Cet article est le fruit de deux rencontres avec l’artiste Réjane Lhote. La première a eu lieu jeudi 08 septembre, et la seconde lundi 12 septembre. La première visite voyait Réjane Lhote en train de réaliser son oeuvre, qui n’avait pas encore de nom. Mais elle s’appelle finalement “Déploiement” (“Technique mixte, poudre de graphite, pigments, pastels secs & gras, peinture à l’eau, crayons de couleur”). L’espace dans lequel Réjane Lhote expose (jusqu’au 30/09) s’appelle “La borne”. La borne, au départ, c’est une idée ; une idée assez géniale, incongrue, folle, et inespérée, qui a germé dans l’esprit du peintre Laurent Mazuy et de l’artiste plasticien Sébastien Pons ; les deux piliers qui font vivre le collectif d’artistes le Pays Où le Ciel est Toujours Bleu — alias POCTB — basé à Orléans. La borne est une petite salle d’exposition, concentrée dans un Algeco. C’est pratique, car montée sur un camion, elle devient un musée mobile, qui, depuis 2000, se pose dans les villes et les villages de la Région Centre. En 2009, le fidèle Algeco est remisé et remplacé par une très belle structure construite spécialement par l’architecte Bertrand Penneron (né en 1963, à Châteauroux). Le format reste le même, elle monte toujours sur un camion ; elle est juste plus belle, car elle constitue un objet singulier, et non plus anonyme, comme l’est un Algeco (sans vouloir le dénigrer, car il a bien rendu service). La borne reste présente deux mois à l’endroit où elle s’est posée, et, le temps de monter et démonter les expositions (dont un membre du POCTB, Michael Buckley — originaire de Chicago —, artiste céramiste de sont état, s’occupe), elle accueille successivement deux artistes, pour une durée de trois semaines. (Pour de plus amples informations sur la présence de La borne à Pithiviers: http://www.poctb.fr/spip.php?article277).
NB: On trouvera l’entretien entièrement retranscris plus bas dans la page (quelques lignes sous la dernière photo), car les voix n’étaient pas toujours audibles.
Réjane Lhote est une artiste qui pratique le dessin. Dès que l’on dit “dessin”, on s’attend à quelque chose de taxinomique, c’est-à-dire à quelque chose qui correspond à un genre (comme en biologie, donc), et qui “doit” comporter du crayon ou du pastel (on apprend dans l’entretien 1, qu’il existe un concours de dessin au Collège de France qui ne tolère que le papier et le noir et blanc, la sanguine ou le sépia… On n’ose demander s’il faut porter perruque!). Mais Lhote présente un dessin fait avec des pigments, et elle utilise un pinceau. Il existe, encore aujourd’hui, une controverse entre le dessin et la peinture (ça peut paraître incroyable…). Une controverse, c’est beaucoup, mais un questionnement, c’est sain. Aussi, comme on va le lire, j’ai demandé à Réjane Lhote de m’expliquer pourquoi elle déclare faire du dessin avec des pigments ? Ce genre de questionnement n’a rien de spécieux ; au contraire il interroge la pratique, et la définition des pratiques, des genres. Comme je crois avoir compris, je pense que l’on peut appuyer sa position en disant, d’abord, que l’on voit les “traits” de pinceau, comme autant de traces de mines passantes, et repassantes. Et puis, ensuite, il y a cette volonté de laisser du blanc comme fond structurel ; ce que constitue, par essence, le dessin. La peinture recouvre, tandis que le dessin se pose dans le vide du blanc de la feuille, ou du support. Et voilà donc pourquoi nous avons affaire à du dessin. Mais Lhote ne se contente pas de dessiner. Elle le met “en scène”, en situation. C’est une spatialisation du dessin. C’est ce qu’on appelle un ‘wall drawing’ (Lhote en parle un peu à 05:57 du quatrième entretien). Le ‘wall drawing’ évoque le grand artiste américain Sol LeWitt, qui, en octobre 1968 à New York, au sein d’une exposition collective à la galerie de Paula Cooper, a dévoilé son premier ‘wall drawing’. Convoquer Sol LeWitt auprès d’une jeune artiste peut être… catastrophique, une très mauvaise idée, bref. Mais c’est Lhote qui mentionne LeWitt, il faut donc bien attraper cette référence au bond. Mais nous n’allons pas nous y attarder, pour