La peinture de Mazuy est très pensée, on pourrait presque dire que c’est un peintre conceptuel. Rien, ou très peu, n’est laissé au hasard. Dans ce sens, Mazuy veut une peinture “solide”, qui résiste à l’air ambiant, dans lequel il se murmure, depuis des années, que la peinture serait morte — on se souvient qu’un certain courant conceptuel, dont Joseph Kosuth en statue du Commandeur, a déclaré la peinture comme un art du passé. (La question de la mort de la peinture est abordée dans E3 — Entretien 3 — à 05:22, et sa renaissance à 05:42). Même si les “kosuthiens” se sont trompés, il apparaît à Mazuy qu’un certain genre (pour reprendre un de ses mots) de peinture tend, dans son exécution même, vers sa propre disparition ; ce contre quoi il est résolument opposé (E3 commence sur ce thème, à partir de la question du “sujet de la peinture”, expression mazuyenne). Ce qu’il faut relever, c’est que Mazuy s’oppose aussi au discours critique qui l’accompagne. Il semble qu’une certaine forme de critique d’art, en peinture, se soit elle aussi engagée dans ce que l’on pourrait ici appeler un accompagnement à la mort, que Mazuy rejette.
Il y a donc deux vraies questions pour Mazuy : Comment continuer de peindre ? Comment faire exister la peinture ? La première réponse à ces questions s’exécute donc à travers le geste et la pensée. Mazuy a un point commun avec la Nature : il abhorre le vide. La peinture qu’il donne à voir n’est pas minimaliste, même si elle est, dirions-nous, contenue. Alors, que contient cette peinture ? Ce qui frappe, premièrement, c’est la hauteur de l’accrochage. Les tableaux sont fort peu élevés ; si bien que le spectateur se trouve face à un tableau qui est, littéralement, à hauteur d’homme. Cette hauteur spécifique établit, de fait, un rapport, une relation de proximité, de familiarité, que nous n’avons pas quand le tableau, comme souvent, est accroché haut. Donc, première impression, le contenu contient le spectateur, parce que, physiquement, nous nous sentons proches. Décider de la hauteur d’accrochage d’un tableau pourrait sembler futile à d’aucuns, mais, en l’occurrence, elle est cruciale, car c’est la hauteur d’accrochage qui établit, en premier lieu, le premier rapport à la peinture. Là aussi, cette hauteur est pensée (le rapport au corps est évoqué dans E1 18:48 et 22:10).
Les tableaux que nous pouvons voir à l’atelier épousent, peu ou prou, tous les mêmes principes, les mêmes protocoles, qui vont par trois : un apprêt, et un ajout de « structure solide » et de « structure liquide » (dixit Mazuy). Cette « structure solide » peut être un morceau de papier peint, de paillasson, d’éponge, de polystyrène, et la « structure liquide » peut être de la peinture liquide, ou pressée et sortie directement hors du tube, du silicone, de la laque, etc. Il y a donc, au moins, trois registres qui jouent et s’interpellent sur le tableau. Ces registres sont autant d’expressions, car Mazuy parle de « narration », d’ « articulation ». Mazuy définit spécifiquement l’ « articulation » comme « un ensemble de bibliothèques de formes » (E1 à 03:31). (Avec ses formes liquides et solides, Mazuy explique qu’il produit sur la toile un « élément filaire », ce qui, immédiatement, me fait penser au mot « discours », et que valide Mazuy. Il est notable que Mazuy fasse beaucoup référence au champ de l’écriture dans le cadre de sa peinture). L’expression ensemble de bibliothèques de formes est massive, elle signale le métier, la pratique, et, pour ainsi dire, l’histoire de l’art et spécifiquement l’histoire de la peinture (à un moment donné, Mazuy me dira que « se contenter de 50 ans d’histoire de l’art, c’est un peu court » (E2 07:34)). Donc Mazuy a, dans la tête, une grande partie du patrimoine peint, et il joue donc aussi avec les formes qu’il actualise et avec celles qui ont été actualisées par le passé.
