L’animal chez Gilles Aillaud. Hommage

La peinture d’Aillaud est unique. Certes, qu’une peinture soit unique à son auteur n’est pas chose inouïe, mais celle d’Aillaud est unique en ce sens que personne n’a peint ce qu’il a peint. Personne ne s’est intéressé comme lui à la condition animale, et, plus spécifiquement, à son incarcération ; la condition animale, qui est aussi la nôtre (nous sommes des Primates évolués, et nous connaissons diverses manières de nous enfermer…). Il y a longtemps que j’ai vu des tableaux d’Aillaud (en 1992), mais j’ai tout de suite été marqué. Certes, Aillaud n’a pas peint que des animaux de zoo, cependant, pour cet article, c’est cet aspect de son œuvre qui m’intéresse, et je reviendrai ultérieurement sur ses paysages, par exemple, dont certains sont intéressants.

Gilles Aillaud, “Piscine vide”, 1974, huile sur toile, 275 × 345 cm

Je ne sais pas à quel moment on a décidé d’enfermer des animaux

Comme s’ils étaient coupables

Je me demande si Foucault s’est intéressé à la condition carcérale des animaux, en quelque sorte une condition bien pire que celle des hommes, car ils n’ont rien fait (comme disent les enfants, et/ou ceux qui maîtrisent mal le langage performatif). L’enfermement d’un animal est, il faut le dire, un acte épouvantable. De ce point de vue, Aillaud est un Audubon inverse. Regardez cet animal, enfermé dans un espace déjà clos, tandis que l’on nettoie sa piscine. À l’époque où France-Culture produisait encore des espaces de pensée, Pierre Descargues demande à Aillaud, le 24/04/1978, comment il regarde les animaux, et pourquoi ? Aillaud répond :« Je ne sais pas ». C’est très intéressant. Avoir passé autant de temps à peindre ce sujet sans savoir pourquoi, cela relève de quelque chose qu’il faut interroger. Mais peut-on interroger la non-réponse ? On peut s’y essayer. Nous verrons bien. Pour le moment, restons près de notre sujet, l’illustration ci-dessus. La question que je me pose, c’est quel est cet animal ? On dirait un lion de mer. Mais je ne vais pas l’affirmer. Ensuite, une seconde chose incertaine : Je ne sais pas si les deux panneaux au bord de la piscine sont flous à lire naturellement (i.e., c’est le peint tel), ou bien si c’est à cause de sa photographie. Aillaud est un peintre très méticuleux. Voyez un peu le soin qu’il met à reproduire au maximum la mimésis, tel que le cerveau peut se la représenter, i.e., transposer dans le monde vrai ce qui est dépicté ici. D’ailleurs, on devrait plutôt désigner une représentation comme dépictante ou non-dépictante, ou mi-dépictante (j’ai conscience du léger comique que peuvent délivrer ces appellations…, mais je ne cherche pas à faire rire ici). Ainsi, par exemple, ci-dessous, le tableau titré “Lion et barreaux bleus”. L’immédiate tentation de qualification, c’est de dire qu’il s’agit d’un tableau quasi abstrait. Mais tout tableau est abstrait. Si nous disons : « ce tableau tend vers l’abstrait », c’est comme si nous disions : « ce jaune tend vers le jaune ». C’est un énoncé tautologique. J’ai bien conscience que l’alternative jugementale entre réalisme et abstraction à toujours cours, mais ce n’est pas une raison pour y abonder, puisque cette division est obsolète. Ainsi, le tableau ci-dessous ne tend pas vers l’abstraction, mais vers l’absence de dépiction, vers le non-dépictant (pour le moment, je n’ai pas de meilleure formulation, mais le lecteur a l’idée de ce que je suis en train de formuler, n’est-ce pas ?) : si le titre n’était pas explicite (lions, barreau), nous ne saurions pas vraiment de quoi il retourne. Bien sûr, nous pourrions avoir l’idée de barreaux, et d’une chose en volume derrière, mais quoi ? Et puis, ces deux plans bleu/vert superposés nous laisseraient dans le doute ; cela pourrait être n’importe quoi, voire même une création fictive.