des raisons de genre. Sol LeWitt était un artiste conceptuel, il voulait un dessin bidimensionnel, comme il le dit dans ses notes (‘Dessins Muraux’), et il écrit explicitement que “l’utilisation des murs présente le désavantage de mettre l’artiste à la merci de l’architecture”. La volonté d’un dessin bidimensionnel et la méfiance face à l’architecture n’ont rien à voir avec le concept du dessin mural chez Lhote. Enfin, le ‘wall drawing’ LeWittien procède d’une logique qui est celle de l’art conceptuel, et en cela, son mur de dessin, dans son projet, est avant tout pensé avant d’être dessiné. À l’inverse, Il ne semble pas que le mur de dessin de Lhote soit conceptuel. Une différence majeure est que LeWitt pouvait faire réaliser ses ‘wall drawings’ par des assistants, tandis que Lhote est investie émotionnellement (tel qu’il est spécifié dans le — très grand — cartel au sol de La borne). Le seul point commun tangible alors entre les ‘wall drawings’ de LeWitt et ceux de Lhote, c’est leur statut éphémère ; leur durée d’existence est limitée au temps même de l’exposition. Cette explication n’est pas faite pour relativiser la nature du ‘wall drawing’ lhotien, mais pour repositionner les enjeux de départ, qui ne sont pas les mêmes.
Il y a un souci, chez Lhote, d‘intégrer le dessin à l’espace. En soi, cela constitue déjà une proposition ; le dessin n’est pas auto-réflexif, il n’est pas concerné que par lui-même, conversant dans un intérieur à deux dimensions. Et c’est là qu’elle se distingue de beaucoup d’artistes “dessinateurs” (et donc aussi de LeWitt), qui se contentent, si l’on peut dire, et cela dit sans péjoration, de poser leurs dessins sur un plan vertical. À rebours de cette pratique encore plus ancienne que la peinture sur chevalet (dans un entretien, LeWitt dit que les premiers à avoir fait des ‘wall drawings’ sont les hommes préhistoriques…), Lhote, pour ainsi, dire, répand son dessin dans l’espace. En quelque sorte, c’est comme si le dessin voulait sortir de la feuille, ou du support. C’est pourquoi Lhote aime à faire évoluer le dessin sur des surfaces planes, mais aussi angulaires, le faisant courir sur différents niveaux et différents plans. Et à ce moment, le dessin, plutôt que support inerte sur un mur non communiquant (et pas “communicant”), prend possession de l’espace et vient lui imposer ses règles. À ce moment, donc, de la dispersion du dessin, nous entrons dans une autre relation avec le dessin lhotien. Viennent à l’esprit les notions de sculpture et d’architecture. Durant l’entretien (le quatrième), nous apprenons que, considérant la lumière forte de septembre au matin, Lhote a décidé de dessiner son cube un peu plus haut que prévu. De l’influence des photons sur le dessin…
Nous allons pouvoir constater que Réjane Lhote a le sens de l’espace. Ce n’est pas la seule artiste à avoir ce “sens”, bien évidemment, mais c’est certainement à cela que l’on reconnaît un artiste. Avoir le sens de l’espace, c’est savoir investir l’espace, d’une manière intuitive, presque évidente. Encore une fois, c’est bien un des signes d’inscription artistiques ; l’inscription spatiale, qui fait dire… “ça tient’”. Cette évidence se retrouve tant dans ses petits carnets de Moleskine que dans les lieux physiques ; tels que ceux investis à Londres, dans des bureaux désaffectés (http://rejanelhote.fr/current.php?ID=171). Dans La borne , Lhote va “développer” un dessin dont voici des états :
et le WIP (work in progress):
Dans le premier entretien, nous comprenons bien cette volonté, chez Lhote, de ‘tendre’ le trait dans le volume, afin qu’il joue, littéralement, dans l’espace (elle parle de “tension des couleurs”). Et nous apprenons aussi qu’elle tient à garder une trace de cette oeuvre éphémère, en l’espèce, il s’agit de quatre feuilles de papier fixées au mur, et qui viennent rythmer — par le volume et l’interruption, ou la réserve ou le repentir — la surface plane de La borne. On remarquera, dans ce premier entretien, l’emploi du mot “paysage” pour décrire le dessin. Il y a vraiment ainsi une idée de projection “dans” le dessin, d’une grande dissémination.
