La réception d’une œuvre d’art contemporain peut laisser comme deux ronds de flan. C’est le cas de celles de Cécile Brigand. Il faut en effet sortir du rôle — en surplomb — du critique d’art qui a tout vu et autant compris ; à qui, en quelque sorte, on ne la fait jamais. Non, une telle disposition n’existe pas, et ceux qui voudront vous assurer du contraire sont des bonimenteurs. Ainsi donc, je ne suis pas certain de tout “capter” chez Brigand. Mais cela importe-t-il ? Non, cela n’importe pas, ou si peu. Comme dirait l’ami Pierre, l’image reste, pas les mots, soit le régime cybernétique de la manducation iconique — ça fait un moment que ça dure… Mais la loi est molle (it’s bending). Prenons une image d’un tableau, c’est déjà un recul, mais bon, on s’en sort.
“Gelassenheit”, cela veut dire « sérénité », « calme ». Bon, OK. Oublions cela, car ça n’aide en rien, dans ce qui semble un fracas, un fracas de lumière, et de son (la lumière, c’est du son, ça se discute, mais son et lumière, ça fait des ondes…). On ne comprend rien à cette image. Mais ce n’est pas grave. Ne rien comprendre à une image nous renvoie à une question du genre :« Tu comprends la vie ? « Non, personne ne comprend rien à la vie, et pourtant, nous vivons » (tant que nous le supportons, notez…). Alors, me direz-vous, « pourquoi écrire à se sujet ? — le sujet étant la peinture de Brigand. Je vous répondrai que je n’ai pas exactement la réponse à cette question, si ce n’est d’ajouter :« le peintre peint, l’écrivain écrit ». Yalla ! Redisons-le ainsi : Je ne comprends pas grand-chose à ce que peint Brigand, mais ça m’intéresse (que le lecteur veuille bien se reporter à ma bio express pour saisir la teneur que je prête au mot « intéressant »). Je trouve cela intéressant car, à vue d’œil — et pas de nez —, je suppose que Brigand “dit” des choses, sur le fait, par exemple, d’être une femme-artiste, ou bien, une artiste-femme (il y a sur ce site plusieurs articles relatifs au sujet de la femme-artiste). Je ne dis pas que cela se résume à cela, le fait d’être une femme, je dis que, durant des siècles l’art a tout de même été principalement le fait d’Hommes (avec un Grand H), et ce n’est que par charité, un tantinet hypocrite, que l’on considère Hilma af Klint, Berthe Morisot ou encore Marie Laurencin, par ailleurs. Et cela ne veut pas dire non plus qu’il n’y avait pas, avant, des artistes-femmes ; on les tenait “simplement” un peu moins en considération, entendez, on n’en faisait pas des stars. Comme l’écrit Whitney Chadwick, dans son livre-somme, Women, art, and society :« La catégorie “femme artiste” reste instable, ses significations étant fixées seulement en relation à des paradigmes mâles et dominants sur l’art et la féminité.» Et notez bien qu’elle rédige cette phrase circa 1990, date de la première édition de l’ouvrage ! Cependant, sans prétendre au savoir de Chadwick en la matière, je ne suis pas certain qu’à cette date de nombreuses femmes-artistes ne fussent pas, et de longtemps, débarrassées de toute “mâle” tutelle. Dans son livre, Chadwick se transforme en véritable détective quand au traçage historique des artistes-femmes. Et elle remonte loin, soit à Pline l’Ancien (23-79). Si je vous dis Lavidia Fontana, à quoi pensez-vous ? Selon toute probabilité : à rien. Et si je mentionne Plautilla Nelli ? Ou encore Sofonisba Anguissola ? Et, pour finir, what about Artemisa Gentileschi, qui, comme le rappelle Elizabeth Cropper, « fut plus célèbre que son père, le peintre Orazio Gentileschi.» Bon, on ne peut pas se débarrasser comme cela d’Artemisa, alors remettons quelque jet d’œil à plus tard. En attendant, et pour ma (bien modeste) part, je fais l’hypothèse que les premières grandes artistes femmes sont apparues au XXe siècle, quand elles se sont définitivement affranchies du “male gaze” (le fameux) et de l’“emprise” de l’homme ; et on peut citer Ann Truitt, Agnes Martin, Helen Frankenthaler, Louise Bourgeois, parmi d’autres. Mais, exception chronologique, n’oublions pas Rosa Bonheur qui aimait tant les animaux que même les vaches ont un regard.
