ART-ICLE.FR, le site de Léon Mychkine (Doppelgänger), écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art théoricien, membre de l’Association Internationale des Critiques d’Art (AICA-France)

Le grotesque, le ridicule, le “mauvais”, vu par Diderot (badass). Extraits (1)

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On a, parfois, tendance à croire qu’il n’y a jamais eu autant de mauvais artistes ; qu’avant, c’était mieux ; beaucoup mieux. Mais il s’agit bien entendu d’une illusion ; nourrie et entretenue par… l’ignorance. Robert Burton, dans son Anatomy of Melancholy, nous rappelle par exemple que dès l’Antiquité romaine on déplorait un nombre effrayant autant que désolant d’écrivains médiocres et nuls. Pourquoi, en matière d’art, les choses auraient-elles changé ? Sommes-nous, par la grâce de l’éducation pour tous, devenus des génies ? Hélas ! Il y a loin, très loin, de la coupe au lèvre ; mais moins loin du coup de pied de l’âne. Des artistes mauvais, nuls, désolants, il y en a toujours eu, et il y en a encore. Qu’ils soient plus nombreux qu’avant est fort possible puisqu’il n’y a jamais eu autant d’artistes, proportionnellement, qu’aujourd’hui. Aussi, il est parfois bon de se rappeler de ce que l’on pouvait écrire ne serait-ce qu’au XVIIIe siècle (il paraît que des élèves ne savent plus lire les chiffres romains) n’a rien à envier à ce que nous pourrions lire aujourd’hui, sous la plume ou le clavier de certains écrivains dignes de ce nom. En effet, qui oserait écrire, d’un peintre, la phrase suivante ? : « Mais il est sans génie. Il ne connaît pas la nature ; il n’a rien dans la tête, et c’est un mauvais peintre. » Il n’a rien dans la tête. Ça me scie. Tout est dit. Peintre, tu n’as rien dans la tête, et, par conséquent, encore moins dans la main. C’est fabuleux. C’est Denis, notre héros national.  
 
On devra y faire attention : Le texte en retrait, en police Book Antiqua 14, est de votre serviteur (celui plus bas en Georgia 14 provient du Musée des Beaux-Arts de Tours) .
Le texte sans marge, en police Times New Roman 16, est de notre saint-père Diderot.
 
 
« Denis Diderot, Salon de 1761
 
M. HALLÉ.

Il n’y a pas, à mon gré, un morceau de M. le professeur Hallé qui vaille. Les Génies de la Poésie, de l’Histoire, de la Physique et de l’Astronomie, sujets de dessus de porte dont on se propose de faire une tapisserie : c’est un charivari d’enfants. Toile immense, et beaucoup de couleurs. Je ne sais si M. le professeur Hallé est un grand dessinateur ; mais il est sans génie. Il ne connaît pas la nature ; il n’a rien dans la tête, et c’est un mauvais peintre. […]  

Noël Hallé, “Les Génies des Sciences, de la Poésie, de l’Histoire, de la Physique et de l’Astronomie”, 1761, huile sur toile, 3,2 x 3,2 m, Musée du Louvre

D’après le Dictionnaire de Peinture Larousse 2003, le putto a été lancé par Donatello (XVe) :« Les putti ont des activités très diverses (putti musiciens, putti porte-guirlandes), et leur emplacement est très variable. Associés à l’idée de vertus, ils figurent sur la selle des chevaux et sur l’armure du Gattamelata (Padoue, 1453). Le plus souvent les putti s’ébattent sur toutes les corniches et surmontent les niches avec leurs guirlandes ou prennent place dans les “grotesques” avec d’autres créatures de fantaisie, telles que les faunes.»

