Une Arp. (Avec : Wittgenstein-Mautner-biomorphisme-Haddon-Focillon)

 

Notice Centre Pompidou : Jean Arp (Hans Arp, dit)
(1886, Allemagne – 1966, Suisse)
Berger des nuages
1953
Le sculpteur rêve d’une œuvre où « intérieur, extérieur, haut, bas, ici, là, aujourd’hui, demain se mélangent, se tissent, se dénouent ».
Après l’interruption causée par la guerre et le décès de Sophie Taueber-Arp en 1943, Jean Arp reprend la sculpture à la fin des années 1940, parfois à des échelles monumentales. Berger des nuages est ainsi l’agrandissement d’une petite sculpture, Forme de lutin ( 1949) dont elle reprend la silhouette incertaine et l’aspect ouaté. En résulte une curieuse figure pansue qui inspire autant l’amusement que ses courbes et sa mollesse feinte invitent à la sensualité.
Domaine
Sculpture
Technique
Plâtre

« Une curieuse figure pansue qui inspire autant l’amusement que ses courbes et sa mollesse feinte invitent à la sensualité.» Qu’est-ce que cela veut dire ? Rien. Mais ce genre de phrases pullule dans le discours artistique communicationnel ; on fait des phrases pour faire des phrases, mais on ne dit rien. C’est à se demander pourquoi. Avant tout, de quoi s’agit-il ? D’une forme. Et je dirais même plus (mon cher Dupont), d’une forme arpienne. C’est ainsi, Arp a inventé des formes. C’est aussi à cela que l’on reconnaît l’œuvre d’un artiste, non pas à son style, mais à ses formes. On reconnaît Brancusi, Whiteread, Richier, Wellington, Baquier, Bourgeois. On reconnaît donc un Arp. Ici, deux fois. Nous avons d’abord “Formes de lutin”, en 1949, et puis “Berger des nuages” (1953). C’est, apparemment, deux fois la même sculpture, la seconde plus grande. Mais avec un titre différent. Cherchons d’abord les lutins ; pardon ! les formes de lutin (quand je vous dis qu’Arp produit des “formes”). Mais à vrai dire, il ne faut pas oublier la partie surréaliste dans la vie arpienne, et même sa poésie écrite, et il ne faut donc pas prendre trop au sérieux le titrage. Une fois remarqué ceci, que dire de cela ? Je reviens au terme de « forme ». Bien évidemment, c’est plus fort que nous, quand c’est possible, nous cherchons les contours paréidoliques. Ici, difficile de ne pas voir une racine de dent, à la base. D’accord. Mais au dessus, disons, dans la partie apicale (rappel : on dit « basal » et non pas « basique », sans oublier l’antonyme : « apical »),  que “voit”-on ? Eh bien c’est là que nous perdons pied, au sens du vers, entendez versification, c’est-à-dire en poésie, car, comme disait Mallarmé, dès qu’il y a rythme, il y a poésie. Or je tiens beaucoup, en tant qu’ancien poète, au rythme de la phrase. C’est tout simplement essentiel. Donc, dire que nous perdons pied face à la partie apicale, c’est dire que nous manquent les mots, ou bien l’imagination. Et, dans ces cas-là, comme disait Wittgenstein, ce que l’on ne peut pas dire, il faut le taire, ou à peu près, ce qui en fit dès lors l’un des champions internationaux du lieu commun, qui, d’après Baudelaire, tient parfois du génie. Mais est-ce le cas ?   