Les matériaux posés sur la toile sont en dialogue, ils s’expriment en eux-mêmes et répondent aux autres ; c’est un voisinage de propos. Prenons par exemple le tableau titré « l’oiseau mouillé ». D’abord, comme presque tous les tableaux exposés, le fond est monochrome. En soi, si on enlève les ajouts, les superpositions, nous avons déjà une peinture. Mais Mazuy ne pratique pas le monochrome. Cependant il n’est pas anodin que tel soit le fond du tableau. Dans un des entretiens (E1 12:37), j’appelle cela un prétexte. Le monochrome en tant que fond est un prétexte à arguments. Donc sur un fond bleu (toile apprêtée), nous voyons une forme, composée de plusieurs autres. Il y a là comme un dessin. Que remarque-t-on ? Ce que j’appelle le dessin (et que l’on pourrait appeler aussi le motif), s’inscrit dans trois dimensions, une verticale et une horizontale, et une épaisseur, un peu désaxées par rapport au plan. La ligne verticale est coupée par une forme orange, qui impulse un certaine rythme. Reprise sous la masse orange, elle ne s’inscrit pas dans le prolongement de son départ, elle dévie sur la droite, engluée qu’elle est dans une pâte noire. Cette pâte noire repose sur un morceau de contreplaqué que l’on pourrait croire sorti de la toile. Mais il n’en est rien, puisqu’il s’agit d’une peinture sur toile. Le morceau de contreplaqué a été posé là et maintenu par un pourtour de silicone presque complet, parce qu’une pointe de bois pointe. On peut déjà imaginer toute une histoire… Le morceau de bois est-il tombé et venu se ficher dans la toile? La forme orange (on dirait du feu) a-t-elle brisé la section verticale ? Mais tout à coup, les choses se compliquent, car nous voyons, dans la masse orange, à droite, un petit trapèze noir, qui voit à son sommet partir trois lignes noires qui aboutissent à une forme heptagonale grise, de la même couleur que le “trait” vertical. L’heptagone est décalé par rapport au trait gris. A-t-il bougé? Faut-il se rapprocher du titre ? Le bleu représente-t-il le bleu du ciel, et le motif que nous voyons celui d’un oiseau (que Mazuy détaille dans E1 à 09:19) ? Non, cela semble une fause piste. En tout cas, nous venons de faire “causer” les matériaux, et nous pourrions imaginer d’autres dialogues. Et cela qui intéresse Mazuy, le dialogue.
Quelques mots sur l’Entretien 1 Quand je suppose que le monochrome est un “prétexte”, Mazuy le confirme en précisant que les « articulations […] indépendantes du support » (E1 04:54) viennent se « poser n’importe où ». Il y a donc « deux articulations filaires » (une solide et une liquide). Dans E1 06:31, je demande ce que signifie le mot « filaire ». Mazuy répond que c’est linéaire, mais que l’adjectif « filaire inclut le notion de narration … il y a un début et il y a une fin ». Et donc, à 06:55, j’avance ma proposition d’ « argument esthétique ». Et alors Mazuy parle d’un « jeu d’association », d’un « jeu de rupture », un « jeu de glissements », et d’une « vrille » (07:11). On en apprend un peu plus sur le jeu qui s’exerce entre les « structures liquides et solides ». Mazuy nous donne là un aperçu de lecture, et il nous dit, vers la huitième minute, que, pendant l’exécution du tableau, il y a une sorte de laisser-faire avec les « bibliothèques de formes», et spécialement avec les structures liquides ; « on se laisse embarquer », dit Mazuy à 08:35. Au fur et à mesure de la fabrication du tableau, vient se créer une « histoire » (08:43), des « rapports de syntaxe » (08:48). Et nous apprenons donc (08:56), que « rien n’est déterminé ». À 09:19, nous avons un exemple de composition, avec « L’oiseau mouillé ». À écouter Mazuy décrivant son processus de création, nous nous trouvons, effectivement, au sein d’une véritable histoire des éléments, qui, d’origine solide ou liquide, viennent s’interposer et prendre langue (cela communique) au rythme de leurs confrontations (09:20-10.02 et à partir de 11:00) ; la « lecture » du tableau vient se « casser » sur les « structures » et leurs interactions. Mazuy utilise des verbes tels que « amortir », « buter », « contrebuter ». Et la « vrille » dont parle Mazuy est produite par les deux « discours » (12:17) que produisent les deux structures (solides et liquides). Mazuy parle du fond, en tant qu’écriture (13:53), et nous dit que, finalement, chaque tableau est composé de « trois structures » (15:39). Vers 19:42, Mazuy nous parle de la maîtrise dans l’exécution, tout en ajoutant qu’il y a « une écriture qui est du domaine du bâti » (les « structures solides »), tandis que les « structures liquides » ont à voir avec quelque chose qui est de l’ordre de la « spontanéité ». Le traitement des deux types de structures créent un dialogue (coulure d’un vernis ≠ « coup de cutter sur un polystyrène ») entre des éléments « mâles/femelles » (21:06). Et tout à coup Mazuy parle de « sentiment océanique ». On attribue à Romain Rolland cette expression, qui signifie une impression de ne faire qu’un avec l’univers. Rolland écrit à Freud, en décembre 1927: « Mais j’aurais aimé à vous voir faire l’analyse du sentiment religieux spontané ou, plus exactement, de la sensation religieuse qui est […] le fait simple et direct de la sensation de l’éternel (qui peut très bien n’être pas éternel, mais simplement sans bornes perceptibles, et comme océanique). » (Sur cette expression étrange, voir l’article : https://vivrespinoza.wordpress.com/2012/10/21/spinoza-romain-rolland-freud-et-le-sentiment-oceanique-2).
