Le sculpteur d’images Kim Chun Hwan, à la galerie RX (+ Entretien avec M. Carcaly)

Du 25 janvier au 22 février dernier, l’artiste sud-coréen Kim Chun Hwan, parisien d’adoption, exposait à la galerie RX. Comment qualifier l’œuvre de Hwan ? À première vue, ce sont des tableaux. Le format ne fait aucun doute. Cependant, une fois que l’on s’approche de l’un d’eux, on se rend compte qu’il n’y a pas de peinture. Bon !, jusque là, produire un tableau sans peinture, cela s’est déjà vu, et l’on peut penser par exemple aux Achromes de Piero Manzoni, recouverts de kaolin ou de plâtre, et l’on peut évidemment penser encore aux Accumulations d’Arman. Cependant il y a, dans les tableaux de Hwan, une indéniable manière de faire penser à la peinture, dans la gestuelle, la composition ; et même dans la façon qu’a Hwan de recouvrir certains bords de ses châssis, exactement comme le fait la toile traditionnelle. Clin d’œil donc, mais cela ne s’arrête pas à cela. Je pense que Hwan joue avec l’illusion, l’histoire du tableau et de la peinture, mais aussi, comme le signale Maxime Carcaly (voir notre entretien ci-dessous), avec la sculpture ; car, effectivement, la base du travail Hwanien, c’est la sculpture. En effet, que sont ces pliages si ce ne sont pas des petites sculptures, que Hwan va venir ensuite décapiter, ouvrir, à la scie électrique, en faisant jaillir la lumière qui est en eux, c’est-dire la couleur ? Et c’est justement au moment du découpage que Hwan reprend la main en tant que peintre, ce qu’il n’est pas, au sens traditionnel, mais cela importe peu, car nous sommes ici dans des jeux d’équilibre et d’opposition, qui, transposés, se retrouvent aussi dans l’œuvre de Bae Bien-U (mon article ici). Je recommence : Hwan plie des milliers de feuilles en papier issues de magazines. C’est, en soi, un travail considérable, qui pourrait suffire à sa peine. Mais une fois fait, il assemble ces pliages dans un caisson format tableau. Il les colle, et attend plusieurs jours, pour que tout durcisse bien. Ensuite, avec sa scie, il va venir couper dans le papier figé, faisant apparaître volumes et couleurs, exactement, finalement, comme des fleurs venant à éclore. Et du coup, on pourrait voir certains tableaux de Hwan comme de grandes compositions florales (version hardcore).

Kim Chun Hwan, (détail) galerie RX, photo Mychkine
Kim Chun Hwan, (détail) galerie RX, photo Mychkine

Ci-dessus, deux manières de plis, en détail, chez Hwan, sur deux tableaux différents. On voit bien que certains sont épargnés par la scie, juste au bord, mais bien plantés dans le coffrage. Hasard ou pas, ici, juste au dessus, nous voyons une image… Un enfant ? Et, à quoi font penser ces pliages ? À des petites maisons. Mais, si l’on regarde la première image (au dessus), il semble que l’implantation des pliages soit plus chaotique, plus aplatie, comme couchée par le vent.

Kim Chun Hwan, “à la mode”, 2013, 162x130cm, papier sur panneau, galerie RX, photo Mychkine

Ci-dessus ne pouvons-nous pas avoir l’impression de fleurs allongées dans un rythme donné ? Quel destin pour du papier glacé destiné à la poubelle ! Car oui, ce papier coûteux, polluant, obsolète à peine sorti des presses, se trouve sublimé, ici, sous la main de Hwan. Et quelle idée que de le garder, par milliers d’exemplaires, et d’en prélever des pages et des pages, de les plier protocolairement, et puis de les araser ! Il n’y a vraiment qu’un artiste pour imaginer et faire des choses pareilles ! On le voit — encore une fois une nouvelle étape-posture —  Hwan ne se contente pas — si l’on peut dire —, d’assembler côte à côte des pliages de feuilles de magazines ; il leur donne une dynamique propre. Ainsi, le pliage individuel, associé à tant d’autres, prend place dans ce qu’il y a tout lieu de nommer un motif. Et nous retrouvons alors le geste du peintre. Hwan, décidément, joue sur un entre-deux, car, je le redis, de loin, on jurerait de la peinture.

