But after all, what is Nature, but one great field of wonders past our comprehension?
H.F. Talbot
We can never understand a picture unless we grasp the ways in which it shows what cannot be seen
W.J.T. Mitchell
Un photographe, Miles Astray, a remporté deux prix (1839 Awards, bronze et prix du public) pour une photographie proposée dans la catégorie AI (artificial intelligence). Là ! La photographie n’a pas été générée par l’AI… Elle est réelle.
Alors s’il ne s’agit pas d’une photographie faite avec l’AI, il y a quand même quelque chose qui cloche. Où est passé le cou ? Je dois avouer que j’ai pensé qu’Astray avait “gommé” au logiciel les éléments en questions. Et puis j’ai regardé un certain nombre de photographies de flamant rose sur l’Oueb, et d’ailleurs jamais de ma vie je n’eus cru que je regarderai un jour autant d’images de flamant rose, car si j’aime beaucoup certains volatiles, je ne suis pas du tout fanatique des flamants roses. J’en n’ai vraiment rien à faire en général. Je crois même que je ne peux pas les blairer. Ils sont trop grégaires, à mon goût. Bref. Toujours est-il que j’ai vraiment pensé, même après avoir lu les mots rapportés ci-dessus de l’auteur, qu’il y avait croco sous roche. Et puis, quelques heures plus tard, retour de course avec un vent Force 5 de face, je regarde de nouveau et je me dis que le flamant a bien gardé cou et tête, et qu’ils se trouvent juste du côté gauche. Voyez la petite protubérance en bas à gauche ; c’est cela ! La naissance du cou. Et effectivement, le flamant se gratte le flanc. Car il n’y a pas de doute, le Phoenicopterus roseus est bien pris de face, on le vérifie en avisant genoux et pieds palmés. J’en étais là encore à 14h50, avant de sortir, et, entre temps, ayant contacté l’artiste, il m’a répondu, à 19h17, heure française ! À sa réponse enthousiaste, il a eu la bonté de me joindre un montage :
On le voit donc, grâce aux indications de Miles Astray, la base du cou se situe juste au à l’entrejambe (mais un flamant rose est-il doté d’un entrejambe ?), tandis que son bec se situe où indiqué (“beak”, c’est clair ?). Photographié ainsi, franchement, on dirait presque un gag ; car encore une fois, les spécialistes de flamants roses ne doivent pas courir les rues, et je vous demande de bien vouloir vous interroger : Saviez-vous, avant de lire cet article, qu’un tel volatile pouvait ainsi faire disparaître cou et tête ? Bien, maintenant, posons une autre question. Astray a soumis son cliché pour concourir auprès du prestigieux 1839 Awards, dans la catégorie “photography AI”. Et il l’a donc remporté, et deux par dessus le marché ! Et puis juste après, Astray a contacté le jury, et a vendu la mèche, comme il me l’écrit :
J’ai pris contact avec eux pour leur révéler tout cela, avant de m’adresser à la presse. J’ai pensé qu’il serait juste de les prévenir, afin qu’ils puissent aborder la question de leur côté également.
Leur réaction a été vraiment formidable. Au cas où vous ne l’auriez pas vu, je copie ici un passage de ma déclaration :
Après avoir révélé aux organisateurs la véritable nature de F L A M I N G O N E , mon projet a été disqualifié, ce qui est une décision tout à fait justifiée et juste, que j’attendais et que je soutiens pleinement. La grande surprise a été la réaction des organisateurs : Lily Fierman, cofondatrice et directrice des 1839 Awards, m’a fait remarquer dans son courriel qu’elle appréciait la force du message et qu’il s’agissait d’une déclaration importante et opportune. « Nous espérons que cela sensibilisera (et apportera un message d’espoir) aux nombreux photographes qui s’inquiètent de l’IA », a-t-elle déclaré. Ses mots et son point de vue sur la question m’ont fait plus plaisir que tous les articles de presse qui ont été publiés depuis. Je n’aurais pas pu être plus enthousiaste d’apprendre que nous sommes sur la même longueur d’onde.
