ART-ICLE.FR, the website of Léon Mychkine (Doppelgänger), writer, Doctor of Philosophy, independent researcher, art critic and theorist, member of the International Association of Art Critics (AICA-France).

Après Monsieur Ingres ? Mister Frampton ! (Via Franz Gertsch)

Pour partir sur de bonnes bases, comme on dit, citons cette merveilleuse phrase de Théodore Silvestre : « Le grand style de M. J.-A.-D. Ingres n’est pas précisément la fêtes des yeux; c’est une sublime abstraction.» Il faut vraiment méditer ce genre d’énoncé. Dans un moment fictionné, on pourrait poser que le philosophe Nelson Goodman (1906-88) a lu Silvestre, car qu’écrit-il, Nelson, en 1968 ?                   

Un objet se ressemble au maximum mais se représente rarement ; la ressemblance, contrairement à la représentation, est réflexive. Là encore, contrairement à la représentation, la ressemblance est symétrique : B ressemble autant à A que A ressemble à B, mais si un tableau peut représenter le duc de Wellington, le duc ne représente pas le tableau. En outre, dans de nombreux cas, aucun des deux objets très semblables ne représente l’autre : aucune des automobiles d’une chaîne de montage n’est une image des autres ; et un homme n’est normalement pas une représentation d’un autre homme, même de son frère jumeau. Il est évident que la ressemblance, à quelque degré que ce soit, n’est pas une représentation d’un autre homme, même de son frère jumeau. 

Nous retenons qu’un tableau ne peut pas ressembler à quoi que ce soit, il ne peut que représenter. Goodman était un philosophe nominaliste, très orthodoxe — on le voit bien avec son exemple de la voiture de série qui, d’après lui, ne peut absolument pas “ressembler”, réflexivement, à l’exact même modèle produit pourtant, sauf erreur, identiquement, juste avant ou après “elle” (ce qui induit la pensée que Goodman était donc aussi un philosophe essentialiste). Poursuivons. Le Duc de Wellington ne peut pas “représenter” le tableau qui le dépeint ; la relation est disjonctive. En revanche, le tableau peut le représenter. Le regardeur, alors, sera conduit, à son insu, car c’est une opération neuronale automatique, de construire mentalement le lien pseudo-mimétique entre tableau et personne physique, quand bien même il n’aura jamais vu le Duc en question. Cette opération, là encore, est inconsciente, car le cerveau est doté, et depuis notre lointaine phylogénie, d’une puisante faculté abstractive. Nous ne rencontrons donc aucune difficulté cognitive à assumer que tel tableau ressemble à tel item, naturel ou artefactuel. Or bien entendu nous omettons, là encore inconsciemment, mais dans une autre partie de l’esprit-cerveau, la part non-réflexive, disjonctive, entre A et B (disons que A, c’est le tableau représentant le duc de Wellington, et que B, c’est le duc en personne).   

Venons-en, enfin, à Meredith. Observez cette image : 

Meredith Frampton, “Anne Kelsey”, 1928, huile sur toile, 12,08 x 14,12 cm, Tate

Notice Tate : Modèle professionnel de l’artiste dans les années 1920 et 1930, Marguerite Kelsey (1908?-1995) était réputée pour sa grâce et sa capacité à tenir la pose pendant longtemps. Sa robe et ses chaussures ont été choisies et achetées par Frampton pour ce portrait. Elles sont à la fois classiques et délibérément modernes, puisqu’elles ne sont pas corsetées. La robe-tunique simple, à manches courtes et de couleur pâle, portée avec des chaussures à talons bas et ses cheveux lisses sont des éléments essentiels du style garçonne à la mode créé par les couturiers Coco Chanel et Jean Patou à partir du milieu des années 1920.  