L’oiseau mouillé (Vernis, acrylique, silicone, polystyrène, bois, matériaux divers et toile apprêtée – 146 x 114 cm)
Entretien 1:
Le rapport au corps se poursuit dans E2. Mazuy nous décrit le spectateur comme s’appropriant le tableau, y entrant à l’intérieur. À 02:02 il nous décrit la relation que peut entretenir le regardant avec le tableau ; et il nous parle de cette relation qu’il fait jouer au volume, et de cette volonté chez lui de vouloir faire jouer le tableau dans un tableau, à l’instar de Matisse qui, en peignant ses tableaux dans ses tableaux, fait jouer à la « surface un élément bidimensionnel », ce qui permet de créer une impression de « jeu » avec la perspective (03:10). Mazuy évoque La Conversation (1908-1912) ou encore La Desserte Rouge (1908) à 03:22, ce qui nous permet de constater l’aplatissement de la perspective, tout en en gardant les « axes». La Desserte Rouge est mentionnée judicieusement. Pourquoi? Dans ce tableau, Matisse rapproche, anamorphose la perspective au point de la rendre mentale. La profondeur s’est rapprochée du premier plan, au point, presque, de la chevaucher (elle vient se poser dessus). De la même manière, si ce mouvement se poursuit, ce mouvement que je qualifierai plus tard de « tectonique » chez Mazuy, alors le premier va bouger d’autant en avant, et spécialement les objets que l’on y voit. Donc il faut imaginer alors que si le mouvement anamorphique de perspective se poursuit, les objets vont se détacher encore davantage au premier plan, et, pour ainsi dire, sortir du tableau, devenant des bas reliefs, des sculptures (on se rappelle que dans E1 Mazuy évoque les bas-reliefs et la notion de « dépouille ».)
Matisse, La Desserte Rouge, (huile sur toile, 1908-1012), Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg
À 04:04, Mazuy parle de son « travail » en tant que « peinture savante qui n’est faite que de citations ». Mais à peine le mot de citation est-il prononcé qu’il prévient qu’il se garde bien de pratiquer une « écriture postmoderne » (dans le sens où, pour une certaine école, le geste postmoderne ne consiste qu’à citer à remixer ; ce qui est un détournement du concept même de postmodernisme, mais c’est une autre histoire… Du point de vue de la peinture postmoderne, Mazuy citera Chia et Garouste). Mazuy, comme on peut l’entendre, ne considère pas la citation comme un élément moteur du tableau, mais il en fait partie. À ce sujet, j’évoque (04:28) la déchirure pratiquée sur le tableau titré L’Exilé, déchirure qui ne peut pas éviter de faire penser, même furtivement, à Fontana. Ensuite je reviens sur la « maîtrise » évoquée par Mazuy en constatant que, suite à ces propos, il met en jeu, dans ses tableaux, une certaine forme d’instabilité. Dans un premier temps, Mazuy acquiesce, et évoque le rapport plus ou moins pérenne à l’oeuvre entre les différents matériaux (la fragilité du polystyrène, par exemple). Mais il reconnaît que cette instabilité est calculée, figée par différentes techniques qui vont empêcher le matériau de se détruire. À 07:34, après avoir évoqué la notion d’héritage de l’Histoire de l’Art, Mazuy parle d‘« hypocrisie », à savoir que, d’après lui, « on ne peut pas être artiste et se satisfaire de 50 ans, c’est un peu court ». C’est pourquoi, après une digression sur certaines époques de la peinture (depuis l’Antiquité), Mazuy revient (07:44) au problème de la citation, qui ne peut pas justifier, à elle seule, l’oeuvre. À 07:51, Mazuy évoque de nouveau Matisse et Cézanne, par rapport à la question du « plan », au « poids » du tableau, et la question de l’« aplat » (qui est aussi reprise dans E3 à 02:52).