 

Kim Chun Hwan, “Noir”, 2014, 70x70cm, Papier sur panneau, galerie RX, photo Mychkine
Kim Chun Hwan, “Noir”, 2014, (détail) galerie RX, photo Mychkine

Le travail de Hwan est vraiment impressionnant, bien plus “en vrai” qu’en photo. C’est un travail d’une patience inouïe. La question que l’on peut se poser, c’est pourquoi se donne-t-il toute cette peine ? Mais, on remarquera qu’une telle question peut tout à fait concerner bien d’autres artistes, qui prennent un temps absolument considérable de préparation, de mise en place. Mais, tout de même, ce qui est remarquable chez Hwan, c’est ce que j’appellerais sa pratique du détournement plastique, au sens 1) d’usage différé, et 2) d’une matière à considérer en tant que. Explication : Hwan ne va pas chez le marchant de couleurs, son matériau arrive par d’autres moyens (achats, boîtes aux lettres, etc.). Premièrement, il dirige son geste vers ce qui est destiné au rebut, au déchet, et donc, à ce que l’on ne considère pas tant que cela. Même si le magazine peut évidemment être une source d’information, il s’agit d’une information généralement jetable, et donc, bien sûr, même un magasine acheté devient vite quelque chose dont on doit se débarrasser (bien que nous en gardions parfois un bon nombre, relatif à notre passion pour l’art, par exemple). Mais Hwan sauve des milliers de pages, et il leur offre un aspect qu’ils n’étaient pas censés avoir. Lequel ? Celui de devenir partie prenante d’une œuvre d’art ; et à ce moment que nous en sommes au point 2) : considérer en tant que, justement, ce qui a été transmué en œuvre d’art tandis qu’au départ rien ne prédisposait ce matériau à le devenir. Parce que, oui, de très près, on voit quelque chose qui peut s’apparenter à du déchet, et c’est ce qui produit, inversement, un certain aspect monstrueux dans le travail de Hwan : tout cet alignement de ces “devenus”-déchets assemblés et rendus esthétiques, a quelque chose d’une prolifération organique dont on peut se demander si Hwan — alors dans un espace fictionnel —, ne nous offrirait pas ici finalement qu’un aperçu ? Ensuite, à la réflexion, je crois qu’il y a un troisième point, qui est celui de 3) la réception esthétique. Il y a en effet deux moments de la réception. Le premier, je l’ai dit, c’est cette impression (de loin) qui évoque de la peinture. Et puis, le second moment, c’est quand on se trouve près de l’œuvre, lorsque l’on regarde ces milliers de petits fragments de feuilles pliées savamment par Hwan. De fait, le troisième moment, c’est celui durant lequel, à une distance telle qu’on l’établirait entre un tableau classique et le regardant, s’opère ce que j’appellerais la synthèse, soit le point final (ou point vectoriel, plutôt), qui rejoue alors la dialectique de l’espace interprétatif et/ou, simplement, de la jouissance esthétique, qu’est capable, à elle seule, de produire la force présentielle des tableaux de Hwan. Pour le dire d’un mot, ce troisième moment, c’est la bonne distance.

Kim Chun Hwan (détail), galerie RX (photo Mychkine)

Comme on le voit dans le détail ci-dessus, il semble que parfois quelque chose échappe à la coupe, et par exemple ces quelques mots comme sauvés de la lame, mais pour dire quoi ? On y parle de série télé (par ailleurs très mauvaises) et de telenovela (qui sont nulles). Autrement dit, Hwan est en train de nous signaler, très discrètement — parce qu’il a fallu la curiosité d’aller regarder sur la tranche —, qu’il y a encore une différence entre « voir » et voir. Et, je le redis, mais je crois que c’est fondamental dans son travail, il y a quelque chose qui a trait à la mise au point chez Hwan ; mais d’une mise au point bi-naturelle, pour le dire ainsi. Il y a un statut d’œuvre d’art, et puis il y a, de très près, un autre statut qui surgit ; et je ne sais pas vraiment encore comment qualifier ce second statut, qui se modélise à mesure que l’on se rapproche, soit ce moment où, justement, Hwan fait tomber l’illusion artistique, dont Gombrich aura si finement devisé. Ainsi donc, le changement de statut dans la réception esthétique se fait en un seul mouvement : le rapprochement du corps du regardant. Et ce passage déictique se retrouve au niveau conceptuel, lorsque Hwan propose l’ultime oxymore visuel, soit celui qui oppose la valeur sublime, l’œuvre d’art, à ce qui n’en a aucune, le déchet.

 


 

Entretien avec Maxime Carcaly

Léon Mychkine : Nous sommes à la galerie RX avec

Maxime Carcaly : Maxime Carcaly

LM : Et vous êtes ?

MC : Je suis chargé des relations presse et communication

LM : Très bien. Donc nous sommes faces aux œuvres de

MC : Kim Chun Wan, artiste coréen, qui vit et travaille à Paris, depuis les années 90, et son atelier est à Saint-Maur-des-Fossés, un très bel et grand atelier qui permet d’accueillir déjà les empilements de magasines, et qui lui permet de travailler sur de très grandes pièces, comme on le voit ici.

LM : Ah oui ! c’est gigantesque, vraiment impressionnant. Et donc il a commencé directement comme ça, à coller du papier ?

