Mystères de l’âne peintre

La figure de l’âne traverse tout l’Occident, et il brille encore de ses feux avec Giordano Bruno, Goya, et devient même personnage principal du très beau film de Robert Bresson, Au hasard Balthazar. C’est en effet l’âne l’acteur principal, et on sent toute l’affection et l’attention que lui porte le cinéaste. J’aime beaucoup les ânes, ils me semblent plus doux et moins perfides que les chevaux, et j’aime leur humilité, et leur patience. L’âne, au cours de l’Histoire, aura tout connu, les outrages et la gloire, la louange et le mépris. Il aura même connu les Salons artistiques. En 1910, Roland Dorgelès a 24 ans, il sort de l’École des Beaux-Arts. Le 03 octobre 1966, il raconte :  

J’étais un peu irrité par la peinture de certains qui ne me plaisait pas, alors pour blaguer je dis un jour aux camarades : “je vais envoyer une toile au salon et j’aurais plus succès que vous tous”. Je ne savais pas du tout ce que je comptais faire puis j’ai eu une idée. Si au lieu de peindre moi-même, ce qui serait mauvais, car je ne sais pas peindre, si je faisais peindre le tableau par l’âne du Lapin Agile, Lolo, ce serait étonnant, ce serai un succès, on révélerait la blague au dernier moment, cela ferait un scandale, ce serait très bien ! Alors j’ai mis ça à exécution.  

 

Robert Bresson, “Au hasard Balthazar”, film franco-suédois, 1966, 95 mn, ici Balthazar et Anne Wiazemsky 

Il se rend donc au Lapin Agile, fameux cabaret, afin d’emprunter au patron son âne dénommé Lolo. En présence d’un huissier, Dorgelès fait exécuter à Lolo un tableau. On a fixé au bout de sa queue un pinceau, que l’on trempe alternativement dans n’importe quelle couleur. Afin que Lolo “peigne” sur la toile, on lui offre régulièrement des carottes. Cette manducation entraîne de suite un mouvement de queue, et voilà comment on peint quand on est un âne ! Mais Dorgelès ne s’est pas arrêté là. Il expose le tableau asin au Salon des Indépendants de 1910 — salon qui ne connaît pas de jury, et qui est donc accessible à quiconque désire exposer une œuvre. Le tableau, titré “Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique” est présenté comme l’œuvre de Joachim-Raphaël Boronali, né à Gênes. Il est n’est pas anodin de noter que le nom de l’artiste est l’anagramme d’Aliboron, soit l’âne du fameux dilemme du philosophe Jean Buridan (1292-1363). On se rappelle bien que ce dilemme (d’abord boire ou manger), finit par coûter la vie au malheureux âne, ce qui, au passage, en dit assez sur la supposée stupidité bornée de l’equus asinus. L’exposition d’Aliboron fut accompagnée par la publication d’un Manifeste de  l’Excessivisme, publié dans Fantasio, Magazine gai, périodique satirique, le 1er avril 1910. On peut y lire ceci :

Holà ! grands peintres excessifs, mes frères, holà, pinceaux sublimes et rénovateurs, brisons les ancestrales palettes et posons les grands principes de la peinture de demain. Sa formule est l’Excessivisme. L’excès en tout est un défaut, a dit un âne. Tout au contraire, nous proclamons que l’excès en tout est une force, la seule force… Ravageons les musées absurdes. Piétinons les routines infâmes. Vivent l’écarlate, la pourpre, les gemmes coruscantes, tous ces tons qui tourbillonnent et se superposent, reflet véritable du sublime prisme solaire : Vive l’Excès ! Tout notre sang à flots pour recolorer les aurores malades. Réchauffons l’art dans l’étreinte de nos bras fumants ! 

En matière d’excès, ça se pose un peu là ! Ce même 1er avril, Dorgelès aura dévoilé le canular. Et voici le fameux tableau :

D’après un article (ici) très érudit de Daniel Grojnowski, le tableau exposé de nos jours au Musée Montmartre n’est pas l’original ; il s’agirait tout simplement d’un faux ! En cherchant, on trouve par exemple que l’original ressemble davantage à celui-ci :

The Art World, May 1917

On voit bien qu’il ne s’agit pas de deux reproductions identiques, mais, à dire vrai, qu’est-ce que cela change ? Si cela se trouve, Lolo a exécuté deux toiles ! 

Maintenant, posons-nous la question : Dorgelès a-t-il transformé un âne en peintre ? Il faut bien reconnaître que le tableau, tant celui en couleur qu’en noir et blanc, est inane (ce n’est pas un pléonasme). C’est extrêmement mauvais. Mais l’extrêmement mauvais est-il l’apanage d’asinus ? N’a-t-on pas, de notre côté bien humain, des êtres qui peignent comme des ânes (au hasard, Fabrice Hyber) ? Si bien ! 

En Une : Les heureux auspices du kaïros de la sérendipité font que, browsant pour une illustration en Une, j’en cherche justement une agrémentée d’un âne. Et sur quoi tombé-je ? Sur une extraordinaire fresque jadis à Pompéi, dont le sujet est le suivant : La Victoire couronne un âne en train de sodomiser un lion. (Cabinet secret, Musée national d’archéologie, Naples). 

C’est une vision quelque peu rude d’un avertissement, qui s’apparenterait, peu ou prou, à ceci :

L’âne a pris le pouvoir. 

Sur cette fresque, un article impressionnant d’érudition, ici

Léon Mychkine, Лев Мы́шкин