Entretien 2:
L’Entretien 3 commence par la manière dont on peint. Mazuy pose la question : « Quand on peint de l’abstrait, qu’est-ce qu’on peint? ». Personnellement, j’ai tendance à penser, comme l’entretien va le montrer, que la formule de Mazuy n’est pas tant « quel est le sujet de la peinture? » que « la peinture-sujet » (02:04) (j’en parle dans mon Lexique, au mot Art). J’ai la faiblesse de penser que, depuis Kandinsky, Malevitch et d’autres, c’est la peinture qui est devenue le sujet d’elle-même, ce qui n’a rien à voir avec la formule « l’art-pour-l’art », qui est trop connotée et péjorative. La peinture s’est libérée du sujet pour devenir sujet elle-même ; et cela Mazuy en a conscience quand il emploie le mot « syntaxe », entre autres ; il s’agit bien là d’une expression. Et si la peinture abstraite s’exprime, c’est parce qu’il est possible de lui en donner les moyens (à condition d’être un bon peintre, bien évidemment. Mais même un bon peintre peut faire des mauvais tableaux, de temps à autre, tandis qu’un peintre raté fait toujours des mauvais tableaux, son trait ne peut jamais être signifiant). Mazuy reprend l’expression « l’art-pour-l’art », quand je mentionne ma formule de la peinture sujet. Mais il ne s’agit pas de cela. On attribue l’expression « l’art pour l’art » à Théophile Gautier, et on la retrouve chez différents auteurs, notamment Edgar Poe, qui écrit « qu’un vrai poème [est] un poème qui n’est que poème et rien de plus, un poème écrit pour le pur amour de la poésie ». Transposée dans le champ esthétique, on a cru que l’expression « l’art pour l’art » signifiait un art qui ne s’adressait qu’à lui-même, vidé de toute attention à l’autre. Or je pense que cette expression n’a jamais rien signifié que pour les mauvais artistes, ou bien les contempteurs de l’art et moderne et contemporain, puisque, finalement, avec cette expression, il y avait là un moyen bien pratique de sous-entendre immédiatement que telle peinture, tel peintre, ne peignait que pour lui-même. Or il me semble qu’un peintre, par exemple, quand bien même abstrait, ne peint pas pour l’amour de l’art ou de la peinture en elle-même ou, à tout le moins, ce n’est pas cet amour qui est visé dans le geste. Ce qui est visé, c’est le tableau, en tant que mode d’expression vers (et ce « vers » vise bien sûr autrui). Et c’est en tant que mode d’expression que le tableau va s’adresser à l’autre, rendant, de facto, impossible une posture baroque de l’enfermement de la peinture en elle-même. Et en cela que, et parce que c’est le premier mode d’agir de l’oeuvre d’art, même les artistes conceptuels les plus stricts n’auront pas réussi à éviter l’expression. Cette question de l’autre, de « à qui s’adresse le tableau? » s’impose à 03:15, avec cette question de Mazuy: « Pourquoi peint-on? » Il y revient (05:17) : « À qui et de quoi on parle? »
Entretien 3:
En écoutant les trois entretiens, on peut être frappé par le souci qu’à Mazuy de l’« autre ». Il y a là un vrai enjeu, pour lui, qui est de toucher l’autre, avec sa peinture. Je pense qu’on peut y voir là une certaine forme de générosité. Et c’est un enjeu difficile, car sa peinture n’est pas faite pour séduire ; c’est-à-dire qu’elle n’est pas facile, elle est exigeante et demande au regardant un certain temps de disposition. Mais enfin, que serait un art directement consommable ?
NB: Le report minutieux et minuté des « plages » peut paraître anecdotique, mais il ne l’est pas, pour la raison théorique suivante : Un discours, un entretien, est fait de moments, de passages. Or, une fois la parole enregistrée, elle devient un document, un document sonore. À partir de là, de la même manière que, sur un disque, nous trouvons, à la minute près, l’indication des « plages », des « morceaux », il m’a semblé qu’il pouvait être intéressant pour l’auditeur, qui n’a peut-être pas le loisir ou l’envie d’écouter l’entretien in extenso, de lui signaler à quel moment l’artiste parle de telle chose ; ce qui lui permettra alors d’aller directement au moment qui l’intéresse, de la même manière que nous pouvons, avec un vinyle ou un disque CD, sélectionner ce que nous voulons entendre d’abord. Le passage de l’oeil sur ses chiffres chronométriques, pour fastidieux qu’il soit, me semble donc inévitable. Dans la mesure où les entretiens ne durent pas des heures, les deux premiers sont donc les minutes. Finalement, on pourrait très bien prendre ces indications chronologiques comme une Table des Matières.