Le ‘Portrait [prémonitoire] de Guillaume Apollinaire’ et la courbure des événements

Art moderne, ou art contemporain ? Il est des œuvres que l’on ne sait pas très bien situer. Leur étrangeté, leur inscription hors-fuseau horaire, produisent un effet atemporel, décalé dans l’entre-temps. Le tableau ‘Portrait [prémonitoire] de Guillaume Apollinaire’, par Giorgio De Chirico, est un exemple de ce décalage chromatico-temporel.

Philippe Dagen est-il dans le vrai quand il écrit que De Chirico à une « place de découvreur d’une manière nouvelle de peindre est depuis longtemps inscrite dans l’histoire. » ? Je ne suis pas historien d’art, mais je suis assez dubitatif pour reconnaître comme véridique cette assertion. Monet a inventé une nouvelle manière de peindre. De même que Cézanne, Kandinsky, et combien d’autres ? Mais De Chirico ? Je n’en suis pas convaincu du tout, mais là n’est pas la question, parce que telle n’est pas la raison pour laquelle nous l’aimons (à ce qu’il me semble). Apollinaire, capable d’aimer mais non rendu aveugle, le 16 novembre 1913, décrit De Chirico comme « un peintre inhabile et très doué, [qui] expose de curieux paysages pleins d’intentions nouvelles d’une forte architecture et d’une grande sensibilité. ». Dans une émission sur France-Culture (indiqué plus bas en hyperlien) Jean de Loisy reprend cette phrase et essaie de l’expliquer en compagnie de Laurence des Cars (qui avait organisé l’exposition “Apollinaire, le regard du poète”, à l’Orangerie, entre le 06 avril et 06 juillet 2016). Tous deux tentent de tirer l’adjectif « inhabile » vers un statut mélioratif, soit une sorte d’état différent d’une peinture non encore bien comprise ou reconnue comme elle le sera plus tard. Mais à mon avis, si Apollinaire a caractérisé ainsi la peinture de De Chirico, c’est qu’il dit bien ce qu’il veut dire. Nous avons tout de même affaire à un immense poète et à un grand critique d’art, qui sait parfaitement écrire et choisir ses mots ! Donc, ce que veut dire Apollinaire, c’est que la peinture chiricienne est inhabile parce qu’il ne peint pas d’une manière parfaite, ni très sûre. On pourrait dire qu’il y a là un côté “rapide”, presque coloriage. Mais ces caractéristiques n’ôtent rien à la qualité des images produites, car le sujet de De Chirico, ce n’est pas la peinture, mais l’image, l’image, comme il le dit, métaphysique. Bien entendu, on pourrait s’attarder sur le qualificatif de « métaphysique », qui, d’un point de vue philosophique, est parfaitement incongru. Cela n’existe pas, la peinture métaphysique. En revanche, dans la courbure de l’espace-temps artistique, peut-être que cela fait sens. Essayons d’approcher cette association improbable. En parcourant les écrits de De Chirico, on constate qu’il inclue, il incruste même, la perspective picturale dans la métaphysique. Pourquoi ? Parce que De Chirico fait surgir, d’une manière inexplicable parce que non plastique, le Temps ; et la question du temps est une question métaphysique, bien évidemment. Je ne contredis pas ma première approche, car j’ai bien dit que la peinture n’est pas métaphysique, mais nous venons — ou je viens —, de comprendre, que ce qui imprègne ou flotte dans les les toiles de De Chirico : c’est le temps. (On lira un article très intéressant de Giovanni Lista sur la naissance de l’art métaphysique ici).

Nous aimons De Chirico parce qu’il nous a toujours intrigué dans sa manière de placer ses sujets, ses objets, ses places, de gérer les espaces. De fait, Chirico est aussi un agenceur, un mystérieux agenceur d’espace, et le mot “mystère” doit renvoyer ici non pas à la définition plate du mot (“où est passé le Docteur Godard ?”), mais dans le sens grec, éleusinien du terme. Qu’est-ce à dire ? Didier Ottinger écrit, sur le site du Centre Pompidou : « Pour les deux frères [Giorgio et Alberto, ce dernier adoptant le nom de Savinio …] Apollinaire devient le moderne Orphée. Le poète a lui-même contribué à son identification à la figure d’Orphée. En 1911, il publie Le Bestiaire ou Cortège d’Orphée, pour lequel Raoul Dufy [ce devait être Picasso, mais cela ne s’est pas fait…] conçoit des illustrations parmi lesquelles figure une représentation d’Orphée, associé à ses attributs iconographiques classiques : la lyre et les poissons. Dans le tableau, la coque évoque cette lyre. En 1912, pour tenter de concilier cubisme et futurisme, Apollinaire conçoit sa théorie de l’orphisme, dont il annonce l’avènement à l’occasion d’une conférence qu’il donne, le 9 octobre 1912, à la galerie La Boétie. Aux attributs “orphiques” qu’il associe à la figure d’Apollinaire, le peintre ajoute la représentation d’une paire de lunettes qui évoque la “voyance” du regard poétique, sa capacité à percevoir le monde au-delà de ses apparences concrètes. De Chirico offre son portrait à Apollinaire, lequel décide d’en utiliser l’image comme frontispice de son premier recueil de calligrammes, Et moi aussi je suis peintre. […] Lorsque les Surréalistes renouent avec une conception de la poésie qui l’associe à la voyance, à la vaticination, le Portrait prémonitoire de Guillaume Apollinaire devient, pour eux, une œuvre de référence […]. La silhouette du poète, apparaissant en ombre chinoise dans la partie supérieure de l’œuvre, désigne précisément l’emplacement où Apollinaire est frappé par un éclat d’obus, le 17 mars 1916. »