Si j’ai bien compris, en cherchant ici et là, les putti sont essentiellement décoratifs, ils ne tiennent aucun rôle créateur ou dramaturgique. Or là, Hallé fait d’eux les inventeurs de ces belles choses que nous lisons dans le titre… Comment ajouter du grotesque au grotesque ? C’était possible. En sus, s’ils commencent d’être plus discrets à partir du XVIIe, chez Mignard par exemple (La Vierge remettant le scapulaire à Saint Simon Stock), on en trouve encore dans le kitschissime tableau d’Ingres “Le Vœu de Louis XIII” (1824). Mais là, tout de même, en 1761, Hallé a mis le paquet… C’est la débauche, l’orgie de putti. Et Pégase ! Que vient-il faire là ? Grotesque en majesté. 

— Avez-vous jamais rien vu de si mauvais, avec tant de prétention, que ce Milon de Crotone ? Premièrement c’est la tête et le bras du Laocoon antique. Mais Laocoon a saisi avec ce bras un des serpents dont il cherche à se débarrasser, et le Milon de Bachelier se laisse bêtement dévorer une jambe par un loup qu’il étranglerait avec sa main libre, s’il songeait à s’en servir. Le Laocoon est dans une situation violente, mais d’aplomb ; et l’on ne sait pourquoi le Milon de Bachelier ne tombe pas à la renverse. Et puis, pour le rendre souffrant, il l’a fait contourné, convulsé, strapassé. Mon ami Bachelier, retournez à vos fleurs et à vos animaux. Si vous différez, vous oublierez de faire des fleurs et des animaux, et vous n’apprendrez point à faire de l’histoire et des hommes.»

Jean-Jacques Bachelier, 1761, “La Fin tragique de Milon de Crotone”, huile sur toile, 96,5 x 79 cm, National Gallery of Ireland, Dublin

On se demande comment même cette bête pourrait dévorer quoi que ce soit. Où est sa mâchoire inférieure ? Bien aplatie. La bête veut un câlin. Ou des croquettes. On se demande comment alors Milon peut brailler de la sorte et sembler si désemparé… C’est ridicule.

Dans ce passage du “Salon” de 1767 , Diderot va faire tout sauf décrire les trois paysages du peintre Jacques Nicolas Juliart. À l’inverse, il va suggérer au peintre ce qu’il aurait “dû”, “pu”, faire ; ce qui ressortit à une forme de culot que même votre serviteur ne se permettrait pas ; mais je ne m’appelle pas Denis.

 

 

Moralité : Si moi, Diderot, n’ai pas pris la peine de décrire vos tableaux, Monsieur, c’est qu’à tout coup ils sont mauvais ! Pour preuve :

Jacques-Nicolas Juillart, 1754, “Paysage au soleil levant”, huile sur toile, 130,5 x 163 cm, Musée des Beaux-Arts, Tours

À-propos de “Paysage au soleil levant”, nous pouvons lire, sur le site électronique du Musée des Beaux-Arts de Tours, l’extrait de la notice suivante : « Cette œuvre réalisée par un artiste de plus de quarante ans, témoigne d’une certaine assurance et d’une réelle maturité artistique. Julliart réussi dans cette composition à se démarquer en partie de l’art de Boucher. […] L’utilisation de violents effets lumineux aux accents pré-romantiques, renforcés par un premier plan très sombre qui sert de repoussoir offre une atmosphère irréelle qui évoque les leçons de Rosa ou encore de Locatelli dont Julliart avait admiré les œuvres en Italie. […] perspective vertigineuse, tronc d’arbre fendu par la foudre, cascades bouillonnantes, montagnes au blocs basculés… Les petits personnages plaqués sur ce paysage qui sont, dans leur maladroite représentation, une constante dans l’œuvre de Julliart rappellent la critique de Montigny, inspecteur de la manufacture d’Aubusson : “A [sic] l’égard des figures elles sont médiocres et le seront toujours ce n’est pas le talent de ce peintre qui s’en est entièrement livré dans sa jeunesse au paysage” » (Join-Lambert, 208). 