Gilles Aillaud, “Lion et barreaux bleus”, 1968, huile sur toile, 97 x 130 cm

Retour au lion de mer → Il y a toute une partie de ce tableau qui pourrait passer pour conceptuelle : peindre des centaines de carreaux de faïence, tout de même, quand ces carreaux mangent quasiment tout l’espace du peint, cela relève d’un geste assez conceptuel, parce que c’est justement un geste quasi d’anti-peinture ; ce qui ne sous-entend pas qu’un artiste conceptuel serait nécessairement contre la peinture, bien évidemment ; l’aspect conceptuel vient de ce que nous constatons, et qu’Aillaud confirme dans l’entretien : il n’y a rien d’autre à voir que ce que nous voyons. D’un autre côté, il faut bien peindre ce que l’on a devant les yeux, en l’occurrence, des carreaux. Tout l’artificiel domine, jusqu’à cet exemplaire de vie, d’animalité, totalement seul, et confiné encore davantage. Avec l’espèce de végétation ridicule sur le côté gauche, nous avons là les deux seuls vestiges du vivant dans un espace totalement fabriqué, et ils y sont chacun circonscrits. Voyez comment l’escalier devient théâtral dans ce décor déprimant. On s’attend à voir de la lumière jaillir, de l’eau s’engouffrer, et l’animal descendre dans une ambiance de triomphe… Mais non, il est au fond, entouré d’excréments. C’est pathétique. C’est triste. Aillaud aura fait de nombreuses peintures qui illustrent la tristesse. C’est sûrement l’un des rares peintres capables de dépeindre cet affect, comme la qualifiait Spinoza. Et rappelons que la tristesse réside dans l’impuissance d’agir (Proposition XXXVII de son Éthique, mais bien sûr il parle de l’homme dans le contexte, ce qui n’importe ici) : nous sommes tristes, et nous n’y pouvons rien. Nous sommes tristes non pas de notre fait, mais parce que des conditions extérieures à nous nous contraignent. De fait, l’animal devant le mur est triste, assurément, car il n’a pas voulu venir, et il n’a donc rien à faire ici, et, dans le même temps inexorable de ce qui est maintenant sa vie, il ne peut absolument rien y faire. Il est condamné. S’ajoute, de fait, à cette condition, une extraordinaire solitude — il n’existe pas de lion de mer aussi seul la nature. Je me souviens, dans l’enfance, au zoo de Montevran (Chaumont-sur-Tharonne), je me suis retrouvé devant une grille derrière laquelle était allongé un lion endormi. À l’époque il y avait moins de protection qu’aujourd’hui dans les zoos, et j‘ai eu très envie de poser ma main sur son flanc, et de le caresser. J’ai vraiment failli le faire. Mais je ne sais pas ce qui m’a retenu. Je crois que j’avais de la compassion pour cet animal. Plus loin, dans une pièce, se tenait un énorme caïman. J’ai un souvenir que j’ai su sordide de ce zoo, fermé en 1981. J’ai visité deux fois le zoo de Bauval, où communication, publicité et aménagement quatre étoiles ont fini par nous faire accroire que les animaux enfermés pouvaient être heureux ! C’est quand même un comble. C’est comme si on visitait des prisonniers dans une maison d’arrêt modèle et que l’on disait qu’ici, les détenus sont heureux. Mais, pour les animaux, c’est encore pire, en quelque sorte, car ils n’ont pas causé leur enfermement (je ne dis pas que tout prisonnier est nécessairement responsable de son incarcération, il y a des milliers de gens en prison qui n’ont rien à y faire : au 1er janvier 2020, 21 075 personnes [représentant 29,8% de la population carcérale] étaient détenues sans jugement définitif, en détention provisoire censée être exceptionnelle. Source ici, et je ne connais pas le chiffre des détenus qui auraient besoin de soins psychiatriques et qui n’ont rien à y faire non plus). Mais revenons à notre propos. Mais nous y étions. Oui. Il est intéressant de remarquer comment Aillaud a placé son sujet. Certes, le sujet, si nous suivons le titre, c’est une piscine vide. Mais, à vrai dire, le sujet, est-ce bien celui-ci ? D’un certain côté, oui, puisque c’est le titre du tableau. Mais, d’un autre côté, le sujet, c’est aussi le lion de mer. Il est bien isolé dans cette scène, comme mis de côté. Pourtant, sans lui, pas de piscine. Un bel escalier noir, du beau carrelage blanc, une belle plante pour faire de l’ombre. De belles barrières. Que demander de plus ? De l’eau changée régulièrement.

