Je vous le dis tout net : Si Monet a inauguré, à son corps défendant, le mouvement de “l’impressionnisme”, dont en serait Seurat, alors Seurat, c’est le plus mystérieux, le plus scientifique. Un exemple ? Mais bien volontiers :
Je serais tenté de parler ici de “doubleté”, tel qu’employé par le philosophe Richard Wollheim. Rappel. Le concept de doubleté c’est la synthèse entre “seeing-as”, et “seeing-in”, soit « voir-comme » et « voir-en ». Ce qui est ici “vu-comme”, c’est le paysage, le sujet (le Bec du Hoc) ; ce qui est “vu-en”, c’est la manière dont le sujet est dépicté. Or, nécessairement, et avant la peinture hyperréaliste, il y a un hiatus entre ce que l’on voit et ce que l’on artefactualise. Seurat, c’est la texture ; une texture pour chaque partie du réel (l’eau n’est pas dépictée comme la roche, ni comme l’herbe, par exemple).
Je pourrais rester près de la “doubleté”, mais j’ai le sentiment que la doubleté produit l’effet que l’on pourrait dire celui du “canard-lapin”, voyez ? Je suppose que vous avez l’image. Soit vous voyez un canard, soit vous voyez un lapin, mais jamais les deux en même temps. Pour le dire ainsi, le dessin du canard-lapin (première apparition dans le Zeitschrift Fliegende Blätter, en 1892) c’est une image rigoureusement dualiste (soit ceci soit cela, mais pas les deux en même temps). Pour le dire ainsi, posons que Seurat produit une autre réalité. Il serait peut-être temps de redire, ou dire, c’est selon votre position dans le train et le paysage que vous voyez, dire donc que l’artiste ne “copie” pas la réalité, il en invente une autre, une autre à laquelle, bien entendu, le minimum requis est d’adhérer. Et c’est pourquoi, à l’occasion de cette “réalisation” mentale, je me rends compte, peut-être tardivement, que c’est bien ce que nous montre Seurat, ici dans un sujet parfaitement, notez, anodin. Mais c’est justement cet anodin qui sert de tremplin dans une “autre” réalité — celle de l’art. Je ne dis pas grand chose de bien nouveau, si l’on lit un peu le génial Heinrich Wölfflin, qui écrit :
La réalité n’est plus la surface colorée en tant que chose positivement existante ; la réalité est cette semblance qui naît des particules séparées, des touches et des points de couleur. (Principes Fondamentaux de l’Histoire de l’Art, 1915)
Donc, rien de nouveau, retour à Wölfflin ! Notez qu’il est bien certain, et moi le premier, que beaucoup d’entre nous, initiés et profanes, sommes encore nombreux à chercher des passerelles entre réalité et art, entre perception et reproduction artefactuelle, ce qui tend à démontrer, une fois de plus, et s’il en était besoin (oui !) que l’art est toujours en avance sur nos existences, et qu’après tout, c’est toujours la fiction qui dépasse la réalité. Ce qui ne veut pas dire que l’art serait fictif, il est bien réel, mais même la science contient de la fiction, comme l’a bien montré Hans Vaihinger, dès 1911 (infos ici).
PS. Au sujet de la phrase de Wölfflin, je dois dire que je suis un peu troublé par la traduction française, qui donne « vérité » en place de « réalité » dans la traduction anglaise (Principles of Art History, 1ed 1932). Ne lisant pas l’allemand, je penche donc, en ce cas, pour la traduction anglaise.
Écrit par Léon Mychkine, ce 30 juin 2024, en humble témoignage de la beauté intelligente contre la menace barbare.