MC : Alors, c’est un travail qui est venu petit à petit, depuis la fin des années 90, début 2000. C’est un travail de patience.

LM : Mais là c’est plus que de la patience, on rentre dans quelque chose qui est du domaine de l’artiste justement, j’ai envie de dire, il n’y a pas de terme pour ça. C’est un travail fou. Combien de temps ça lui prend de faire ça ?

MC : C’est phénoménal. Au préalable, il y a le choix des magasines. Ça peut être par thématique : le cinéma, la nourriture, par exemple. Ensuite, chaque page va être découpée, manuellement, et puis pliée, sous un mode très précis, quasiment mathématique.

LM : Est-ce que son pliage à un rapport à l’art du pliage en extrême-orient ?

MC : Ça se rapproche un peu, parce qu’il y a une extrême précision du pliage. Il sait où il va de A jusqu’à Z. Il suit un cheminement.

LM : Oui, parce qu’elles ont toutes leur identité [i.e., les œuvres]

MC : Exactement

LM : Aucune n’est ressemblante, au niveau de la technique…

MC : En fait, avant d’être découpé, ce pliage est systématiquement le même.

LM : Alors, justement, il colle, et après il couple longitudinalement ?

MC : Oui. Une fois que la pièce est finie, il va faire ce travail de découpage, qui se rapproche donc, finalement, d’un travail de sculpteur.

LM : Donc, pour qu’on comprenne bien, il a, par exemple, une épaisseur de papier de cinq centimètres, il va couper pour ne garder qu’un centimètre. C’est ça ?

MC : Exactement. Et ce découpage n’est pas seulement lié à la forme, il est aussi lié à la couleur. C’est-à-dire qu’avant de découper, il sait quelle couleur se trouve à l’intérieur.

LM : Ah oui ?

MC : S’il veut du rouge, il va couper à tel endroit, car il sait que, dans le pliage, se trouve du rouge.

LM : Ça alors !

MC : Par exemple, sur un travail récent comme celui-ci

Kim Chun Hwan, ‘Undercurrent 200104’, 2020, papier sur toile, 91 x 65 cm, galerie RX (Photo Mychkine)

on a des dominantes ; des rouges, des verts, des blancs ; on a donc là un choix chromatique qui est déterminé au préalable, avant la construction.

LM : Et donc il y a des endroits qui sont plus bosselés que d’autres

MC : Oui

LM : En coupant, il fait du volume,

MC : Oui

LM : C’est vraiment un travail spectaculaire

MC : Oui, et puis, de loin, on a un aspect pictural très présent

LM : Exactement

MC : Parce que, par exemple, il pourrait se rapprocher des expressionnistes abstraits

LM : Depuis tout à l’heure, que je découvre son travail, je me dis qu’il réinvente la peinture, d’une certaine manière, bien entendu. Parce que, de loin, on dirait vraiment un tableau, dans le format, la disposition, et même sur les rebords on trouve du papier, qui rappelle la toile tendue.

MC : Tout est maîtrisé par l’artiste. Je crois qu’il y a dans ce travail une partie de l’histoire de l’art de la seconde partie du XXe siècle ; des expressionnistes abstraits aux pliages de César, qui se retrouve, recomposée, dans ce qu’il fait avec du papier. Or le papier est très présent dans l’art coréen. Mais Hwan lui donne un aspect, pour ainsi dire, occidental, avec un vocabulaire pictural, mais aussi sculptural. Dans cette très grande pièce

 

Kim Chun Hwan,‘Undercurrent 191201’, 2019, Papier sur toile, 606 x 252 cm, Galerie RX (Photo Mychkine)

il y a 30 000 pièces de papier. 10 000 pièces environ par panneau ; ce qui représente quasiment trois mois de travail.

Kim Chun Hwan,‘Undercurrent 191201’, [vue partielle] 2019, Papier sur toile, 606 x 252 cm, Galerie RX, photo Mychkine
LM : C’est stupéfiant. Et puis il y a vraiment aussi un côté “déchet” dans ce travail

MC : Alors il y a une réflexion, je crois, écologique, sur notre temps, et un questionnement sur Que fait-on de la matière ? La conserve-t-on ? Et aussi sur l’accumulation. Que fait-on de ces prospectus, qui sont symptomatiques d’une société de consommation, d’une société de l’image, aussi.

LM : Et c’est voulu ?

MC : Alors, je pense que si

LM : Mais il ne le dit pas ?

MC : Dans son discours, ça n’apparaît pas.

LM : Qu’est-ce qui apparaît dans son discours ?

MC : C’est un témoignage sur l’accumulation, lui-même le revendique

LM : Il a inventé quelque chose, une matière, une technique

MC : Tout à fait

Léon Mychkine