D’un certain point de vue, ce tableau (‘Piscine vide’) n’a aucun intérêt. Mais c’est pour cela qu’il est intéressant. En effet, la peinture d’Aillaud, dans le genre étudié ici, pourrait nous faire réfléchir aux questions suivantes : Que peindre ? Et pourquoi ? Est-il évident de peindre des gens, ou des paysages, par exemple ? On dira : « Oui ». Mais pourquoi est-ce si évident ? Pourquoi le peintre devrait justement nous montrer ce que nous voyons chaque jour ? Quel intérêt à revoir en peinture ce que nous voyons aussi sans ? N’est-il pas aussi intéressant de peindre ce que nous ne voyons pas vraiment, ou bien pas si souvent ? (On ne visite pas un zoo plusieurs fois par mois… en général, supposera-t-on). De fait, en nous interrogeant sur le motif chez Aillaud, on s’adresse directement à la question de la représentation. Car il est bien entendu qu’en peignant cela, Aillaud cherche à dire quelque chose. Mais quoi ? Je crois qu’une des grandes oppositions pointées par Aillaud est celle entre Artificiel et Naturel, entre absurde colonisation par l’artificialisation des sols, et la persistance fragile de ce que l’on appelle “Nature”.

Aillaud a une formation de philosophe, il a échoué aux concours, sinon, dit-il, il serait sûrement devenu professeur de philosophie. Il y a certainement quelque chose de philosophique dans son travail de peintre. Qu’est-ce donc ? Dans l’entretien avec Descargues, Aillaud remarque et s’étonne que face à ses tableaux on ne pense qu’à l’enfermement et à la prison ; il dit que l’on peut aussi penser « au sommeil et à la veille, au vivant et au non-vivant, à l’habitat et à l’habitant, l’inadéquation de l’habitat pour l’habitant. Il y a mille choses qui sont plus subtiles et moins immédiatement évidentes mais qui comptent autant que cette notion simpliste de liberté, privation de liberté, etc. […] Par exemple il est évident que dans le Jardin Zoologique, il y a des animaux qui sont comme des coqs en pâte, très heureux, et qui ne vivent que de terreur, par exemple, qui n’ont d’arme que la fuite, et qui certainement s’engraissent et dorment tout à fait tranquillement dans le Jardin Zoologique. Et certainement, d’autres animaux qui vivent dans la course, mais non pour la fuite mais dans la poursuite, ont une vie insupportable. » Je pense qu’Aillaud se trompe : aucun animal enfermé n’est heureux. Et ce qu’Aillaud prend pour de la tranquillité chez les animaux de proie enfermés, peut tout autant être caractérisé comme un comportement qui provient d’une résignation métaphysique qui nous dépasse, ou, peut-être même, qui est la résultante d’une certaine forme de folie. On peut très bien supposer que beaucoup d’animaux deviennent fous en captivité. Mais alors, cela supposerait qu’il existe une raison animale. Disons qu’il existe, chez de très nombreux animaux, des signes d’intelligence, de communication ; même de solidarité, le tout formant ce que l’on pourrait appeler la rationalité animale. Or, aucun animal ne vit, au naturel, dans une cage ; il vit sur un territoire, qui peut s’étendre sur des kilomètres carrés. Certes, Aillaud nous dit, dans l’entretien, qu’il y a plusieurs manières de penser face à ses tableaux d’animaux, mais, remarquons-le, il propose toujours un rapport dialectique (une opposition entre ceci et cela). À la toute fin de l’émission, et suite aux interventions d’autres invités, Descargues fait remarquer à Aillaud que, finalement, ils en sont conduits à identifier le zoo comme la rue, un HLM, et qu’ils ont aboutissent à l’anthropomorphisme ; et Aillaud de conclure : « C’est un endroit du monde comme les autres.»  Non. Aillaud se trompe encore. Le zoo n’est pas du tout un endroit comme un autre, et il n’est pas rationnel d’enfermer des animaux dans des cages, si grandes soient-elles. Un des arguments des partisans est de dire que le zoo permet la préservation de certaines espèces. D’accord, pour certaines. Mais qui prendra en charge les derniers ours blancs ?

