« Son bras gauche est sous ma tête et sa droite m’étreint ». Cantique des Cantiques
Les scènes d’amour sont rares dans l’art contemporain. C’est peut-être pourquoi je retiens ce tableau de Claire Tabouret. Le motif sexuel n’est pas prioritaire, mais il contribue à éveiller ma curiosité. J’aime beaucoup la manière, la touche de Claire Tabouret (née en 1981); mais ceci dit, la reproduction ci-dessus n’est pas des plus simples pour aborder son œuvre. Sa peinture a quelque chose de définitivement intriguant, inconfortable, entre autres choses à préciser. La preuve par l’image, ici, soit le chromatisme des corps. Rien d’érotique ici ! Nous somme plus proches d’une chair moribonde que l’inverse. Les morts-vivants font l’amour. (?) Le couple est peint sur un tissu quadrillé. Il y a ici une composition, que je ne sais pas encore définir. C’est ainsi. Je ne sais pas toujours ce que je vais “trouver” à écrire. Mais ça va venir. Cela dépend toujours non pas de l’inspiration, décidément trop romantique pour être honnête, mais de ce concept déjà mentionné dans un article ou deux, de ‘kairos’, inventé par les Grecs de l’Antiquité, dans cette époque reculée et mythique durant laquelle certaines personnes pensaient comme elle respiraient. Bref, le kairos signifie le “moment opportun”. Je me dirige donc vers ce moment kairosique. Il est sur le bout des doigts, et de l’esprit.
En attendant, observons. C’est la guerre. C’est l’amour. Le titre est ‘the couch’, soit le canapé, le divan. Déjà, on se demande sur quoi est assis ce copulant couple, puisque le tissu monte droit derrière eux, ça se voit même en transparence. Peu importe. Non. Pas « peu importe ». Pourquoi ce tissu monte-t-il en transparence, derrière les corps. Enfin ! même les jambes mâles sont quasiment dans le tissu ! Qu’est-ce à dire ? Est-ce déjà une première lecture ? Celle d’un phantasme ? D’un souvenir ? Sur ce tissu, genre plaid, nous avons fait l’amour …? Ce tissu évoque l’amour ? Oui, mais, à partir de la cuisse mâle gauche, le motif du tissu disparaît, au profit d’une espèce de dossier montant de droite à gauche, ce qui donnerait une méridienne. Il y a donc ici deux méridiennes. Le canapé (de style méridienne), et le sexe mâle, méridien pénétrant. Le tableau tient. On remarquera, tout de même l’insistance du motif (carrés rouges) qui réapparaissent dans la partie haute. Prolongement du tissu ? Finalement, le titre le dit : “acrylique sur tissu”. Tabouret a peint sur le tissu tel qu’il était. Point. Mais peut-être, en passant, un clin d’œil à l’abstraction ?
Comme dans toute bonne posture d’amour, on remarque la fusion des corps. À un moment donné, c’est bien la très forte sensation que nous avons : nous fusionnons. Cette fusion est indiquée par les pieds de la femme, par le bras gauche de son compagnon rentrant dans sa taille ; par le bras gauche idem de la femme semblant entré dans le sein droit de l’homme, et, si nous continuons de monter, cette main droite de l’homme pénètre dans la chair féminine, en devenant une partie propre. Cette main fusionnant tort le visage vers le spectateur, tandis que celui de l’homme, penché en arrière, est finalement dans le même état que celui de sa partenaire : défiguré. C’est bien le produit de la fusion : la déformation des corps au point où des parties insoupçonnées rentrent l’une dans l’autre ; ce qu’on appelle proprement faire l’amour, qui consiste bien davantage qu’à faire entrer un sexe mâle dans un sexe femelle (en l’occurrence). Mais c’est bien entendu aussi ici la fusion des couleurs dans les formes, et c’est ce qui s’appelle peindre — et cela, nous le savons au moins depuis Les grandes baigneuses, de Cézanne (1906). Alors, quoi de neuf ? Parvenus en haut, des visages convulsés, tout à fait méconnaissables. L’amour monstre. Un zeste baconien ? Maintenant, de nouveau, je reviens à la couleur. La dominante du couple jouissant (regardez sous les cuisses, et sur le tissu…), c’est le vert ; un vert cadavérique. Je ne vois pas d’autre mot. C’est toute l’ambiguïté de la peinture de Tabouret : on ne sais pas très bien dans quel état nous nous trouvons. Ainsi, quoi de plus paroxysmique et symbole de vie que l’orgasme et d’oxymorique en même quand on appelle cela la petite mort (depuis Ambroise Paré, XVIe) ? Mais revenons sur les visages. Il se passe quelque chose, tout de même, entre la nature des corps, et celle des visages ; ces derniers ne semblent pas dans la continuité de la description ; ils ne prolongent pas la fusion, ils changent d’état. On le voit en close up :
Cet agrandissement nous permet de constater la manière de peindre, ici, propre à Tabouret. En fait, Tabouret, depuis le début, est maîtresse de l’illusion. À bien regarder, il n’y a pas de volumes dans sa toile, à tel point qu’elle se permet même de signaler ici et là quelque contour (en bleu turquoise), mais, à part ça, ce ne sont que des touches de couleurs, sans nécessairement de rapports entre elles. C’est l’illusion. Mais dans ce cas précis, Tabouret va plus loin, il me semble. Elle requiert du regardeur une activité que je qualifierais de complémentaire, c’est à lui produire les éléments cognitifs nécessaires pour compléter les formes, et je ne parle pas ici de cette tendance déjà ancienne qui veut que ce soit au regardeur de finir l’œuvre…! Ici, le tableau est fini, mais Tabouret nous fait faire un effort cognitif au-delà l’illusion. D’ailleurs, cet illusionnisme prend une autre tournure quand nous arrivons aux visages. Jusque là, et dans l’enchaînement scopique, nous avions dès le début reconnu qu’il s’agissait de deux corps. Nous avons identifié — grâce à des efforts cognitifs d’appoint, deux visages ; mais très difficilement descriptibles. On devine les doigts dans le cou, qui sont encore colorés ; mais les visages prennent une dominante grise. Changement d’état ? Métamorphose ? On dirait deux visages sculptés, qui ont été frappés à coups de boucharde. C’est pour cela qu’ils sont méconnaissables. Ou bien est-ce l’orgasme qui les fait se transformer à ce point, dans un mouvement que l’on pourrait qualifier de “lynchien” ?
PS : Une des origines du mot orgasme donne : « “degré le plus haut d’une excitation physiologique” (J. Ferrand, De la maladie d’amour, ou mélancholie érotique 1623) ». On comprendra que c’est le titre de l’ouvrage qui est assez sidérant, et pas la définition, bien entendu.
Léon Mychkine
Article n’est pas subventionné, et son rayon d’action est donc très limité financièrement. Si vous souhaitez que s’épanouisse ce site, afin de produire davantage de contenus avec des artistes vivants, vous pouvez faire un don ici
Merci d’avance, LM