Juan Uslé, peintre. (Trois approches ; via Wittgenstein, Riegl, et Aristote)

Avertissement : Quelques publicités font leur apparition sur Article. Les efforts ont été faits pour ne pas qu’elles soient envahissantes. Afin de soutenir le site, merci de désactiver votre Adblock, uBlock Origin, et/ou équivalent pendant votre navigation. Merci de votre compréhension, et donc, de votre soutien !


 

La Galerie Lelong & Co représente le peintre Juan Uslé (né en 1954, à Santander). C’est un peintre intéressant. Cela fait toujours plaisir de “découvrir” un “nouveau” peintre ; nouveau bien sûr pour celui qui le découvre. C’est toujours comme une bouffée d’oxygène dans le cerveau ; ça remet à flot, on peut naviguer de nouveau. C’est parti ! (Rappel : Je place très haut l’adjectif « intéressant », comme je le signale dans ma “Bio express”. Donc, pour ma part, quand j’écris ce mot, il ne faut pas l’entendre dans le sens banal, comme serait “intéressant” un truc quelconque à voir).

Juan Uslé, « Viento sur », 2013, Vinyle, dispersion et pigment sur toile, 61,5 x 46 cm, Galerie Lelong & Co

Certains ne comprennent pas que l’on parle de “vocabulaire” pour un artiste plasticien. Mais il me semble qu’il y a pourtant bien à creuser dans ce que Riegl a appelé justement la Grammaire des Arts Plastiques. Tout artiste développe une grammaire, ce qui constitue davantage et est encore différent de ce que l’on appelait le style. Une fois n’est pas coutume, je vais recourir à Ludwig Wittgenstein, avec sa Philosophical Grammar, quand il écrit, par exemple :

« Ce qui nous intéresse dans le signe est ce qui est incorporé dans la grammaire du signe.» Il y a le signe, et il y a la grammaire, et cette dernière englobe tous les premiers. Bien entendu, il n’y a pas une grammaire, mais plusieurs.

« La définition ostensive [i.e., montrer l’objet que dénote un mot] des signes n’est pas une application du langage, mais une partie de la grammaire : quelque chose comme une règle de traduction depuis un langage gestuel en un langage-mot. — Ce qui appartient à la grammaire sont toutes les conditions nécessaires pour comparer la proposition avec la réalité — toutes les conditions nécessaires pour son sens.»

« La connexion entre “langage et réalité” est faite par la définition des mots — qui appartient à la grammaire.»

Ces trois citations suffiront pour nous rapprocher du sujet. Tout de suite, il faut se débarrasser de la théorie naïve de la définition, chez Wittgenstein : croire qu’il suffit d’avoir une définition ad hoc des mots pour établir une “connexion” suffisante entre langage et réalité ressortit en effet à une conception assez naïve du langage, comme si chaque mot signifiait toujours la même chose pour chacun ; or nous savons que ce n’est pas le cas : parler de « liberté » à un homme politique chinois ne ressortit pas à la même épistémologie sociale que de parler du même sujet à un homme politique français, par exemple. Une fois ceci rappelé, on va donc maintenant basculer la grammaire non pas dans la bouche du locuteur, mais dans l’espace pictural. Ainsi, de la même manière que l’on étudie les sèmes et lexèmes, on peut prendre les propositions picturales comme une Grammaire Générale (pour emprunter à Chomsky). Bien. Revenons à Uslé. Nous sommes en 2013 (). Ce qui m’intéresse, dans cette histoire de grammaire picturale, c’est son côté intraduisible, indéchiffrable. Si je dis que ce tableau contient, a minima, trois types de lexèmes autonomes (le lexème renvoie à une notion abstraite ou concrète indépendante de la situation de communication) on voit bien, du moins je l’espère, la définition (au sens de ce qui se passe dans l’image) — comme on parle de la définition d’une image, d’une photographie. A minima, donc, trois types de lexèmes. Comme suit :