Quand on lit ce qu’écrit Ottinger, nous avons l’impression, quelques minutes sacrées, que la mythologie des arts est revenue parmi nous. Faut-il accroire que, contre toute attente, la Renaissance Italienne vivait toujours dans certains organes — littéralement certains corps —, au début du XXe siècle ? Ce n’est pas impossible. Et cela expliquerait l’illumination de De Chirico face à Apollinaire, et la réaction de ce dernier à cette re-connaissance. Si la parole d’Ottinger est véridique — et pourquoi ne le serait-elle pas ? —, alors… j’ai oublié ce que je voulais écrire. De Chirico raconte ici (à 05:04 mn) que c’est en exposant en 1914 au Salon des Indépendants (il fallait payer !) que De Chirico apprend l’existence d’Apollinaire et de son implication et rayonnement parmi les artistes. De Chirico ne se souvient par qui il a été présenté, toujours est-il qu’il alla chez Apollinaire, un samedi après-midi, 202, boulevard Saint-Germain.

Giorgio de Chirico, ‘Portrait [prémonitoire] de Guillaume Apollinaire’, huile et fusain sur toile, 81,5 x 65 cm, Musée national d’art moderne, Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou, Paris

Beaucoup de mystère entoure ce tableau. On ne sait pas très bien qui, au premier plan, est représenté. On dit que la silhouette en arrière-plan est celle d’Apollinaire et que le cercle blanc représente l’endroit où il sera blessé deux ans plus tard durant la Première Guerre par un éclat d’obus. Sauf qu’il fut touché à la tempe droite (ce qui entraîna une trépanation), et que ce profil ne ressemble pas du tout à celui d’Apollinaire ! Voici, à titre de comparaison, un profil du bon Guillaume :

Pablo Picasso, ‘Portrait de Guillaume Apollinaire à la tête bandée’ 1916, 29,7 x 22,5 cm, Musée National Picasso, Paris

On admettra sans peine que le profil chiricien ne ressemble pas du tout à celui exécuté par Picasso, et l’on supposera que ce dernier est parfaitement fidèle. Néanmoins, tout le monde verra, y compris Apollinaire semble-t-il, dans cette silhouette cerclée, un augure… C’est très curieux la manière dont on peut déformer la réalité. Mais je ne veux pas dire que ce n’est pas normal ; mais, de la même manière (métaphorique ici) que la gravitation courbe l’espace-temps — même la lumière !, les événements vécus, les choses vues et dites, sont interprétables de différentes manières. Par exemple, ce fameux tableau… On dit que le personnage au premier plan porte des lunettes. Mais a-t-on déjà vu des lunettes sans branches ? Certes, on voit un pont, et alors  ? Je pense que ce ne sont pas des lunettes. Ce sont des béances. On dit que de De Chirico qu’il aurait anticipé le Surréalisme (rappelons l’extraordinaire — premier — Manifeste du Surréalisme, par André Breton, publié en 1924). Si tel est le cas, en quoi est-il surréaliste de poser des lunettes de soleil sur un poète (qu’il s’agisse d’Homère, d’Orphée, ou d’Apollinaire ?). Mais apparemment, c’est une hypothèse lourde dans le sens où le poète verrait ce que d’autres, justement, ne peuvent voir. Mais comment voulez-vous voir quoi que ce soit avec une paire de lunettes aussi noire ? Sur France-Culture, on nous dit que la coquille Saint-Jacques (ce qui lui ressemble sur cette espèce de planche sur le côté droit du personnage), représenterait Orphée. Mais on aimerait bien savoir où, dans quelle tradition, la coquille Saint-Jacques serait un symbole orphique ? Aussi loin que nous puissions chercher, nous trouvons que la coquille Saint-Jacques à l’époque romaine représentait la vie de l’âme après la mort… Rappelons qu’Orphée meurt déchiqueté par les Ménades… Et nul addendum de résurrection dans cette histoire. Le poisson illustrerait le fait que les espèces vivantes suivaient Orphée quand il jouait de la lyre, et que même les poissons sautaient hors de l’eau (épisode caractéristique durant la navigation d’Argo, emmené par Jason et les Argonautes, dont faisait partie Orphée, qui calmait les éléments, car bien sûr les poissons ne suivaient pas Orphée sur terre !). Dans l’émission, De Loisy parle du ciel vert. Mais comment peut-on peindre un ciel vert ? S’agit-il même d’un ciel ? En fait, nous ne savons pas où nous nous trouvons. Sommes-nous au fond d’une boîte ? D’un placard ? Hypothèse finale : Apollinaire se tient debout, dans son appartement, et il vient d’ouvrir la boîte dans laquelle se trouve le buste d’Orphée. Ainsi, Apollinaire rouvre l’Orphisme.

Léon Mychkine


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