La banalité non-quiète de Domenico Gnoli (+ un entretien Gnoli/Cattelan)

Domenico Gnoli est moins connu, certainement, que Giorgio Morandi, et c’est injuste. Pourquoi ? Parce que Gnoli, à l’instar de Morandi, peint des natures mortes, et ces dernières sont bien davantage intrigantes que celles de Morandi. Voilà une bonne raison. Prenez cette vue depuis l’arrière d’une chevelure. Mais, question : Est-ce une chevelure ? Comment pouvons-nous savoir qu’il s’agit d’une “vraie” chevelure ? Nous le déduisons. Mais les indices de cette déduction sont, disons-le, assez minces. Il n’y a pas — aucun —, contexte pictural autre que cette masse qui, effectivement, depuis une logique issue de ce que l’on appelle, en philosophie, le “réalisme naïf”, ne semble pouvoir évoquer rien d’autre qu’une chevelure ; et celle d’une femme. À partir de là, et je ne saurai dire pourquoi, le portrait de cette chevelure, ne laisse d’être inquiétant. On a l’impression que, de l’autre côté, que le regard est terrible, terrifiant. Enfin, pour ma part, je n’aimerais pas me trouver du côté de son regard, qui me semble, gagerais-je, taillé au laser. La suite :  

Domenico Gnoli, “Inside of Lady’s Shoe”, 1969, acrylic and sand on canvas, 180.4 x 120.5cm

Il est temps maintenant de remarquer les formats du tableau — ce que nous aurions pu faire dès le premier : 1,80 x 1,20 mètres. C’est très grand. Personne n’est doté d’une chevelure d’un mètre soixante-dix, et personne, et encore moins, n’est doté d’une pointure d’un mètre quatre-vingt. Mais peu importe, ce n’est pas la pointure qui est en cause, mais la taille du tableau. Gnoli peint dans une échelle tout à fait extraordinaire l’intérieur d’une chaussure de femme. Pourquoi ? Peut-être : Pour décentrer le sujet. Le rendre abstrait, non pas abstrait au sens technique mais au sens rationnel. De si près, et de ce point de vue, on ne comprend d’ailleurs pas très bien comment est faite, quelle forme exactement à cette chaussure de femme. Remarquez que dans l’ombre de gauche on pourrait tout à fait penser au reflet ombré d’une chaussure à talon aiguille.

Domenico Gnoli, “Unbutoned Button”, 1969, acrylic and sand on canvas, 170 x 130 cm

Et tout devient, d’un léger, étrange. Et pourtant, quoi de plus banal qu’un bouton et une boutonnière ? Mais pas de si près, ni peint ainsi. Le silence des objets, des matières, ce que voulait exprimer (aussi) Gnoli ? Et alors cela devient mystérieux. Qui eut dit qu’un bouton et une boutonnière puissent dégager un certain mystère une fois dépictés. Mais, notez de nouveau, qui nous dit qu’il s’agit bien de cela, un bouton et une boutonnière ? Vous me direz : C’est évident. Oui, mais pourquoi est-ce évident ? Parce que cela y ressemble tout à fait, entendez, “mentalement”, dans l’“image” que nous nous faisons d’une représentation picturale d’un bouton et une boutonnière. Mais, comme Gnoli nous y invite — à voir gros —, rapprochons-nous encore :

 

Nous réalisons mieux l’ombre, et, reprenant l’image en son ensemble, nous la découvrons encore mieux ; les ombres du bouton et du bord galonné. Reprenant du champ, on constate aussi le jeu entre caché et apparent, demi-lune et fente. Qui eut dit un paysage sur un si petit territoire ?

On aura noté, tout de même, le petit rappel au dépicté par Gnoli en haut du tableau : avisez cette mince partie en haut qui, inexplicablement, change dans son entier éclairage : Comment cela se fait-il ? Une réponse (parmi d’autres) : Gnoli nous rappelle au tableau, c’est-à-dire

à la fiction consentante.





 

Interview (en anglais) “trouvée” sur le site Graziella Semrciyan art, craft & design gallery, sous le titre “Domenico Gnoli everyday metaphysics” :

 

Domenico Gnoli, “Waist line”, 1969, acrylic and sand on canvas, 97.5 x 130.5 cm

Maurizio Cattelan : Nous faisons cela à l’occasion de votre exposition à New York. Je crois savoir que la dernière fois que vous avez exposé ici, c’était en 1969. Aimez-vous l’Amérique ?

Domenico Gnoli : J’aime l’Amérique. J’ai vécu ici aussi mais mes liens sont exclusivement italiens.

MC : Vous voulez dire le contexte qui informe votre travail ?

DG : Oui.