En 2008, nous sommes vaccinés de Diderot. Tout est bon dans le Juillart !, sauf les personnages. En revanche, les « violents effets lumineux aux accents pré-romantiques, renforcés par un premier plan très sombre qui sert de repoussoir offre une atmosphère irréelle »… (Join-Lambert). Iréelle ? Repoussoir ? En regard de l’éclairage multi-watté de la scène, la pauvre petite bande assombrie aux abords inférieurs du tableau ne saurait, par comparaison, agir en tant que repoussoir, qui, si elle l’était, nous obligerait de fait à basculer dans la scène plus haut ; mais celle-ci est tellement illuminée façon Las Vegas qu’il est impossible de s’y sentir invité ; nous y sommes tout de suite. La perspective, malgré l’“assurance” et la “maturité” dont on nous parle, est totalement fantaisiste. Le pont est bien trop près pour être si loin, l’éclairage est totalement fantaisiste — ombres crépusculaires au second plan (passé le pseudo-repoussoir), ciel de crépuscule à l’ouest et ciel bleu à l’est… C’est n’importe quoi.

Passons à un autre forfait du dit Juilart :

Nicolas-Jacques Julliard, “Cascade dans un paysage inspiré de Tivoli”, avant 1750, huile sur toile, 45 x 75 cm (Cette chose a été estimée quand même entre 4000 et 6000 €)
 
C’est par exemple avec ce tableau ci-dessus, et dans les détails , que l’on s’aperçoit de la grossièreté de Juliart, avec ces close-up ci. On ne comprend rien à ces coups de pinceau. Rien ne “tient” dans ce tableau, tout est comme décongelé, fondant sous un four. Même cette espèce de village. Regardez-moi ces cheminées extravagantes sur la maison…On dirait presque un dessin de débutant, mal fagoté, aux tuiles épaisses comme des gâteaux de lave. Plus bas l’eau ruisselante comme une vieille toile d’araignée, desséchée. Un comble pour de l’eau ! Et enfin, encore plus bas, les moutons comme des pelotes de laine, les personnages ni fait ni à faire ; et les roches que l’on jurerait un amoncellement de pâte à modeler. Avec de l’eau qui reprend en bas (capture coupant) et qui ressemble toujours à une vieille toile d’arachnide.
 
 
 
 
 
 
Bref, tout cela, mon bon Denis, c’est bien vrai, est bien mauvais !

Ref. Sophie Join-Lambert, Peintures françaises du XVIIIe siècle : Catalogue raisonné. Musée des Beaux-Arts de Tours, Château d’Azay-le-Ferron, Silvana Editoriale, 2008

PS. Selon le Random House Historical Dictionary of American Slang (1994), le mot ‘bad-ass’ est d’abord attesté comme adjectif (1955), puis comme nom (1956), et enfin comme verbe (1974-1977). 1) bad-ass ou bad-assed adj. mauvais (dans tous les sens communs, surtout dans les sens argotiques).-usu. considéré comme vulgaire. Également semi-adv. “Il y avait cet Indien dur à cuire qu’ils appellent Geronimo”…  Bad-ass n. 1. Un individu dangereux, intimidant ; intimidateur.-usu. considéré comme vulgaire. 1956 A[merican] S[peech] XXXI 191 : Un marine qui affiche sa dureté est sarcastiquement qualifié de badass. 1961 Peacock, Valhalla 345 [réf. à la guerre de Corée] : Il y a beaucoup de durs à cuire au Camp Sud, n’est-ce pas ? 1970 Ponicsan, Last Detail 7 : Bad-Ass… dans le langage de la marine, signifie un client très coriace. Et pour le verbe :bad-ass v. to bully ; to behave like a bully.-usu. considéré comme vulgaire. 1974-77 Heinemann Close Quarters 96 : « Ecoute, » dit-il encore, en essayant de me faire passer pour un dur. “Quand je te dis de ralentir, c’est exactement ce que je veux dire.”

 

Léon Mychkine

critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant


 
 


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