La grossièreté dans le kommissariat : LaChapelle versus Botticelli

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φ Nous vivons des temps décidément intéressants, qui nous permettent de voir surgir ici et là la tête de l’Hydre du nihilisme. Qu’est-ce que le nihilisme ? C’est, Nietzsche nous l’a décrit et annoncé, la négation et donc le renversement de toutes les valeurs. Le consumérisme culturel accompagne inévitablement son mouvement, produisant une sorte de relativisme général au sein duquel tout vaut pour tout, tout est égal à tout, c’est-à-dire, en définitive, à rien. Or, et on l’oublie souvent, Nietzsche ne s’est pas contenté d’annoncer le nihilisme et de le décrire, ce qui, en soi, témoignait d’une extraordinaire lucidité ; il a aussi ajouté que, passée cette période de nihilisme, nous aurions besoin de “nouvelles valeurs”. Et l’on peut, sans aucun doute, estimer que l’exigence de reconnaissance par les “minorités” de leur droit à leur existence comme tout un chacun fait partie de ces revendications. Soit. On voit donc par là que, même dans une époque où tout se vaut — la parole d’un quidam autant que celle d’un scientifique, par exemple —, des résistances se font sentir, ici et là, tandis que, en somme, le rouleau compresseur du nivellement des valeurs continue son avancée triomphante. Un exemple très actuel est l’exposition présentée au Musée d’Art Moderne et Contemporain de Trente et Rovereto, titrée “Botticelli. Il suo tempo. Et il nostro tempo”. Il s’agit, d’un côté, de montrer l’influence de Botticelli sur les artistes de son temps, et, dans un second temps, de prélever dans l’Histoire de l’art, de la mode, du cinéma, etc., des hommages directs ou indirects à la “Nascita di Venere”. Jusque là, pourquoi pas ? Mais il y a un, au moins, problème. Les “curateurs”, Vittorio Sgarbi et Eike Schmidt, ont décidé d’accrocher Botticelli dans une salle commune, mêlant, au même endroit, Joel-Peter Wilkin et David LaChapelle, par exemple, et, comme on peut le voir ci-dessous, la photographie du dernier est non loin du tableau. Dans un monde idéal, on aurait pu espérer que les “curateurs”, “commissaires”, “commissionnaires” (décidément, aucun mot n’est assez élégant pour cette tache) eussent chercher un artiste à placer si proche qui soit un tantinet “élevé”, raffiné, cultivé, que sais-je ? Car ce ne sera pas faire affront au lecteur que de rappeler que le tableau de Botticelli n’est pas “juste” un tableau ; il y a un monde derrière, une quantité assez phénoménale de signes dans le tableau, qui font tant référence à ce qui s’y passe qu’à ce qui s’est passé pour que, en pleine Renaissance, on en vienne à peindre un sujet, ma foi, si exotique. Et je ne vais pas, ici, résumer ne seraient-ce que les 69 pages (édition anglaise) écrites en 1893 par Aby Warburg dans son exégère du tableau, mais, tout de même, si l’on tente, par une sorte d’empathie de la dernière chance, de relier celui-ci avec la photographie de LaChapelle, que trouvera-t-on de consistant ? Je connais la réponse, mais je vous laisse d’abord juge à partir de ces deux images :

Vue d’une salle du Museo d’Arte Moderna e Contemporanea di Trento e Rovereto

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David LaChapelle, “Rebirth of Venus”, 2009, chromogenic print, 236,22 x 182,88 cm