On pourrait, bien sûr, détecter d’autres lexèmes typiques dans ce tableau. Ce qui m’intéresse, chez Uslé, c’est son refus de l’homogène, bien que ce dernier terme me semble faible, mal ciblé. Il y a quelque chose, chez Uslé, d’un refus de faire image globale, il me semble. Que veux-je dire ? Dans de nombreux tableaux du XXe siècle, le disparate de la composition recouvre souvent un caractère fictif ; on cherche à faire corps, unicité du temps et du lieu. Même chez un postmoderne comme Polke, mais probablement pas chez Rosenquist. Y a-t-il, alors, un lien entre Rosenquist et Uslé ? Oui, dans ce que je viens de soulever, comme lièvre de Mars. Je vais appeler cela une disjonction grammaticale, qui, comme son nom l’indique, est l’action et l’effet de désunir et de séparer. Désunir et séparer. Voire les deux en même temps, ou chacun selon son propre temps. Mais convoquer Rosenquist chez Uslé n’est pas une bonne idée, ce n’est pas pertinent, car il y a beaucoup de figurations, quand bien même fragmentée, chez le premier, tandis qu’il ne semble pas y en avoir chez le second. Afin de revenir à une forme de simplicité plus contextuelle, reprenons, si nous pouvons, les termes d’Aloïs Riegl (1897-8/1899), pour définir sa Grammaire plastique, tels que motif, fond, surface objective, surface subjective, surfaces partielles ; et revenons à l’image d’Uslé. Dans son ouvrage, parmi les nombreuses démarcations effectuées par Riegl, on trouve celle entre inorganisme et organisme, ou, plus précisément, entre harmonisme et organisme ; le premier est lié aux formes minérales, telles que les cristaux, le second a pour objectif « la reproduction des motifs organiques dans leur manifestation instantanée, fortuite, et éphémère ». De fait, « l’harmonisme renvoie à la tradition, tout organisme conduit à la création de motifs nouveaux.» Uslé a-t-il établi ici une “peinture rieglienne” ? Je m’explique : On trouve, on peut trouver, disons, un fond harmonique (répétition des horizontales et itération des cubes amollis sur la troisième ligne — partition ?— de gauche à droite), interpellés par une double forme organique (jaune clair ou sorte de beige ?, et RAL 6037). Nous sommes obligés — surface subjective — de considérer ces deux formes organiques, soit ce que Riegl appelle aussi la rondeur, comme situées “au dessus” du fond harmonique (« La rondeur est la seconde particularité des choses organiques de la nature.»). Du coup, et alors, ce que j’avais distingué comme trois lexèmes ne ressortit plus qu’à deux motifs :

 

On le sait, poser de la peinture sur un support peut se révéler vain, creux, ou rempli d’afféterie, et l’art abstrait littéral (celui dans lequel on ne “reconnaît” rien de réel) est un lieu d’excellence pour répandre de la peinture dans tous le sens et, parfois, sans plus aucun sens. Or, l’être humain est ainsi fait qu’il cherche toujours du sens, ou, à tout le moins, la perception, le ressenti, d’une émotion. Ainsi, et par exemple, je me suis trouvé mal à l’aise, et constamment, lorsque je me suis trouvé, physiquement, face à “Number 26 A, Black and White”, de Jackson Pollock. Pourquoi ? Je ne le sais pas, et j’eus été bien incapable de l’expliquer. Il n’y avait là rien d’intellectuel. On s’arrête devant un tableau, on regarde, et quelque chose vous pénètre, et vous in-forme ; et, ici, comme l’écrit Aristote, les sensations informent la matière :« D’une façon générale, pour toute sensation, il faut comprendre que le sens est le réceptacle des formes sensibles sans la matière, comme la cire reçoit l’empreinte de l’anneau sans le fer ni l’or »… (de l’âme, 424a20). Donc, dans ce cas précis, un “message” non-conceptuel “navigue” depuis le support jusque vers le réceptacle (le sujet percevant). Je n’ai pas décidé intentionnellement de me sentir mal à l’aise face à “Number 26 A, Black and White”, cela m’est venu ; c’est l’in-form/ation que j’en ai retirée. Bien sûr, le fait de nommer « mal à l’aise » cet sentir pourrait finalement aboutir à la conclusion qu’il y a bien, ici, du concept ; mais justement, le concept, si tant est que l’expression « mal à l’aise » puisse être qualifiée ainsi, ce qui est très hasardeux, ne vient qu’après sentir et ressenti, qui, tout deux, sont bien, au départ, aconceptuels. Ainsi, et ce sera la dernière énigme pour ce propos, je ne comprends pas grand-chose à ce qu’a peint ici Uslé, tandis qu’il y a quelque chose. Je ne peux pas le prouver, juste tenter de le cerner, en des termes tels que “présence” et “énigme”, des termes employés avec parcimonie, car sinon cela, justement, ne veut plus rien dire.

 

Note. aimer, aime, (avoir) aimé, aimions ou aimât sont des formes différentes d’un même lexème aim-, qui est ici un radical. Dans le vocabulaire courant, on parlera plus souvent de « mot », notion qui manque cependant de clarté. On construit des énoncés avec des lemmes ; les lemmes sont faits de morphèmes.

Léon Mychkine

 

 


Soutenez Article via un don sur PayPal