Nous sommes-nous éloignés du travail de Brigand ? Non, nous circonvoluons. C’est qu’il le faut quand on s’intéresse aux caractéristiques genrées. Attention, je ne dis pas qu’il y a un art masculin, ou un art féminin, ce serait réducteur et certainement ridicule ; non, je dis que les femmes-artistes n’en sont, d’une certaine manière, qu’au début de la grande aventure de l’art. Il y a longtemps que nous avons fait le tour de l’homme-artiste, et l’on continue à le célébrer tant et tant. En revanche, nous n’avons pas encore fait le tour de la femme-artiste, et nous ne la célébrons pas encore autant que l’homme-artiste. Et, afin d’être précis au mieux, je dirais, et je l’ai déjà écrit, que certaines femmes-artistes ont une manière de parler de l’art et d’en faire qui leur est propre, ce qui n’empêche évidemment pas que leurs œuvres s’inscrivent dans une certaine forme d’universalité typique des formes occidentales, ou, plus exactement, dans les registres de l’art moderne et de l’art contemporain — une vraie “décolonisation” intelligente devrait commencer par cesser de labéliser tout ce qui n’est pas occidental depuis, justement, des concepts occidentaux ; or, comme par hasard, or c’est l’exact contraire qui est en train de se passer…
Ainsi donc, et j’en suis persuadé, les femmes-artistes “disent” et “montrent” des œuvres que les hommes-artistes ne peuvent pas faire, a fortiori dont ils ne peuvent avoir l’idée, car les hommes ne sont pas des femmes, et inversement, dans leur grande majorité (cela paraîtra un énoncé rétrograde et passéiste pour les champions de la dissolution du “genre”, mais moi, au moins, je sais où s’arrête ma folie). Et c’est cette caractéristique, pour simplifier, qui en fait aussi l’intérêt dans le monde de l’art. Et Cécile brigand s’y inscrit donc. Après, notez, je ne suis pas en train de mettre tout le poids de l’histoire des femmes-peintres sur les épaules de Cécile Brigand ! Non, pas du tout, ce serait bien maladroit et ubuesque, mais c’est un travers assez commun en critique d’art, on recouvre l’artiste de noms prestigieux afin de le mettre en pleine lumière depuis des spots qui ne sont pas issus de son travail… Rien de tel ici : si je pensais que Brigand peint comme, ou bien que cela évoque la peinture d’unetelle ou untel, je n’écrirais pas à son sujet. Bien, revenons.
« Un an et demi pour se préparer à produire ce tableau », dit l’artiste dans l’Entretien. Il y comme un effet de saturation dans la peinture de Brigand, et ici, c’est bien le cas, même si, et presque paradoxalement, on peut voir des zones plus allégées. Cet effet de saturation se combine à un effet de parasitage, livré par les centaines de traits verticaux, obstinés, sanglants et/ou lumineux, venant perturber la perception, et donc la lecture. Mais il “faut” y résister, à partir de zones de pause, comme ici :
Zone de pause, mais superposée par la turbulence du cheval chu et les éclats de matière propre au vocabulaire de Brigand. Nous allons monter en gamme scopique, ce dont nous sommes friands, et tantôt inquiets, car parfois, c’est le drame (P. Bellemare) ; en montant, il n’y plus rien à voir. C’est un test, à la fin, pas au début. Au début, c’est excitant, comme un beau gâteau qu’on a envie de voir de plus près, ou ce que vous voulez, un paysage, un grain de peau…
Et de nouveau on n’y comprend plus rien. Mais là, c’est normal. Tous les gros plans avortent l’intellection. Mais l’incompréhension n’hannihile pas l’imagination. Et l’imagination éidétique, rien ne l’arrête. On peut lire, dans l’Encyclopédie Universalis :« Dans la phénoménologie de Husserl, la réduction eidétique consiste en une méthode grâce à laquelle le philosophe passe de la conscience des objets individuels et concrets au royaume transempirique des pures essences et atteint ainsi une intuition de l’eidos de la chose, c’est-à-dire de ce qu’elle est dans sa structure essentielle et invariable, une fois éliminé tout ce qui, en elle, est contingent et accidentel. L’eidos est ainsi le principe, la structure nécessaire de la chose. Pour la phénoménologie — science des essences —, cette réduction est la première étape de sa méthodologie, la seconde étant la réduction phénoménologique.» Tout ce qui m’intéresse, dans ce propos, c’est l’adjectif « eidétique », le reste, c’est de la mystique phénoménologique, qui n’est pas ma cup of tea. L’eidos, c’est notamment l’image, mais c’est aussi la forme, dérivé depuis lequel on a conçu le concept post-aristotélicien d’ « hylémorphisme », que les lecteurs assidus, ou randomisés, ont déjà rencontré sur Article. Disons, pour le propos, que nous en resterons à l’eidos, soit l’image-forme, et posons que l’image-forme donne à.