Un œil profane dira que le portrait de Marguerite Kelsey par George Vernon Meredith Frampton (1894-1984) est “réaliste”, voire, “hyperréaliste”. Mais si vous avez bien lu ce qui précède, il faut penser autrement. C’est ainsi. D’abord, évidemment, on le constate, c’est très bien peint. Mais c’est peint avec ce que j’appellerais un “voile”, comme en parlait Alberti (je déforme un peu, à dessein). On a beau chercher la plus grande ressemblance, la plus exacte perfection, on n’en reste pas moins en-deçà du réel. Et c’est (certainement) pourquoi, à un moment donné, l’artiste renonce consciemment à l’illusion, en “montrant” franchement qu’il ne s’agit là que d’artifice — ce qui est tout à son honneur. Et je pense aussi à ce merveilleux dessinateur qu’est Johnathan Delafield Cook (article ici et ici), qui, exactement comme Frampton, s’arrête juste au bord de l’illusion, de l’illusionnisme, et non pas par manque de talent, mais par volonté esthétique. C’est vraiment ce que je préfère dans l’art dit réaliste, le moment où l’on s’arrête au bord, cet écart que j’appelle le voile entre réalisme et hyperréalisme. D’ailleurs, je ne vois pas l’intérêt de la peinture hyperréaliste. Prenez par exemple ce tableau de Franz Gertsch :

Franz Gertsch, “Patti Smith I”, 1977-1978, acrylique sur coton non apprêté, 242 x 354 cm

À la vérité, je ne sais pas l’effet réel, mais à l’image, on jurerait une photographie. S’il est bien évident que la technique est absolument extraordinaire, on peut se demander, j’y insiste, quel est l’intérêt d’une telle peinture si c’est pour copier le rendu photographique ? À l’inverse, aucune photographie ne saura rendre l’effet du tableau de Frampton, et pourtant il témoigne d’une intentionnalité réaliste, mais, encore une fois, jusqu’aux “frontières” du peint, du reconnaissable en tant que peint. De fait, il y a une présence qui émane depuis le tableau de Frampton que l’on ne retrouve pas dans celui de Gertsch. Pour le dire autrement : Il y a un “instant” restitué chez Gertsch (justement l’impact pseudo-photographique), tandis qu’il y a un “moment” chez Frampton. D’ailleurs, le peintre faisait garder la pose à ses modèles pendant des séries de deux heures, jusqu’à satisfaction. Or quel est, encore une fois, l’intérêt de la peinture, si elle ne contient plus de temps, partant du principe que l’instant, en peinture, n’existe pas ? Je suppose que Gertsch peignait depuis photographie, tandis que nous savons que Frampton peignait  d’après nature, et c’est aussi pourquoi on “sent” la présence temporelle chez le second et non chez le premier (je m’avance peut-être, n’ayant pas de preuve sur la méthode de Gertsch, mais c’est une hypothèse probable, non extravagante, comme dirait Kant). Mais non seulement la peinture hyperréaliste manque de temps, mais elle manque aussi d’espace. À partir du moment où la peinture (bonne, de préférence) n’est pas hyperréaliste, elle produit du temps, mais aussi un espace, un espace d’interprétation, et cet espace est vital pour la compréhension, et pour la vie même du tableau ; tandis qu’une peinture hyperréaliste n’offre pas d’espace d’interprétation. Ainsi, la toile “Patti Smith” de Gertsch ne produit pas un tel espace, car on se trouve complètement collé à la réalité, puisque le tableau représente le réel exactement comme s’il était photographié. De fait, même s’il s’agit bien là d’un exploit technique, le tableau n’a aucun intérêt ; il ne contient pas d’espace d’interprétation. Une dernière différence à signaler, c’est que, si le tableau de Gertsch ressemble, à s’y méprendre, à une photographie, on ne se demandera pas, face à une photographie réaliste représente la réalité puisqu’il s’agissait d’une photographie alors cette image photographique ne viendrait que de la réalité, tandis qu’un tableau non-hyperréaliste ne “vient” pas de la réalité, puisque c’est une interprétation. Cela ne veut pas dire que le tableau “Patti Smith” est vrai, cela veut dire qu’une photographie ne ferait guère mieux en terme de réalisme, et qu’à partir de là, n’importe qui muni d’un appareil photo convenable, dans les mêmes conditions, obtiendra la même image. Ce qui ne sera pas le cas si l’on teste un groupe de peintres non-hyperréalistes ; chacun, face à Patti Smith (imaginairement), produira un tableau différent. Bien, maintenant revenons à ce cher Mr Frampton. Ce que j’aime beaucoup dans ce tableau, c’est sa grâce, son atmosphère, son réalisme que j’ai presque envie d’appeler magique. Un exemple ? 

