Pour IdMR
Début avril 1953, Morris Louis, Kenneth Noland, avec Clement Greenberg et d’autres, visitent l’atelier de la peintresse Helen Frankenthaler. Ils y passent cinq heures. C’est beaucoup. Les deux peintres sont estomaqués par un tableau, “Mountains and Sea”,
peint suite à un voyage à Nova-Scotia, sur l’île de Cap-Breton, durant lequel Frankenthaler, alors âgée de 23 ans, s’est intéressée aux paysages. Elle se déplace en voiture, c’est donc pratique. En 1953, Louis a 41 ans, Noland 29. 24 ans ; c’est bien jeune pour une/un artiste. Mais, pour paraphraser Corneille, le talent n’attend point le nombre des années. Et on ajouterait : l’audace. Mais l’audace sans talent n’est qu’un moment éphémère.
D’après John Elderfield (1986), la vue du tableau à l’atelier agit sur Morris et Noland comme une « révélation. Elle n’a fourni à aucun des deux artistes de solutions toutes faites : il s’est écoulé dix mois avant que Louis ne soit capable de faire des peintures qui incarnent sa vérité à partir de ce qu’il a appris des peintures de Frankenthaler, et il a fallu beaucoup plus de temps à Noland. Mais il ne fait aucun doute qu’il a fait une profonde impression sur les deux artistes. “Pendant un an après leur retour”, se souvient Howard Mehring, “Mountains and Sea était la seule chose dont Ken et Morris parlaient”. Elderfield poursuit : C’est une partie du récit désormais classique de Greenberg sur la façon dont Louis a été affecté par cette visite à New York :“ Sa première vision des Pollock milieu-de-période et d’un grand et extraordinaire tableau réalisé en 1952 par Helen Frankenthaler, intitulée “Moutains and Sea”, a conduit Louis à changer brusquement d’orientation. Abandonnant le cubisme avec une intégralité sans précédent dans l’une ou l’autre des influences, il a commencé à se sentir [‘feel’], à penser et à concevoir presque exclusivement en termes de couleur ouverte. La révélation qu’il reçut devint une révélation impressionniste, et avant même d’avoir entrevu quoi que ce soit de Still, Newman ou Rothko, il avait aligné son art sur le leur. Sa révulsion contre le cubisme était une révulsion contre la sculpture. Le cubisme signifiait les formes, et les formes étaient des armatures de lumière et d’obscurité. La couleur signifiait des zones et des aires, et l’interpénétration de celles-ci, qui pouvait être mieux réalisée par des variations de teinte que par des variations de valeur. Des reconnaissances comme celles-ci ont libéré l’originalité de Louis, ainsi que son don pour la couleur, jusqu’alors en sommeil.”».
Dix mois sans peindre et beaucoup plus de temps pour Noland. En parler pendant un an. Un choc. Un sacré choc. Qu’a(vait)-il donc, ce tableau ? D’abord, comme nous l’indique la Notice du Guggenheim Bilbao:« Bien qu’à partir du milieu des années 50 les œuvres de Frankenthaler soient exécutées avec une matière plus dense, dès 1956 ses peintures retrouvent le caractéristique aspect éthéré de ses premières années. Des peintures comme Eden (1956) et Nu (1958) révèlent la tendance de Frankenthaler à laisser de grandes zones de toile sans recouvrir, en donnant aux espaces en négatif remplis de lumière le même poids pictural qu’aux zones peintes, pratique adoptée par Louis et Kenneth Noland.»
L’Histoire nous dit que Frankenthaler est devenue célèbre avec “Mountains and Sea”. Pourquoi ? Parce qu’apparemment, sa manière de peindre détonne, on n’y est pas habitué, cela ouvre des perspectives. Morris en a dit :« Nous nous intéressions à Pollock, mais nous n’avons pu obtenir aucune piste sur lui. Il était trop personnel. Mais Frankenthaler nous a montré une voie — une façon de penser à la couleur et de l’utiliser.»
À partir de 1954, Morris entame sa (première) série des “Veils”; cela n’a rien à voir avec qu’il faisait avant. Dès 1953, Noland fait des toiles directement inspirées par Frankenhalter, telles que “Untitled”, ou “Tiger lilies”, et à partir de 1958, commence à s’installer la thématique circulaire, qui va le caractériser, ainsi que les chevrons, en 1963.
Journal The Guardian (28.12.2001) :« Critique à l‘Observer, Nigel Gosling, à propos d’une exposition organisée en mai 1964 à la galerie Kasmin de Londres : “Si une artiste peut nous aider et nous réconforter, écrit-il, c’est bien Helen Frankenthaler, avec ses grands éclaboussements de couleurs douces sur d’immenses toiles carrées. Elles sont grandes mais pas audacieuses, abstraites mais pas vides ou cliniques, libres mais ordonnées, vivantes mais intensément détendues et paisibles… Elles sont vaguement féminines comme l’eau l’est — dissolvantes et instinctives, et à une échelle enveloppante.”»
On appréciera le dosage entre liberté et ordonnancement ; on ne peint jamais n’importe comment quand on est peintre. C’est quand on croit l’être que l’on barbouille. Dans “Mountains and Sea”, Frankenthaler, d’après le titre, nous dépeint un paysage (montagnes et mer). La construction du tableau est tout à fait curieuse, curieuse non pas au sens d’anormal, ou même anomale (pour l’époque, propice à l’all-over et à l’empâtement sur empâtement, bref, à la dépense), mais dans le sens de la manière dont Frankenthaler présente ses objets à la vue. On se dit, il y a du bleu, donc c’est la mer. Mais où est la montagne ? Reposons la question : Où est la montagne ? Et puis, que signifie tout cet espace vide de signifiant, entendez, vide de contenu pigmentaire ? On dira, c’est terre et ciel. Mais non, comment pourraient-ils être d’un même chromatisme (blanc perlé) ? Mais parler d’« espace vide » est expéditif. En fait, la plupart du champ blanc perlé est occupé. Par quoi ? Par des gouttes, du “dripping” — moderato —, mais tout de même.
Par ce dripping, Frankenthaler signale des zones d’occupation, des territoires plus ou moins identifiés (contours vieux rose). Elle ne remplit pas, n’ayant pas peur du vide (soi-disant). Et notez comment c’est apposé ; il n’y a pas couche sur couche, c’est assez discret, voire presque timide, par endroits ; retenu, en un mot, et, on peut le dire, assez élégant. Mais élégant ne signifie pas atténué, ou, pis, féminin ; pour preuve, le choc venant percuter le “male gaze”. Force du peint.
Ref. John Elderfield, Morris Louis, The Museum of Modern Art, Little, Brown and Co, 1986
Léon Mychkine
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