprise historique, en saisissant au vol, ou, plutôt, dans le lancer contre la gravité, trois balles oranges. Aucun peintre n’avait jamais peint cela, et aucun cinématographe ne l’avait filmé non plus (je le dis sans pouvoir le vérifier, bien évidemment, car c’est impossible à faire). L’un des points très intéressants, c’est qu’il s’agit-là d’un témoignage sans personne ; a priori, on ne sait pas ce qui se passe, peut-être même s’agit-il de trois balles photographiées au sol sur un fond bleu ? Qu’en savons-nous ? Mais le titre nous dit bien la raison de cette disposition ; les balles ont été lancées en l’air, trente-six fois, par Baldessari lui-même, pendant que sa femme, Carol Wixom, prenait les photos. C’est un geste d’une grande banalité, bien que rarement lance-t-on en l’air trois balles en même temps, à moins que ce ne soit pour jongler, mais alors peut-être pas si haut ! Mais voyez, le poids de la mimesis fait écrire à Robin Kelsey (Professor of Photography à Harvard University), dans le magazine Aperture (January 6, 2020): « Chaque image qui [en] résultait représentait une sculpture suspendue, fabriquée à partir de matériaux de pacotille, qui évoquait, dans l’innocence impassible de la pop, à la fois les nobles aspirations de l’ère du tir lunaire et le hasard absurde de l’ère atomique.» Mais pourquoi transformer le sujet photographié en sculpture ? (et je ne m’étends pas sur les élucubrations aérospatiale ou atomique…). C’est quand même incroyable. Là encore, qu’est-ce d’autre si ce n’est une photographie ? Car comment voudriez-vous faire tenir en l’air “à demeure”, trois balles ? C’est absurde. Non, encore une fois, il faut cesser de sérénader sous le mauvais balcon ; il s’agit d’une photographie, et de rien d’autre.

Qu’elle soit déroutante, questionnante, soit, cela peut aussi faire partie du cahier des charges de toute forme d’art, n’est-ce pas ? Je dirais donc même que la photographie de Baldessari, dans le genre, est une pure photographie, de la photographie à l’état pur. Et voyez comme le procédé fut simple ! Mais, justement, cette simplicité a fait entrer la série dans la catégorie du “Conceptual art”. Encore un fourre-tout. À dire vrai, en dehors du fait que l’expression “art conceptuel” n’a jamais signifié grand-chose (une idée à elle-seule ne peut pas constituer une œuvre d’art), je ne vois pas ce qu’il y a de conceptuel ici, à moins, bien entendu, de signaler, à toutes fins utiles, qu’un artiste, bien entendu, ça pense. Mais, quand je regarde cette série, ce que je vois, c’est surtout de la spontanéité ; “tiens ! et si je lançais en l’air trois balles de même couleur et qu’on shootait le résultat ?”  Et le résultat, justement, est étonnant, et, disons-le, magique. Or la magie, c’est bien ce qui est du ressort du photographique. Tout à coup, on voit quelque chose de tout simplement étonnant, dont on se demande, avant d’avoir lu quoi que ce soit, comment cela a été fait ? La surprise, l’inattendu, c’est aussi cela, la génétique de la photographie. En ce sens, la série de Baldessari répond parfaitement à cette attente, disons, à cet horizon d’attente (on espère d’une photographie en terme artistique qu’elle va nous surprendre, et non pas nous conforter).

John Baldessari, “Throwing Three Balls in the Air to Get a Straight Line (Best of Thirty-Six Attempts)”, 1973  offset lithographs, 17.8 × 25.9 cm,  SFMOMA

Celle-ci aussi est très réussie. Et c’est certainement l’une des plus questionnantes. Comment a-t-il fait (Baldessari) pour aligner si bien les trois balles ? Il a tenté trente-six fois ce lancer-trine ; par quelle soudaine maîtrise hasardeuse a-t-il réussi à si bien aligner les balles ? Il semble que l’on pourrait tracer là un segment qui les percerait toutes.

Il est tout à fait imaginable de juger ces photographies sans grand intérêt, excepté à titre personnel (“tu te souviens quand j’avais lancé en l’air ces balles ?”…), probablement. Mais, encore une fois, ce qui compte, dans une photographie, c’est le premier effet, le premier regard et, j’y reviens, si vous n’êtes pas de prime abord surpris ou étonné ici, alors tout ce que je viens d’écrire ne vous aura pas aidé ou encouragé, et c’est la vie !, comme on dit. Pour ma part, j’ai pris connaissance* de cette série en 2011, et je suis toujours étonné de les voir, dans leur étonnante simplicité. Car oui, c’est enfantinement simple, que d’avoir eu l’idée de lancer en l’air des balles pour les photographier. Mais la simplicité n’est pas rédhibitoire en matière artistique, bien évidemment, et, curieusement, mais c’est heureux, c’est cette simplicité qui permet à l’image de nous questionner. En quelque sorte, c’est une image impossible, qui, comme le poncif l’annone, fige le temps, sauf qu’il y a eu un avant et un après cette prise de vue, et c’est pour cela que cette image est impossible, tandis qu’elle existe. Une si grande simplicité pour un tel émerveillement, voici bien une grande prouesse !

*Note. Connaissance. Des philosophes, tel feu Jacques Bouveresse, qui a écrit à ce sujet, estiment que l’art, la littérature, permettent et produisent de la connaissance, la question est de savoir, de théoriser, ce en quoi consiste cette connaissance, comment en parler ? C’est un domaine qui est souvent investi par les ressentis, ou des concepts qui ne sont pas toujours au point.

Léon Mychkine

écrivain, critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant

 

 

 


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