L’image-forme ne donne pas une image de la pensée, comme chez Deleuze, car la pensée “pure” est absolument hylémorphique. L’image-forme donne à voir, justement quelque chose qui ne se pense pas, mais qui se voit, i.e, l’image arrête la pensée. Mais si cela est possible, c’est que, justement, l’image donne, et donc, derrière, l’artiste (capable de). Que veut dire l’image arrête la pensée ? Cela veut dire que la pensée conceptualisante laisse la place à un espace ; un champ d’investigation, dans lequel les notions n’ont plus cours. C’est alors un autre régime qui se met en place, ou qui se remet, et à nouveau frais, en place ; comme lorsque l’on découvre pour la première fois une image ou un tableau vierge de toute interprétation personnelle. (Il faudra penser à revenir à ce mouvement en trois parties). En voici un exemple :
D’aucuns pourraient faire la remarque :« Il ne s’agit que de formes.» Certes. Justement. Mais cela donne. Et ce n’est pas le cas de toute forme peinte. Mieux, il faut dire : ce n’est pas le cas de tout (ce qui est) peint. Autrement dit, ce n’est pas parce que l’on peint que l’on produit une forme, sinon la phrase « ce n’est pas le cas de toute forme peinte » est contradictoire. Et c’est bien pour cela que quelques artistes “disent”, et/ou “donnent à voir” des formes.
PS. Durant les années 1924-1929 le physicien, mathématicien, et philosophe Alfred North Whitehead a élaboré une très grande philosophe hylémorphique de l’expérience, qui ne se limite pas aux limites anthrophiques, ni celles du vivant en tant que telles : Tout est expérience. Tout ce qui existe est le résultat d’une expérience, de la même manière qu’il existe de la “mentalité” dans de nombreux registres expérientiels, ce qui ne fait pas de la philosophie whiteheadienne un panpsychisme, comme on a pu le lire ici et là, mais bien une théorie hylémorphique extraordinairement intéressante autant que, c’est connu des très rares initiés persévérants, difficile à lire. Mais n’est-ce pas le lot des théories intelligentes ? Et, à-propos de théorie intelligente, l’une des plus hylémorphiques qui soit dans notre modernité est bien celle inventée par Sigmund Freud, comme le rappelle Marthe Dubreuil :
« Pour Freud, rappelons-le, la recherche psychanalytique est articulée autour de deux pôles : un pôle qu’il définit comme purement psychologique, et un pôle à la frontière de la biologie. Ce constat qu’il fait en 1920 s’énonçait déjà autrement en 1895, dans ce que nous connaissons aujourd’hui sous le titre d’Esquisse d’une psychologie scientifique mais qu’il eut peine lui-même à nommer alors, sans doute à cause de la hardiesse du saut dans l’inconnu qu’il s’apprêtait à accomplir, oscillant entre « notes », « psychologie », « psychologie à l’usage des neurologues », et « ??? ». C’est l’originale association de ces deux pôles qui resteront des invariants du mode d’investigation de Freud, qui constitue la métapsychologie ; et la métapsychologie, pour Freud, est occurrente chaque fois qu’il est possible de décrire un processus selon les trois principes, topique, dynamique, économique.»
Refs. Whitney Chadwick, Women, art, and society, fourth edition, Thames & Hudson world of art, 2007 /// Elizabeth Cropper, “Life on the Edge: Artemisa Gentileschi, Famous Woman Painter”, In Keith Christiansen, Judith W. Mann, Orazio Gentileschi and Artemisa Gentileschi, The Metropolitan Museum of Art, New York Yale University Press, 2001 /// Marthe Dubreuil, “L’objet, de la relation “avec” à la relation “à”, chez Freud”, Figures de la psychanalyse, 2009/2, n°18 /// Pour en lire davantage sur l’hylémorphisme, actualisé avec un philosophe du XXe siècle, et votre humble serviteur, ici et ici. Et pour vraiment faire une folie, c’est ici.
Léon Mychkine,
écrivain, Docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France
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