Gilles Aillaud, “Orang-Outang derrière la grille”, 1965, huile sur toile, 162 x 192 cm

L’image, dans ce cadrage très spécifique, est assez terrible (dans le sens originel). D’un autre point de vue, il est tout à fait banal, car nous sommes habitués de voir des animaux enfermés. Là encore, on peut bien sûr se demander ce qui intéresse Aillaud. Pourquoi peint-il cela ? Ma question ne sous-entend évidemment pas une dépréciation comme si Aillaud avait perdu son temps ; pas du tout, je me demande vraiment pourquoi Aillaud a peint cela ? Et je cherche la ou les réponses ; sans savoir si je vais les trouver. Ce qui frappe, d’abord, c’est ce vert pop, Pantone 361 (il me semble, avec du Pantone 359 au dessus), qui domine presque toute la scène, comme un éclairage en soi. C’est écrasant, impressionnant. Dans les trois illustrations, finalement, on peut se dire que chaque animal est encore plus isolé dans l’isolement. C’est surtout patent pour l’orang-outang, qui, avec ses doigts entourant la grille, attend, ou bien espère, cependant qu’on sait qu’il a conscience du passé, et il sait qu’il a déjà été présent ici. Les orangs-outangs (de l’indonésien-malaisien “orang hutan” : « homme de la forêt » ou « homme des bois »), font partie de ce qu’il est convenu d’appeler nos « cousins ». Ce sont, comme nous, des Hominidae, mais ils quittent l’arbre à partir des Homininae, dont font partie les Gorilles, mais plus des Homini, où, sur une branche, part le Chimpanzé, et, sur l’autre, l’Homme.

PS : On entend souvent dire que tel animal est très proche de l’homme, par exemple à 99% pour le chimpanzé, etc., mais il faut bien savoir que cette “proximité” ne ressortit qu’au calcul d’une similarité statistique dans le codage génétique des protéines. Du coup, et puisque le vivant n’a qu’une seule origine (à partir des cyanobactéries, etc…), et sachant qu’il n’y a que 20 acides aminés pour l’entier monde vivant, il est assez logique que le codage des protéines soit ubiquiste, et, par conséquent, dire qu’une espèce est proche génétiquement de l’homme ne veut pas dire grand-chose, car il faut davantage à la Nature pour produire un être humain en son ensemble que des protéines, et il y a loin, très loin, de celles-ci aux neurones… Pour illustrer ce dernier point, voici le genre de liste à la Prévert que l’on peut trouver sur l’Internet : “Le séquençage montre également que l’homme moderne a par exemple 99,7 % de gènes en commun avec les Néandertaliens, 98 % de gènes en commun avec le chimpanzé, 93 % avec le macaque, 85 % avec la souris, 80 % avec la vache, le chat ou le chien, 70 % avec l’oursin, 61 % avec la mouche des fruits, 60 % avec un poulet, 43 % avec un ver, 40 % avec la banane, 35 % avec la jonquille, 25 % avec la laitue ou le riz. L’homme partage 26 % de ses gènes avec la levure et 18 % avec le champignon de Paris.”

PS: Le lecteur curieux de la notion de raison animale peut lire un texte ici. /// La galerie Loevenbruck expose actuellement des paysages de Gilles Aillaud, jusqu’au 01 08 prochain.

Léon Mychkine