Voyez — et quand j’écris « voyez », j’entends « appréciez » — il y a une différence de traitement entre vêtement, peau, et main et, surtout, doigts et bouquet de magnolias. Pour le dire ainsi : Je “crois” davantage à cette main qu’à ce bouquet. Enfin, je veux dire, regardez un peu ces doigts, et surtout, leur assez étrange position, écartés, index chevauchant la main droite… Un signe ? Un code ? Mais, pour y revenir, ce bouquet, ces feuilles et pétales, ça fait toc, mais, gagé-je, c’est fait exprès, ou bien non, et c’est alors que Frampton avait une pratique — consciente ou non — de ce que j’appellerais la “Dyade en peinture”. La Dyade, je le rappelle, et pour faire très court, c’est ce qui est à la fois un et multiple ; un et deux. C’est un raccourci, mais par exemple, en philosophie, on dit que la “Dyade indéfinie figure sous l’aspect des couples d’opposés, dont le type est  “le plus-le moins” » (Platon); on parle de la « Dyade du grand et petit » ou encore et par exemple de la « Dyade indéfinie de sons aigus et graves », « l’Égal, conçu comme terme fixe et déterminé au milieu de la dyade Excès-Défaut » (Aristote). La notion de Dyade ouvre à des débats d’une complexité impressionnante, notamment en mathématique, terrain sur lequel je ne saurais m’avancer mais, pour ma part, je prends le terme comme une sorte d’intervalle impossible à résoudre entre, justement, et pour le coup, le vrai et le faux, le réalisme et l’irréalisme, le représenté et l’abstrait, par exemple. Logiquement, si j’ose dire, on voit que je ne considère pas une possible Dyade du réalisme/hyperréalisme, car justement il n’y pas d’intervalle entre les deux, puisque nous sommes, avec l’hyperréalisme, plus près de la photographie que de la peinture, comme je l’ai assez explicité, supposé-je. C’est donc dans cet espace dyadique, quasi infime, que navigue Frampton. Et je l’aime encore plus pour cela. Je le redis : la main (mais tout autant le bras, la peau, la robe), est réaliste, tandis que le bouquet ne l’est pas. Cela pose une question ouverte, que la présence de la Dyade empêchera de résoudre.  

PS. La question de la Dyade est assez passionnante. Nous avons compris que la Dyade “associe” les opposés, alors, par exemple, pensons au terme de « milieu », assez facile à définir en mathématique classique, mais moins en terme plus commun ; par exemple, existe-t-il un milieu entre petit et grand ? Ou bien y a-t-il un milieu entre excès et défaut ? C’est l’Égal, nous dit Aristote. Mais qu’est-ce qui est considéré comme excès ? Et que considère-t-on comme défaut ? Ne pourrait-on pas même supposer que l’excès est un défaut ? Nous pourrions conclure brièvement en disant qu’il n’existe pas de l’un sans l’autre, bref, nous en revenons à une certaine forme d’hylémorphisme, théorie que nous soutenons devant l’éternel. 

Refs/Théodore Silvestre, L’apothéose de M. Ingres, 1862, E. Dentu : Le grand style de M. J.-A.-D. Ingres n’est pas précisément la fêtes des yeux; c’est une sublime abstraction. /// Nelson Goodman, Languages of Art an Approcha to a theory of symbols, Indianapolis : Bobbs-Merrill, 1968 ///  Drew Khlentzos, “Challenges to Metaphysical Realism”, Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2021 /// https://www.bbc.com/culture/article/20170913-meredith-frampton-is-the-forgotten-genius-of-british-art /// Željko Marcovic, “La théorie de Platon sur l’Un et la Dyade indéfinie et ses traces dans la mathématique grecque”, Revue d’histoire des sciences et de leurs applications, tome 8, n°4, 1955

 

Léon Mychkine