Le report minutieux et minuté des « plages » peut paraître anecdotique, mais il ne l’est pas, pour la raison théorique suivante : Un discours, un entretien, est fait de moments, de passages. Or, une fois la parole enregistrée, elle devient un document, un document sonore. À partir de là, de la même manière que, sur un disque, nous trouvons, à la minute près, l’indication des « plages », des « morceaux », il m’a semblé qu’il pouvait être intéressant pour l’auditeur, qui n’a peut-être pas le loisir ou l’envie d’écouter l’entretien in extenso, de lui signaler à quel moment l’artiste parle de telle chose ; ce qui lui permettra alors d’aller directement au moment qui l’intéresse, de la même manière que nous pouvons, avec un vinyle ou un disque CD, sélectionner ce que nous voulons entendre d’abord. Le passage de l’oeil sur ses chiffres chronométriques, pour fastidieux qu’il soit, me semble donc inévitable. Dans la mesure où les entretiens ne durent pas des heures, les deux premiers sont donc les minutes.
PREMIER ENTRETIEN
Durant le deuxième entretien, on saisit encore mieux le rapport dessin/sculpture/architecture, avec l’intervention des “petites maisons”, que Réjane Lhote projète de placer au sol, comme des points de couleur:
DEUXIÈME ENTRETIEN
Pendant le troisième entretien, est abordée la question de la limite entre dessin et peinture. On apprend qu’il arrive souvent que des demandes soient faites à Lhote de s’investir davantage dans la peinture, comme si, en quelque sorte, la peinture était le devenir naturel du dessin. Mais elle s’oppose à cette vision, comme elle nous l’explique. La borne étant une vitrine tri-dimensionnnelle, si l’on peut dire, qui expose de l’art contemporain, se pose la question du rapport du passant avec l’objet occupé. Et cette question se pose d’autant si l’artiste est présent. D’où la “question” dont parle Lhote, à partir de la quatrième minute. Il faut savoir que la Borne est une structure qui possède une vitre coulissante, et que, bien sûr, s’il fait chaud, l’artiste y travaille avec la “porte ouverte”. Donc, certains passants n’ont pas hésité, prudemment tout de même, à aborder l’artiste, afin de lui demander ce qu’elle faisait là et, une fois la réponse entendue (i.e., “de l’art”), ont encore moins hésité à poser la fameuse (et fatale) question: “à quoi ça sert?”
TROISIÈME ENTRETIEN
Le vernissage de la Borne avait lieu ce lundi 12 septembre. Je suis revenu pour y assister, pour prendre des photos, et enregistrer un dernier entretien. Il y avait là du beau monde, parce que, peu après, allait être inauguré le nouveau musée, baptisé L’Expo, qui aura la particularité d’abriter à la fois de l’art patrimonial, des pièces ethnologiques, pour certaines rares, et de l’art contemporain dans la magnifique chapelle circulaire. Ainsi donc, parmi tout ce monde, on comptait deux sénateurs, un élu de la Région, un député, et Mme la Sous-Préfète, ainsi que, bien sûr, M. le Maire de Pithiviers et ses adjoints, et, last but not least, Miss Pithiviers. Lundi, donc, j’ai conduit un dernier petit entretien avec Réjane Lhote. Les trois photos ci-dessous m’ont été gracieusement fournies par Sébastien Pons, du POCTB (pour d’autres vues, voir http://www.poctb.fr/spip.php?article278).