On ne sait sur quelle temporalité s’étendra cet espoir, mais ce que l’on peut supposer, c’est que le jour viendra certainement où personne ne saura distinguer entre photographie native et image AI. Mais nous n’en sommes pas encore là (quoique ?). Maintenant, je vais passer à une tentative de réflexion relativement à cet épisode. Astray a proposé cette photographie pour le prix 1839 Awards AI. Il s’agissait d’une boutade, on l’a compris. Sauf que la boutade a pris ! Mais la question, alors, c’est Qu’est-ce qui a bien pu pousser le Jury a récompenser du Prix AI la photographie “Flamingone” ? Il faut croire qu’aucun des membres du Jury n’avait jamais vu un flamant rose dans cette position. Si jamais un seul des membres avait déjà vu un flamant rose dans cette position, alors la supercherie eut été immédiatement découverte et la photographie disqualifiée sur l’heure. On peut donc légitimement se dire que l’éthologie même des flamants roses menace (encore pour le moment) l’imagerie IA. Et l’on pense à notre exergue, écrite par le grand, l’admirable Henry Fox Talbot :
Mais après tout, qu’est-ce que la nature, si ce n’est un grand champ de merveilles qui dépassent notre entendement ?
Car il est très probable qu’il serait tout à fait loisible de produire encore des milliers de photographies naturelles tout en y injectant, en même temps, une bonne dose d’indécision, et donc de doute. La question qui vient tout naturellement aussi, c’est, En quoi la photographie d’Astray a pu même être identifiée comme issue de l’AI ? Cela pose des questions polymorphes, liées (1) à la perception, (2) à l’esthétique compréhensive des images, et (3) à la philosophie.
(1) Du point de vue naïf de la perception, on voit d’abord un flamant rose. Ensuite, on se demande où sont passés cou et tête ? On cherche des images sur l’Internet, on entre même dans la barre de recherche “flamant rose cachant son cou et sa tête”, mais on ne trouve rien d’équivalent à la photo d’Astray. Revenant justement à l’image, on peut se dire qu’Astray a logiciellement effacé tête et cou, voire même modifié le corps du flamant rose, car dans les recherches d’images on s’est rendu compte que le corps du volatile est plutôt ovoïde que sphérique. Le soupçon s’agrandit donc. Mais étant pris d’un doute, on cherche à élucider cette histoire, et on a confirmation qu’il n’y a rien de modifié ici. (2) La position du flamant rose est tout à fait étonnante, quand on n’est pas habitué à les étudier… On l’a vu, elle conduit à une certaine sérialité de questions. En réfléchissant à cette image, j’en viens à cette expression native, “esthétique compréhensive des images”. L’intérêt de la photographie d’Astray, c’est son aspect quasi surréaliste — volatile sans cou ni tête —, et pourtant bien debout. C’est, je suppose, cette surréalité qui a dû frapper le jury et lui permettre d’attribuer le prix AI. Mais maintenant (3), je me demande ce qui a conduit le même jury a penser une seconde qu’il s’agissait là d’une photographie générée par l’AI ? Car, factuellement, il n’y a rien d’extraordinaire de voir un flamant rose sur une plage… Et quand bien même le jury a pu, peut-être, s’étonner de l’énigmatique disparition du cou et de la tête, il n’était pas même nécessaire d’avoir recours à l’IA pour éventuellement les faire disparaître, un logiciel tel que Photoshop ou Lightroom y pourvoyait très aisément. La question qui peut se poser, en fait, est celle qui, face à une perception pourtant bien réelle, qui existe dans la réalité, ne produit chez le spectateur qu’une incompréhension qui le conduit à juger, justement, qu’une telle réalité n’existe pas. Il faudrait interroger le jury pour savoir comment ils ont pu voir là une image manifestement issue de l’IA. Ne le sachant pas, on ne peut que conjecturer. Il est étonnant que le jury soit passé directement de la pensée de la photographie en tant que réelle, à l’invention par l’IA d’une image impossible dans le réel. C’est quasiment oublier l’histoire de la photographie, qui comporte, quasi génétiquement, une sorte d’ADN de la manipulation. Pour exemples :
Mumler savait parfaitement qu’il ne donnait pas à voir des esprits, car c’est bien lui qui développait, en double exposition, ses clichés. Mais ses clients, eux, le croyaient dur comme fer. Il a fait sa publicité là-dessus. Il faisait asseoir le client et lui demandait de fermer les yeux et de penser très fort au défunt. Cette concentration devait immanquablement convoquer l’esprit façon fantôme ! Inutile de dire que ce genre de montage à fait florès dans tous les pays qui ont eu recours à la photographie où sont donc apparus les “photographes-spirites”, notamment le britannique William Hope :
Voyez, nulle intelligence artificielle ici, juste de la simple manipulation photographique artisanale. D’un autre côté, tant du Temps que de l’Histoire, nous avons encore des doutes sur ce que nous voyons, en témoigne encore ce qu’il s’est passé avec la photographie de Boris Eldagsen, qui a gagné le 2023 Sony World Photography Awards (SWPA). Mais Eldagsen a refusé le prix, dévoilant qu’il s’agissait d’une image inventée de toutes pièces à partir de la plateforme Internet DALL-E.