Au premier coup d’œil, on pourrait dire que l’affaire est entendue. L’image de LaChapelle est parfaitement indigente. Mais, davantage encore que l’indigence, c’est la vulgarité et la grossièreté qui sautent aux yeux. Chez Sandro, Zéphyr et vents contraires viennent opportunément masquer l’entrejambe de Vénus, aidée de sa senestre. Chez LaChapelle, le vent ne consiste qu’en l’espèce d’une sorte d’éphèbe musculeux soufflant dans une conque, chaussé d’un habile placement de produit, pendant qu’un personnage efféminé à casquette de marin d’eau douce, avec aussi un beau symbole de produit sur le pied droit (il faut le faire !) place devant l’entrejambe de la supposée Vénus une conque, symbole, s’il en est, de la vulve. LaChapelle est tellement délicat qu’il nous rappelle que le personnage au centre de la photographie est bien une femme, ce que pouvait laisser à penser poitrine et hanches, mais enfin, par ces temps d’hybridation furieuse des genres… C’est raffiné, c’est fin, c’est porno chic, comme nous y a accoutumé LaChapelle, dans la plupart de ses photographies depuis des lustres, coutume, qu’il n’abandonne pas, tant il est sûr de son effet (LaChapelle a été propulsé sur la scène new yorkaise par Warhol, qui lui trouva un emploi pour Interview Magazine, publication qu’il avait créée en 1969. Le “boost” warholien aura donc couronné à vie LaChapelle…). Notez, ceci dit, qu’afin d’augmenter la dose sexuée, voici que LaChapelle a ajouté dans la scène un bouc, métonymie s’il en est de la luxure et du démoniaque, venant brouter aux pieds de la donzelle. Voici la Vénus botticellienne chez les païens. La classe ! Rappelons que la coquille Saint-Jacques dont émerge Vénus chez Botticelli n’est pas la métonymie d’une vulve, ce qui, déjà, eut été d’une grossièreté impossible, mais fait référence aux Hymnes Homériques, et, plus précisément, aux Stanze per la giostra, d’Agnolo Poliziano, Humaniste, poète, traducteur d’Homère, et ami de Botticelli, qui, à la lecture, lui suggéra (possiblement) de représenter Vénus sur un coquillage, comme il l’écrit : Gir sopra un nicchio…, (“elle va sur un coquillage”) comme nous l’apprend Warburg. L’image d’Aphrodite (Vénus) surgissant des eaux sur un coquillage remonte donc à l’Antiquité Grecque, et, en aucun cas on n’y saurait voir la moindre allusion sexuelle ; bien plutôt, il faut prendre la métonymie de la coquille comme justement recélant une perle, cette perle étant… une Déesse. Nous sommes bien loin de l’image de LaChapelle. Ajouté à cela les espèces de rubans façon déroulés de papier cul, et je crois qu’il ne sera pas nécessaire d’ajouter quoi que ce soit. Si ! une dernière chose.

La Vénus botticellienne n’est pas n’importe qui ; il s’agit de Simonetta Vespucci, en son temps considérée comme la plus belle femme de son époque — excusez du peu! —, et par ailleurs maîtresse de Julien de Médicis. En quasi plein centre du tableau, Botticelli place la femme la plus réputée de son temps par sa beauté. Rien que cette façon de présenter le sujet, cette femme, nue, incarnant Vénus, rien que cela, c’est sublimer la réalité telle qu’elle était, en soi déjà fabuleuse (à quels excès licencieux ou littéraires auront conduit la beauté ?!) Sublime aussi, bien entendu, le gigantisme des quatre personnages dans le tableau, comparé au paysage, car tout quatre sont des divinités (ce qui a dû, aussi, échapper à LaChapelle). Décédée à 22 ans, le 27 avril 1476, Simonetta n’a, semble-t-il, été peinte de son vivant, que par Domenico Ghirlandaio (Chapelle des Vespucci, église Ognissanti). Son amant, Julien de Médicis, commandera à Piero di Cosimo un portrait posthume, réalisé entre 1485 et 1490. Étonnamment, ou pas, je ne sais, Botticelli peint sa Nascita en 1484-1485, soit avant que Cosimo ne soit commandité par Julien de Médicis. Se sont-ils concertés, pour savoir si la Simonetta était ressemblante ? Très certainement. À l’inverse, l’espèce de dinde sous-alimentée photographiée par LaChapelle, c’est qui ? Une célébrité post-warholienne, soit 15 minutes. Que sublime-t-elle ? Rien. Et voici pourquoi on peut parler de nihilisme. Il n’est pas interdit de comparer visuellement des œuvres issues de l’Histoire de l’art avec des œuvres contemporaines, encore faudrait-il que cela fasse sens, comme on dit, que cela ajoute un supplément d’âme, et ce, non pas pour faire genre, mais parce que, encore une fois, l’art ne peut être le fait de branleurs. Amener, dans le même champ visuel, la Naissance de Vénus avec cette croûte (“Rebirth of Venus”), Boticelli s’en remettra, mais peut-être pas le spectateur, qui verra peut-être là un clin d’œil sympathique, une pochade sur papier glacé. Mais cela n’atteint pas même ce type d’humour. Et c’est aux deux commis, Sgarbi et Schmidt, que nous devons ce télescopage grossier.

