Le dessin reselaire de Joëlle Bondil

Joëlle Bondil n’est pas le genre d’artiste à se disperser. Certains, en effet, pratiquent la vidéo, la peinture, la sculpture, etc. Bondil, quant à elle, à son quant-à-soi, un quant-à-soie presque, car si elle dit pratiquer le dessin avant tout, en vérité, elle tisse. Elle ne peut pas s’en empêcher. Je pense que c’est idiosyncrasique. Mais, on retombe sur nos pieds car oui, la basse de son tissage, c’est le dessin. Avec ce dernier, elle possède un vocabulaire très primitif : traits et points. Et tout le reste de sa production en est une déclinaison. À partir de cette base quasi-enfantine, elle produit des structures complexes, qui évoquent différents domaines : du minéral à l’organique, de l’anthropomorphique à l’abstrait. Dans mon titre, j’ai choisi l’adjectif (incorrect) « reselaire », pour indiquer l’origine du mot « réseau ». J’ai d’abord écrit Le dessin-réseau de Joëlle Bondil ; mais la notion de réseau est tellement liée soit à l’Internet, soit à l’intelligence artificielle, soit aux réseaux dits sociaux, qu’il m’a semblé plus pertinent d’aller plutôt vers l’origine du mot, et donc nous voici en 1180 — resel, petit filet pour la chasse et la pêche ; et Bondil me semble bien à l’aise dans cette posture, celle d’une pêcheuse, qui lance, doucement, son filet chromatique. Dans une de ses vidéos, Bondil dit que quand elle commence un dessin, elle ne sait pas où elle va. Donc elle part à l’aventure, dans le dessin, ou une autre forme de création. Elle lance ses filets, faits de fil et de maille, réseautant. Un dessin bondilien réseaute à lui seul, mais aussi associé à d’autres, tel que

Joëlle Bondil, encre, 20 x 30 cm (par dessin), 2013

L’œil neuronal cherchant toujours à identifier, reconnaître ce qui lui est donné à voir, interprétera et conclura qu’ici se trouve un sein, ici un nombril, et ici un ongle… Mais tout n’est pas identifiable — mais et je réalise que j’ai écrit trop vite —, il ne s’agit pas chez Bondil que de traits et points ; mais surtout de points. Mais comme l’écrivait Grassmann, génial mathématicien, le point, c’est un vecteur. 16 dessins formant rectangle. Sont-ils autonomes ? Communiquent-ils ? Parlent-ils tous ? (On pourrait en effet imaginer un dessin qui ne dit rien. Car pourquoi faut-il toujours que nous cherchions à faire parler ce qui ne dit mot ?) En tout cas, on ne peut pas s’empêcher de faire communiquer les points, et donc, de tisser. Remarquons, cependant, dans cet univers de points, certains moments topiques où ceux-ci semblent fusionner, abolissant le point, ou en formant un énorme ? Il me semble que Bondil forme et tisse des géographies ; voire même des géologies pointillistes, qui parviennent à créer des volumes. Voilà !, un vocabulaire rudimentaire produit de la complexité, et reprend possession d’un territoire plus traditionnel (le Dessin, le Volume, l’Ombre, etc.) mais tout en restant singulier. Et en écrivant « singulier » je pense à la notion de singularité cosmologique, qui, pour le dire très très vite, signale un endroit du cosmos où les objets présents ne sont pas descriptibles d’après les équations de la géométrie de l’espace-temps inventée et promue par Einstein. En fait, on parle de singularités pour caractériser l’indéfini des états au centre des Trous Noirs. Il n’y a évidemment aucune comparaison entre la théorie de la Relativité Générale d’Einstein et le dessin de Bondil, cependant que le point commun, c’est la singularité et donc, le langage. Il a fallu chercher un mot qui ne ressortit pas au domaine plastique pour tenter de faire parler ce domaine. Ce n’est pas ici une opération de pédantisme, bien plutôt, il s’agit d’importer un mot exogène afin de faire parler la matière-plastique. Donc, la singularité, ici, chez Bondil, tient en ce qu’elle réussit à tenir un point d’équilibre entre le diffus et le reckon (« reconnaissance ». Je viens, à l’instant, de proposer ce terme anglais, qui, tout à la fois, signifie « estimer », « reconnaître », « connaître», « considérer », « calculer », le tout dans l’immédiat ; et sans équivalent en français), car nous avons tendance à vouloir identifier à partir du connu et l’artiste, cependant que l’œuvre, parfois, résiste à cette intentionnalité naturelle — pour ainsi dire, car c’est darwinien.

Joëlle Bondil, “Maillage série 2”, encre sur papier millimétré logarithmique, 44 x 31 cm, 2014

Dans ces deux séries ci-dessus, nous avons deux manières de frontériser, et l’une est plus franche que l’autre. “Maillage 1” semble plus en détail que “Maillage 2”, tandis que ce dernier semble évoquer des formes et notamment celle du corps humain ; on reconnaît (reckon), un beau fessier de profil et un ventre qui monte jusque sous les seins ; un torse de femme, bras levés, etc. La question qui me vient est : pourquoi ici Bondil dessine-t-elle sur du papier millimétré, qui plus est, logarithmique ? Il faudra le lui demander. Disons juste, après information, qu’avec l’échelle logarithmique, deux graduations dont le rapport vaut 10 sont à distance constante. On dirait que le dessin a été plié et déplié. Courbure et décourbure de l’espace-temps ? Quels rôles tiennent les lignes, ici ? Frontières ? Séparation ? Remarquons toutefois, dans ce maillage, des zones vierges, et donc des trous, mais des trous traversés par les lignes du papier millimétré. Est-ce là le motif de ce type de papier, ne pas laisser de trous, de vides ?