Dans son édition-traduction du Tractacus logico-philosophicus, Gilles-Gaston Granger nous apprend que la fameuse phrase de Wittgenstein : “What we cannot speak about we must pass over in silence.”, provient certainement de la lecture de Mautner, cité par Granger :« Sitôt que nous avons vraiment quelque chose à dire, il faut nous taire ». La dernière proposition du TLP donne : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence.» Ce qui est l’exact contraire de ce que dit Mautner. Remarquons que la proposition de Mautner est beaucoup plus intéressante, et, pour tout dire (sans jeu de mots) énigmatique. En effet, n’est-il pas paradoxal que de proposer de se taire quand on a quelque chose à dire ? Voilà une citation qui révèle un esprit tout à fait singulier et qui, par ailleurs, mériterait d’être davantage connue, surtout par ceux et celles qui parlent pour ne rien dire, ce qui, convenons-en, est contraire à l’esprit mautnerien. Mais comment en sommes-nous arrivés-là ? Eh bien, je vous le rappelle, nous nous trouvions à manquer de mot en ce qui concerne les deux statues idoines d’Arp. Et c’est comme cela que nous avons cheminé. Mais nous n’avons pas tant digressé, car voici l’une des premières phrases de cet article :« on fait des phrases pour faire des phrases, mais on ne dit rien.» Ce qui, vous l’admettrez, rejoint le dire de Mautner. Comment cela ? Il ne sera pas extraordinaire de rappeler que beaucoup de propos sont inutiles, depuis celui de votre voisin au sujet de la guerre en Ukraine jusqu’au commentateur-“expert” télé qui, parfois, et croirait-on, semble payé à l’énoncé, quelque soit son poids d’éventuelle inanité sonore. Autant dire qu’il existe, à chaque minute, des milliards de phrases qui ne servent à rien. Et personne n’aura échappé à cette corne d’abondance d’inanité, sauf peut-être Samuel Beckett, capable de rester deux heures dans un café avec son ami André Bernold, sans dire un seul mot. Privilège de l’intelligence complice. Bon ! 

Tentons de dire quelque chose au sujet de nos statues. À les regarder, ou bien, à la regarder deux fois (n’est-ce pas la même ? « Non », dirait un philosophe nominaliste, tel Nelson Goodman). Donc, à la regarder de nouveau, l’une ou l’autre, nous pensons à quelque chose d’organique. Évidemment, dès que nous avons dit « organique », arrive le concept de « biomorphisme ». D’où vient le concept de « biomorphisme » ? On rencontre son ancêtre en 1895, dans le livre d’Alfred C. Haddon, Evolution in art (London, 1895). Redonnons le contexte :

Biomorphes.
Les termes « zoomorphe » et « phyllomorphe » ont été employés pour les représentations artistiques de plantes et d’animaux. Bien que l’homme ne soit, d’un point de vue zoologique, qu’un animal supérieur, il est commode de conserver le terme « anthropomorphe », qui a été utilisé par certains écrivains pour exprimer les représentations de la forme humaine. Les trois termes se rapportent à des êtres vivants, d’où l’intérêt de les classer sous la dénomination générale de « biomorphe ». Le biomorphe est la représentation de tout ce qui est vivant, en contradiction avec le skeuomorphe qui, comme nous l’avons vu, est la représentation de tout ce qui est fait [“made”], ou du physicomorphe, qui est la représentation d’un objet ou d’une opération dans le monde physique. Le fait qu’il y ait de la vie dans l’original du biomorphe semble, dans la plupart des cas, exercer une influence sur le biomorphe lui-même, de sorte qu’il en vient à avoir ce que l’on pourrait presque décrire comme une vitalité empruntée. Les activités ou qualités distinctives de tout être vivant, plus particulièrement dans le cas des animaux, font qu’ils sont très souvent considérés comme symboliques de cette qualité particulière. Par exemple, la colombe inoffensive, douce et affectueuse, qui ne se hâte elle-même [“itself”] avec un souci parental, est devenue le symbole de la paix. Il y a d’autres raisons auprès desquelles allusion sera faite qui ont conspiré à rendre les biomorphes très importants dans l’art décoratif. 

Nous nous trouvons tout de même en pleine pensée magique. Cela poserait moins de problème si le discours ne se voulait pas scientifique. Mais une théorie scientifique doit être cohérente ; or très vite, la confusion s’installe, chez Haddon, entre biomorphe biologique, vivant, et biomorphe artefactuel (« que ce soit l’expression d’un art décoratif ou religieux.»). On peut tout à fait dire que l’art est vivant, que tel objet religieux semble vivant, mais on ne saurait s’adosser à la science pour tenter d’en convaincre, car sinon, nous glissons dans le registre du mysticisme. Or Alfred Cort Haddon était professeur d’ethnologie et de zoologie, à Cambridge, Royaume-Uni. Et voilà pourquoi la théorie biomorphique est, à tout prendre, une pseudo-théorie, ou, au mieux, et encore, une théorie poétique, et donc inutilisable philosophiquement parlant (car la philosophie ne peut pas verser dans le mysticisme ou dans la poésie, et, vous l’aurez compris, ou m’aurez vu venir, la (bonne) critique d’art théoricienne est, aussi, philosophique.) Maintenant, à rebours du discours, y compris le dire d’Arp, je crois qu’il faut retirer cette notion de biomorphisme de son œuvre, car cela ne fait guère sens. Débarrassons-nous donc du biomorphisme, et retournons à la forme, aux formes. Et il faudrait presque alors poser la question Qu’est-ce qu’une forme ? Si l’informe, c’est aussi ce qui ne se tient pas, qui n’est pas tenu, alors est forme ce qui (se) “tient”. 