MC : Vous êtes né à Rome. Cela signifie-t-il que vos peintures sont toujours “romaines” malgré leur statut international ?

DG : Eh bien, tout comme moi, ils sont romains par nature, pas par vocation. Une sorte d’inventaire de la Rome dans laquelle j’ai grandi, peut-être plus une Rome dont je me souviens qu’une Rome que je connais. Un inventaire des parapluies, des chaises, des caisses, des tables des cafés-terrasses, des poissons et des légumes stockés dans l’intimité ombragée des petits marchés, des blanchisseries solennelles et sombres — tout, en somme, ce qui bouge sur les pavés des rues étroites et imprévisibles de la vieille Rome. Et l’odeur, le bruit, et puis enfin la nuit… les magasins de vin vides —, la taverne avec les restes d’une réunion informelle, certains prêts à fermer avec les chaises sur les tables pour pouvoir balayer le sol, une seule table encore dressée avec les chaises autour pour les dîners des serveurs fatigués… et puis le bruit cesse, mais les voix continuent — les voix sages et moqueuses des Romains, les voix sages d’une ville sage.

MC : Comment s’est passée votre enfance à Rome ?

DG : Il n’y a pas grand-chose à dire sur mon enfance. Je me souviens d’explosions de bonheur intense, suivies peu après d’une profonde mélancolie qui suscitait toujours des remarques et des commentaires de mon entourage sur la distance entre ma vie et mon âge. J’ai donc rapidement perdu tout respect pour l’âge. À partir de ce moment-là, j’ai toujours vécu sans âge, étant donné que chaque année je le répudiais, en choisissant un autre pour la seule et bonne raison que je le préférais.

MC : C’est génial. Vous changiez d’âge chaque année ?

DG : Oui. Et pourquoi pas ? La vie peut être considérée comme une immense armoire, avec autant de dominos accrochés dans ses placards, un domino par an. Maintenant, je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas changer mon masque dans cette armoire, même deux fois par jour.

MC : Comment avez-vous commencé à peindre ?

DG : Eh bien, je suis né en sachant que je devais être peintre, parce que mon père, un historien de l’art, a toujours présenté la peinture comme la seule chose acceptable dans la vie.

MC : S’il était historien de l’art, je suis sûr qu’il aimait la peinture traditionnelle.

DG : Oui, il m’a orienté vers la peinture italienne classique, contre laquelle je me suis vite rebellé, mais je n’ai jamais perdu le goût et le métier de la Renaissance.

MC : Je peux le dire. C’est d’ailleurs intéressant parce que j’ai toujours eu l’impression que vous étiez en quelque sorte au milieu entre la génération de l’“Art Informel” et celle de l’“Arte Povera”.

DG : Je sais. Pendant de nombreuses années, il m’a été difficile de peindre parce que je ne ressentais pas la peinture informelle qui dominait alors tyranniquement les peintres et les collectionneurs d’art.

MC : Je peux comprendre cela. Votre travail semble plus redevable au surréalisme italien qu’à l’art informel.

DG : Vraiment ? Le qualifieriez-vous de surréaliste ?

Domenico Gnoli, “Branche de cactus”, 1967, oil and sand on canvas, 130 x 150,5 cm

  

MC : Eh bien, dans une sorte de Giorgio de Chirico, oui. Vos objets sont un peu métaphysiques, n’est-ce pas ?

DG : Je suis métaphysique dans la mesure où je cherche une peinture non éloquente, immobile et d’atmosphère, qui se nourrit de situations statiques.

MC : Oui. Mais pas d’une manière statique.

DG : Non, je n’ai jamais cherché à mettre en scène, à fabriquer une image. J’utilise toujours des éléments donnés et simples éléments, je ne veux ni ajouter ni soustraire quoi que ce soit. Je n’ai même jamais voulu déformer. J’isole et je représente. Mes thèmes sont issus de l’actualité, de situations familières, de la vie quotidienne, car je n’interviens jamais activement contre l’objet, je ressens la magie de sa présence.

MC : Vous avez pourtant été scénographe pendant un certain temps. Pensez-vous que cela a affecté votre façon de peindre ou de percevoir les objets ordinaires ?

DG : Je ne sais pas. J’ai été passionné par le théâtre et j’ai créé des scénographies pour Barrault, l’Old Vic, le Schauspielhaus de Zurich ? Mais je n’arrivais pas à m’habituer à la vie communautaire et sociale d’un décorateur de théâtre.

MC : Oui. La peinture est une expérience beaucoup plus privée. Et vous n’avez pas à vous soucier de votre public chaque soir. En fait, vous le faites, mais d’une manière différente.