Joëlle Bondil, “les petites maisons”, encre de chine, plume sur bristol, 21 x 29,7 cm

J’ai commencé en disant que le vocabulaire de Bondil était primitif (points, traits). Il eut mieux fallu dire que traits et points ne sont que la base du vocabulaire bondilien. Mais il fallait bien commencer par une sorte de fil directeur. En effet, avec les petites maisons, le dessin semble devenir encore plus organique, au point de recouvrir ces formes qui évoquent des maisons, et on pense alors aux petites maisons, aussi, de Réjane Lhote (ici), qui ne sont pas semblables, mais tout de même, il est amusant de voir que deux femmes-artistes s’intéressent aux “petites maisons”, au point de les matérialiser, chacune, à leurs manières. Mais chez Lhote, les petites maisons sont posées au sol, tandis que chez Bondil, elles sont liées à un territoire, et, de fait, organiquement, lui appartiennent. Bon, évidemment, le fil (lapsus calami), traits et points sont bleus. Mais faut-il le signaler ?

Joëlle Bondil, “Maillage 3”, extrait de la Série, encre de Chine, plume sur papier millimétré, 39 x 55 cm

Mise en situation de dessins dont, finalement, on peut interroger l’agencement. N’est-ce pas que l’association de quatre dessins est aléatoire ? Bondil ne s’ingénie-t-elle pas à former des formats quaternaires façon puzzle ? Non, ‘puzzle’  n’est pas le bon mot, parce que l’endroit d’une pièce est prédéterminée, une pièce de puzzle ne pouvant être aléatoire ; tandis qu’ici, il semble que Bondil puisse, à volonté, interchanger le jeu des quatre dessins, brisant telle unité, en créant une autre. Remarquons encore ces zones vides. Ou bien, ce que prends pour des trous, ici, n’est-il que l’espacement entre les points ? Mais après tout, qu’est-ce qu’un trou ? Un trou n’est-il pas la continuation des points géographiques, géologiques, dans une autre dimension ?

Joëlle Bondil, ‘Maillage série 2, variation”, 2014

Ci-dessus une autre manière de considérer le dessin, et le maillage-tissage : la sculpture. Dessin orthogonal, sur trame, et on voit bien, ici, l’opposition entre courbure du traits et orthogonalité du dessin millimétré. Bondil dit-elle quelque chose à travers cet oxymore visuel ? Ajouté à cela, le dessin est installé dans une situation non-euclidienne. En sus, ce qui semble un rejet (botanique) en forme de cheveux ? On cherche (encore) à comprendre (puisqu’il y a des indices dépictifs). Corps de femme de profil ? Oui, mais alors étrange, non ? Aucun rapport ? Supposons qu’il s’agit d’un corps. Que signifient ces deux tresses excroissantes ? Et puis, surtout, s’il s’agit bien d’un corps humain dépicté sur le rouleau, d’sortent-elles ? Bon, prenons le parti qu’il s’agit d’un corps… Non. C’est guère probable. Alors, posons qu’il s’agit d’une forme organique, ou d’un mixte, entre l’inorganique et le vivant. (On pourra tout aussi bien dire qu’il s’agit de fil, et ce sera réglé… Oui. Mais, à ce compte, on ne cherche plus jamais à interroger quoi que ce soit. Ce qui n’est que le privilège des sots). J’ai craqué, et j’ai demandé à Joëlle Bondil s’il s’agissait d’un corps, qui m’a répondu par la négative, mais m’a précisé qu’on lui avait déjà évoqué cette idée. Donc, ce n’est pas un corps. Cependant, cette sculpture-dessin en évoque une autre, telle par exemple la petite série des “cahiers des pleurs et des stases”.

On retrouve cette idée de dessin qui fuit, qui coule, qui s’échappe du format ? De ce moment, il change de nature, de reselaire il devient ondulatoire, et, de fait, sa matière même change ; c’est qu’il faut partir, coloniser ailleurs ? Nous reconnaissons bien une marque anthropomorphique, mais les autres… ? Pour la figure familière, est-ce un cordon ombilical post-natal ? (Mais où vais-je chercher tout ça ?), qui impliquerait la liaison ? N’est-ce pas cette idée, en définitive, qui prévaut dans l’œuvre bondilienne : la Liaison ? La liaison dans le sens où nous, et tout le reste, est lié ou relié, à quelque chose, à des choses, à des êtres. Terminons avec cette image, qui appartient à un projet

Une gracieuse main de femme (a-t-on assez écrit sur les mains des femmes ?), pressant un dessin au calque sur une vitre. C’est très doux, et fragile. Et c’est sur cette douceur que seule peut offrir une femme-artiste que nous refermons cette Première Partie.

 

Léon Mychkine