“Déploiement 2016” (Technique mixte, poudre de graphite, pigments, pastels secs & gras, peinture à l’eau, crayons de couleur) (Crédits Photos, POCTB)
“Déploiement 2016” (Technique mixte, poudre de graphite, pigments, pastels secs & gras, peinture à l’eau, crayons de couleur) (Crédits Photos, POCTB)
“Déploiement 2016” (Technique mixte, poudre de graphite, pigments, pastels secs & gras, peinture à l’eau, crayons de couleur) (Crédits Photos, POCTB)
Au cours du dernier entretien, je demande à Réjane Lhote si elle est satisfaite de son oeuvre, et elle répond par l’affirmative. L’entretien digresse alors sur différents points, notamment la lutte qu’elle a engagé avec une feuille récalcitrante (00:35), et qui nous fait entrevoir la négociation que mène l’artiste avec le matériau, négociation qui peut être longue, jusqu’à presque voir vaincre le matériau… (02:00). Cette relation de la négociation conduit à celle, plus générale, du rapport du dessin initial à l’espace intérieur de La borne (02:40). La digression se poursuit quand Lhote nous parle du rôle des “petites maisons” (à 03:10). La relation du rôle des “petites maisons” permet à Lhote d’expliquer le rôle du sol (04:18), rendu actif par l’étalement de ces petites pièces. Je demande (à 04:42), si, d’un point de vue naïf, on peut voir l’installation comme un mélange d’objets reconnaissables — des petites maisons — entourés par un immense dessin abstrait ? Lhote répond à la fois que c’est possible, mais que les traits du dessin peuvent aussi renvoyer à l’architecture environnante. Il est important, pour Lhote, d’intégrer les éléments architecturaux extérieurs dans le cadre de son dessin. Et c’est donc là que nous pouvons aussi comprendre le rapport que Lhote entretient, depuis le dessin, avec l’architecture (05:40). Ce renvoi à l’architecture permet de dégager un triple jeu dans le dessin lhotien: jeu avec le dessin lui-même, jeu avec l’espace propre de La borne, et jeu avec l’espace urbain (05:43). Ce triple jeu nous fait donc réaliser qu’il y a plusieurs lectures de l’oeuvre. À 05:57, Lhote mentionne sa pratique du ‘wall drawing’. Le ‘wall drawing’ est éphémère. En tant que tel, sa réalisation ne peut pas prendre trop de temps — quelques jours, au plus. Par rapport à cette contrainte temporelle, Lhote nous dit un mot sur le moment où il faut s’arrêter (06:12). À quel moment décide-t-on que l’oeuvre est terminée ? Si on insiste, ne risque-t-on pas de passer de l’art à la “décoration” et à la “séduction” du “joli” ? Ensuite Lhote nous parle de sa relation au matériau, et à la manière dont elle a intégré les feuilles, qui viennent se fixer sur le motif (07:00). Elle revient sur la contrainte du temps et de la négociation entre le dessin (ou, comme elle le le dit, le “plan”) de départ et la réalisation (08:36). Je remercie Réjane Lhote pour tout le temps qu’elle a passé à répondre à mes questions.
QUATRIÈME ENTRETIEN
En dernière instance, nous avons une oeuvre plus grande que l’espace qui la contient. On distingue du dessin pur, c’est-à-dire des formes abstraites, et des figures, qui surgissent, en l’espèce, des “cubes”. Les cubes bondissent, hors-cadre. Quelle est l’articulation entre les masses de couleurs et les cubes? Est-ce un dialogue entre deux mondes en formation? La description de ce qui surgit, formé, du chaos? Réponse: c’est une dynamique primitive.
Certains lecteurs m’ont fait part de leur impossibilité d’écouter les pistes audio… Je ne suis pas encore un spécialiste en son, donc je profite d’une reprise de mon article par le site http://aaar.fr/, qui m’a commandé un remaniement et une transcription de mon article pour le livrer ci-dessous au lecteur qui ne parvient pas à écouter les pistes. Mais même s’il y parvient, j’ai ajouté quelques éléments pratiques et théoriques.
Au cours de l’entretien, nous comprenons bien cette volonté, chez Lhote, de ‘tendre’ le trait dans le volume, afin qu’il joue, littéralement, dans l’espace (elle parle de “tension des couleurs”). Et nous apprenons aussi qu’elle tient à garder une trace de cette oeuvre éphémère, en l’espèce, il s’agit de quatre feuilles de papier fixées au mur, et qui viennent rythmer — par le volume et l’interruption, ou la réserve ou le repentir — la surface plane de La borne. On remarquera l’emploi du mot “paysage” pour décrire le dessin. Il y a vraiment ainsi une idée de projection “dans” le dessin, d’une dissémination.
L’entretien tout en un:
Sources et références: poctb.fr /// rejanelhote.fr /// Sol LeWitt, “Dessins Muraux”, In Sol LeWitt, Centre Pompidou/Metz, 2012 /// André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole. Technique et langage, T.1, Albin Michel, 1964.