L’interprétation du sens ne peut en aucun cas être dissociée de l’analyse de la forme ; et en restant proche de cette analyse, elle restera proche de l’œuvre d’art elle-même. Sa tâche spécifique sera de considérer les choix formels de l’artiste non pas en eux-mêmes mais en tant que vecteurs d’un message. (Eduard Trier, Form and Space. Sculpture of the Twentieth Century, Praeger, New York 1960 (1968)

Mais que veut dire analyse de la forme ? 

Henri Focillon (Vie des formes, PUF, 1934)  :

Nous devons envisager la forme dans toute sa plénitude et sous tous ses aspects, la forme comme construction de l’espace et de la matière, qu’elle se manifeste par l’équilibre des masses, par les variations du clair à l’obscur, par le ton, par la touche, par la tache, qu’elle soit architecturée, sculptée, peinte ou gravée. […] l’œuvre d’art n’existe qu’en tant que forme. 

 […]

La nature elle aussi crée des formes, elle imprime dans les objets dont elle est faite et aux forces dont elle les anime des figures et des symétries, si bien que l’on s’est complu quelquefois à voir en elle l’œuvre d’un Dieu artiste, d’un Hermès caché, inventeur des combinaisons. Les ondes les plus ténues et les plus rapides ont une forme. La vie organique dessine des spires, des orbes, des méandres, des étoiles. Si je veux l’étudier, c’est par la forme et par le nombre que je la saisis. Mais du jour où ces figures interviennent dans l’espace de l’art et dans ses matières propres, elles acquièrent une valeur nouvelle, elles engendrent des systèmes complètement inédits. Mais ces inédits, nous supportons mal qu’ils puissent conserver leur qualité étrangère. Toujours nous serons tentés de chercher à la forme un autre sens qu’elle-même et de confondre la notion de forme avec celle d’image, qui implique la représentation d’un objet, et surtout avec celle de signe. Le signe signifie, alors que la forme se signifie. Et du jour où le signe acquiert une valeur formelle éminente, cette dernière agit avec force sur la valeur du signe comme tel, elle peut le vider ou le dévier, le diriger vers une vie nouvelle. C’est que la forme est enveloppée d’un halo. 

La forme, nous dit Focillon, ne doit pas être confondue avec l’image que nous en avons, ni avec le signe que nous lui attribuons, plus ou moins consciemment. La forme alors, existe pour elle-même ; et pour l’interpréter, nous ne devons nous confronter qu’à elle-même. La forme, dirait-on, est une chose en soi (Ding an sich, Kant). Rappel kantien, via Heidegger :

Kant parle de la “chose en soi” (Ding an sich) pour la distinguer de la “chose pour nous” (Ding fur uns), c’est-à-dire du “phénomène”. Une chose en soi est ce qui n’est pas accessible à travers l’expérience comme le sont les roches, les plantes et les animaux.

Il faut peut-être, il est (grand) temps, de passer par dessus Kant. Pourquoi la chose en soi — roche, plantes, animaux, œuvres d’art, etc.— en tant que forme artistique, disons, serait-elle inaccessible à l’expérience ? Les deux statues d’Arp, nous ne pouvons pas en faire l’expérience ? Nous les voyons, et c’est déjà une première expérience. Il est impossible de dire que la vue des deux statues arpiennes, quand bien même en photographies, ne constituerait pas une expérience. À moins de dire que le sens de la vue ne permettrait aucune expérience, ce qui serait absurde. Bien sûr, comme nous le savons et nous le rappelle magnifiquement Focillon, à peine avons-nous vus, que notre esprit rebondit sur la forme pour en chercher un signe, et possiblement une valeur. Or relisons ce que  Focillon nous dit : La forme peut, par l’entremise du signe (subsidiaire et non substitutif) qu’elle a acquis, accéder au statut de valeur. Une fois intégrée, la valeur peut garder le signe qui la précédait, ou bien le chasser, le dévier ou le diriger ailleurs, en vue d’une vie nouvelle. Nous voici, dans cette hypothèse, et si j’ai bien compris, face à une “forme-valeur”. (Focillon : Toujours nous serons tentés de chercher à la forme un autre sens qu’elle-même). Posons que le sens de la forme, c’est non pas son signe, mais sa valeur : 