Le but d’Eldagsen était d’engager un dialogue critique entre “vraie” image et “fausse” image. Dans une dernière déclaration, le Comité du 2023 Sony World Photography Awards a affirmé avoir su dès le départ que la photographie d’Eldagsen était “fausse”. Mais alors, s’ils le savaient, pourquoi lui ont-ils décerné un Prix ? C’est assez curieux. On le voit, avec la photographie, dans ses commencements, la question de la vérité était posée, on peut même le dire, dès le “Point de vue du Gras”, première photographie au monde, dont le temps de pose pris six heures (on en parle ici). Intrinsèquement semble-t-il, la “vie” de la photographie, dès sa naissance, devait s’accommoder avec la réalité, et donc la vérité de la réalité. Et c’est bien ce que l’on reproche à une image qui peut, supposément rendant compte de la réalité, soit la mimer soit l’illustrer, soit la surpasser. On pourrait tout à fait régler le problème en disant qu’il n’y a qu’une seule réalité ; et que toute image de la réalité, qu’elle soit mentale et/ou picturale représente soit une “copie” de la réalité, soit une interprétation de la réalité, soit une pure création hapaxique. Autrement dit, ceux qui ont cru, dès le début, que la photographie était fidèle à la réalité se sont trompés, car si, effectivement, une photographie peut témoigner de la vérité de la réalité à tel moment, la réalité n’est pas plate comme du papier Hahnemühle.
Ce qui est étonnant, avec l’image d’Eldagsen, c’est que l’on peut y voir d’étrange défauts, concernant les pupilles du personnage principal, ou bien encore la main posée sur l’épaule gauche. Voyez ces doigts. Ça ne va pas du tout. De la même manière, la main posée sur l’épaule droite est bien énorme, et avisez donc cet avant-bras, qui semble un tube d’aluminium, qui plus est désaxé en regard du poignet ! Bon, la main gauche sur le sein droit est par ailleurs bien trop “parfaite” (elle semble aussi faite d’un alliage). Bref, comme on dit, rien ne va dans cette photographie, et on peut encore se demander comment on a pu la sélectionner “comme” une photo réaliste. D’un autre côté, notre flamant rose n’est pas seul. Dans un registre plus sophistiqué, mais plus kitsch, on peut trouver cette image de Suzy Dougherty :
Elle a candidaté pour un concours photo, avec l’image ci-dessus. On a recalé sa proposition, sous prétexte d’une suspicion d’image produite par l’IA. Or tel n’est pas le cas, au dire de la photographe.
Finalement, la meilleure photographie dans cet assortiment, c’est encore celle de notre bon vieux flamant rose (les premiers fossiles de flamants roses datent du Miocène moyen, il y a environ 15 millions d’années.). Avec deux fois rien — un cou et une tête semblant disparus, flamingone —, l’image tient à la fois du gag et, en même temps, de l’énigme : Où est passé le Phoenixcopterus ?
Léon Mychkine
contact : mychkine@orange.fr