Deux portraits de Simonetta Vespucci. Botticelli (à gauche), Di Cosimo (à droite).

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Épilogos. Il ne faudra pas voir ici qu’un coup de griffe, en passant, une sorte de crise-ça-passera ; non, c’est plus affecté que cela. Car c’est justement au nom de certaines valeurs que l’on ne peut pas mélanger les torchons et les serviettes, pour le dire ainsi. Comme l’écrivait Whitehead, dans Science and the Modern World (1925), la pensée peut nous « infecter ». Nous sommes infectés par certaines idées, et cette infection, on ne peut guère y échapper, et cela rejoint un peu la pensée de l’anthropologue Dan Sperber, quand il parle de “contagion des idées” (expression qu’il doit certainement avoir forgé à partir de sa compréhension de celle de Whitehead, car Whitehead est le père inconnu de beaucoup de philosophes et penseurs). Ainsi, nous sommes parfois, à notre insu, porteurs sains ou non d’idées saugrenues, stupides, collectives, etc., sans que nous ne puissions rien y faire. À d’autres moments, nous faisons face à d’autres idées qui nous semblent malsaines, insanes, aggravantes ; d’où, ici comme ailleurs, cette réaction face à la juxtaposition spatiale du “boulot” de LaChapelle et de l’œuvre de Botticelli. Dans un monde, il me semble, rationnel, on ne peut pas, justement juxtaposer ces deux œuvres, autrement que, (in)justement, dans un monde où tout s’équivaut ; ou A = A, et, pour le coup ici, dans un monde déflationniste, ironique et cynique. Pour être plus clair, LaChapelle n’est pas à la hauteur de Botticelli, c’est aussi simple que cela. Il y a des œuvres d’art qui sont des objets d’exception, et la plupart des œuvres des grands maîtres de la Renaissance en sont. Ainsi, de la même manière qu’en science, on peut dire, avec Feyerabend, qu’une théorie est incommensurable avec une autre, alors il est des œuvres d’art qui sont incommensurables avec d’autres œuvres d’époques différentes. Pour le dire ainsi : la richesse du monde Renaissant, chez les artistes et les Humanistes, a produit un monde de pensée et d’art qui est sans commune mesure avec celui que nous connaissons aujourd’hui, où seuls quelques artistes, peut-être, sont encore capables d’aller un peu plus loin que ce que Duchamp appelait, non sans raison, l’art rétinien. La photographie de LaChapelle est platement rétinienne, il n’y a rien dedans ni au-delà. Or, juxtaposer les deux œuvres pourrait revenir à translater la vacuité du seul plaisir rétinien sur le tableau botticellien, ce qui serait, bien entendu, une erreur d’interprétation. Il ne s’agit pas de connaître tous les tenants et aboutissants d’un tableau issu d’un maître tel que Botticelli, mais, au moins, on peut avoir conscience que de tels enjeux existent et sont à l’œuvre ; libre, ensuite, au regardeur, d’aller chercher par lui-même d’où se nourrissent, ici, l’esprit et l’art.

 

 

PS. Ci-dessus, la “Naissance de Vénus” telle qu’elle est normalement en son site naturel, la Galerie des Offices, à Florence. On remarque comment est scénographié le tableau, comme il est serti dans une sorte de double cadre, façon caisse américaine biseautée, dans le mur ; positionnement tout à fait différent, déjà, à celui que lui ont attribué les commissaires sus-cités, façon “white cube”.

PPS. Il est assez patent que la question, en négatif, qui tourne autour de ce texte, est celle du sacré. Existe-t-il, encore, dans nos sociétés modernes et postmodernes, turbo-capitalistes, ultra-consuméristes, autolytiques, quelque chose qui est, rémane, encore, en tant que sacré ? La première réponse qui vient à l’esprit est l’affirmative, avec l’instantiation de la religion. Mais, bien entendu, le “domaine” de la religion ne peut revendiquer à lui seul le domaine du sacré ; car, cela paraît assez patent, l’“art” (guillemets de Gombrich) a, de longtemps, pris pied en ce domaine. C’est évident. Je n’énonce rien de révolutionnaire. J’ai abordé un peu cette question ici, mais il faudra bien l’approfondir dans un article ultérieur.

Léon Mychkine

 


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