DG : Un public n’est peut-être pas nécessaire pour le mystique en quête d’âme, mais il est vital pour le magicien, le faiseur de prodiges. Il en est ainsi parce que le prodige ne se nourrit que du prodige, la fantaisie de la fantaisie. La performance sur la scène a ses raisons dans la performance induite dans des milliers d’esprits séparés et cette seconde performance n’est pas moins prodigieuse que la première. Pour en revenir à mon travail, permettez-moi de dire que j’appelle prodige tout ce qui est inventé, tout ce qui commence à exister à la seconde où il est conçu, c’est le processus et non les résultats, le principe et non les fruits.

 

Domenico Gnoli, 1960, “Tie”

MC : Alors quel est votre principe ? Pourquoi faites-vous cela ?

DG : Pourquoi est-ce que je fais cela ? Mais c’est là tout le problème. Je le fais parce que c’est ce qui se passe vraiment au fond de vous. Vous commencez à regarder les choses et elles semblent très bien, aussi normales que jamais, mais ensuite vous regardez plus longtemps et vos sentiments s’en mêlent et ils commencent à changer les choses pour vous et ils continuent encore et encore jusqu’à ce que vous ne voyiez que vos sentiments, et c’est pourquoi vous voyez ce désordre.

MC : Mais dans les années 1960, il y a eu l’avènement des nouveaux médias. N’étiez-vous pas tenté d’explorer ces formats en relation avec des objets ordinaires plutôt que de vous reposer sur un support traditionnel comme la peinture ?

DG : Oh, je sais à quel point mon médium est pathétiquement inadéquat, mais malheureusement je ne dispose d’aucun autre.

 Domenico Gnoli, “Cheveux roux bouclés”, 1969, Collezione privata, New York

MC : Non, non, ce n’est pas ce que je voulais dire. Ce que j’essayais de dire, c’est que si vous étiez intéressé par les objets ordinaires, pourquoi ne pas travailler directement sur eux plutôt que d’essayer de les peindre ?

DG : Je ne sais pas. Tout ce que je sais, c’est que la mienne était une théorie complètement nouvelle sur l’art, une nouvelle approche qui faisait apparaître les images exactement comme la vie. Mais je ne veux pas penser que je vais croire que je suis un sacré génie, ou quoi que ce soit de ce genre. L’idée est formée spontanément dans l’antichambre de ma conscience et il me suffit de lui donner une présence picturale. Ma vie me fournit ces images qui deviennent des expressions de mon expérience quotidienne.

MC : C’est quelque chose que les artistes pop faisaient aussi. Vous aimiez le Pop Art ?

DG : Oh, oui. Ce n’est que grâce au Pop Art que ma peinture est devenue compréhensible.

MC : D’après vous, d’où vient la fascination du Pop Art pour les objets communs ?

DG : Je ne peux parler que pour moi, mais pour moi l’imagination et l’invention ne peuvent pas générer quelque chose de plus important, de plus beau et de plus terrifiant que l’objet commun, amplifié par l’attention que nous lui portons. Un objet seul, devant moi qui suis seul, exactement devant moi comme j’aimerais avoir devant moi quelqu’un qui m’intéresse vraiment, dans une bonne lumière pour mieux l’observer.

Domenico Gnoli, “Curly Red Hair”, 1969, acrylic and sand on canvas, Private collection, New York

 

Domenico Gnoli, “Shoe”, 1969

MC : L’objet est donc ordinaire mais pas impersonnel.

DG : Non. Il en dit plus sur moi qu’autre chose, il me remplit de peur, de dégoût et d’enchantement.

MC : Je vous comprends. En fait, je ressens la même chose à propos du magazine que je fais actuellement, Toilet Paper. Je pense qu’il y a beaucoup de moi là-dedans, mais beaucoup de gens le perçoivent comme un geste intelligent pour toucher un public plus large.

DG : Si un artiste a la possibilité de contacter un public infiniment plus large à travers les pages d’une publication, il devrait essayer de s’investir davantage plutôt que moins et aller aussi loin que possible dans son effort de communication de son image intérieure.

MC : Merci. Cela règle vraiment la question pour moi.

DG : C’est bien.

MC : Quelles sont les questions qui resteraient à poser ?

DG : Pour moi, certainement aucune.

Domenico Gnoli, 1967, “L’inverno”, acrylic and sand on canvas

 



On sent bien que Cattelan n’est pas toujours au niveau de Gnoli, mais, comme on dit, on fait avec ce que l’on a, ce qui veut dire qu’au moins nous avons un peu de parole de l’artiste, nous permettant par là-même de saisir davantage, voire mieux, son univers introspectif.

Et c’est tout pour aujourd’hui.

 

 

Léon Mychkine

écrivain, Docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA France

 

 


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