Est-ce donc que la forme soit vide, qu’elle se présente comme un chiffre errant dans l’espace à la poursuite d’un nombre qui le fuit ? En aucune manière. Elle a un sens, mais qui est tout d’elle, une valeur personnelle et particulière qu’il ne faut pas confondre avec les attributs qu’on lui impose. Elle a une signification et elle reçoit des acceptions. Une masse architecturale, un rapport de tons, une touche de peinture, un trait gravé existent et valent d’abord en eux-mêmes, ils ont une qualité physionomique qui peut présenter de vives ressemblances avec celle de la nature, mais qui ne se confond pas avec elle. Assimiler forme et signe, c’est admettre implicitement la distinction conventionnelle entre la forme et le fond, qui risque de nous égarer, si nous oublions que le contenu fondamental de la forme est un contenu formel. (Focillon).

La forme a acquis un sens, et donc une valeur. Et c’est parce que, assumera-t-on, la forme a été dotée d’un sens qu’elle est détentrice d’une valeur. Il faut résister, nous met en garde Focillon, contre l’assimilation de la forme au signe, cela risque, écrit-il, d’amener à distinguer entre forme et fond, or, ajoute-t-il, le contenu fondamental de la forme est un contenu formel. C’est tout le risque d’une tendance à la littéralité sémantique, qu’elle soit savante ou paresseuse, soit ce lourd penchant à décrire l’œuvre non pas depuis ce qu’elle est, mais depuis ce qu’elle évoque, et c’est justement dans l’évocation que se glisse le signe, et dans ce moment que se glisse la littérature, la poésie (souvent mauvaise), et, bien plus souvent, la paresse communicationnelle.       

Mais au fait, qu’implémente Focillon dans le terme de « vie »? 

Les formes plastiques présentent des particularités non moins remarquables. Nous sommes fondés à penser qu’elles constituent un ordre et que cet ordre est animé du mouvement de la vie. Elles sont soumises au principe des métamorphoses, qui les renouvelle perpétuellement, et au principe des styles qui, par une progression inégale, tend successivement à éprouver, à fixer et à défaire leurs rapports. Construite par assises, taillée dans le marbre, coulée dans le bronze, fixée sous le vernis, gravée dans le cuivre ou dans le bois, l’œuvre d’art n’est qu’apparemment immobile. Elle exprime un vœu de fixité, elle est un arrêt, mais comme un moment dans le passé. En réalité elle naît d’un changement et elle en prépare un autre. (Focillon) 

On voit bien que la notion de « vie » pour Focillon ne se calque pas sur la vie au sens propre, car si la vie organique n’avait de cesse de se métamorphoser, de se renouveler perpétuellement, alors, justement la vie ne serait pas possible, car il lui faut tout de même quelque constance. Il faut donc, bien entendu, prendre la notion de « vie » chez Focillon comme la métaphore de ce que justement ne peut pas assumer la “vraie” vie. Exemple de Maître Henri :   

« Dans la même figure, il y en a beaucoup, comme dans ces dessins où les maîtres, cherchant la justesse ou la beauté d’un mouvement, superposent plusieurs bras, attachés à la même épaule.»

Voyez ? La vie de l’œuvre d’art, pour Focillon, c’est par exemple cela, la superposition de plusieurs bras sur une même épaule ; ce qui, de notre côté typiquement humain, ne relèverait pas de la vie, mais de la science-fiction. Je vous le dis, je vote pour Focillon ! La vie de l’œuvre, donc, n’a rien à avoir avec la “vraie” vie organique, telle que nous la pratiquons, et connaissons — si tant est, par ailleurs, que nous “connaissions” vraiment ce qu’est la vie… Car « connaître » n’est pas nécessairement « comprendre ».   

Léon Mychkine