Léonidé Delacroix. Un dessin-peinture

Journal :

Sans date, — La question sur le beau se réduit à peu près à ceci : Qu’aimez-vous mieux d’un lion ou d’un tigre ? Un Grec et un Anglais ont chacun une manière d’être beau qui n’a rien de commun. […]

Les tigres, les panthères, les jaguars, les lions ! […]

Au contraire, dans la Chasse à l’hippopotame [Rubens, 1615] les détails n’offrent point le même effort d’imagination ; on voit sur le devant un crocodile qui doit être assurément dans la peinture un chef-d’œuvre d’exécution ; mais son action eût pu être plus intéressante. L’hippopotame, qui est le héros de l’action, est une bête informe qu’aucune exécution ne pourrait rendre supportable. L’action des chiens qui s’élancent est très énergique, mais Rubens a répété souvent cette intention. Sur la description, ce tableau semblera de tout point inférieur au précédent ; cependant, par la manière dont les groupes sont disposés, ou plutôt du seul et unique groupe qui forme le tableau tout entier, l’imagination reçoit un choc, qui se renouvelle toutes les fois qu’on y jette les yeux, de même que, dans la Chasse aux lions, elle est toujours jetée dans la même incertitude par la dispersion de la lumière et l’incertitude des lignes. […]

L’ocre jaune pur, ton le plus vrai et le plus frappant pour les lions. […]

14 mars. — J’ai quitté mon travail acharné sur mes Lions, pour aller à une heure voir la salle d’exposition. […]

Je suis parti à onze heures par l’omnibus de Lyon, escorté de Julie ; en arrivant, et par une chaleur étouffante, j’ai été au Jardin des Plantes : il y a deux beaux lions, de jeunes lions, etc. Je mourais de chaud à les regarder : j’ai remarqué qu’en général le ton clair qui se remarque sous le ventre, sous les pattes, etc., se mariait plus doucement avec le reste de la peau que je ne le fais ordinairement : j’exagère le blanc. Le ton des oreilles est brun, mais en dehors seulement. […]

ces emblèmes des puissances subjuguées, cet aigle, ce lion, ce léopard expirant ! […]

Les tigres, les panthères, les jaguars, les lions, etc. D’où vient le mouvement que la vue de tout cela a produit chez moi ? De ce que je suis sorti de mes idées de tous les jours qui sont mon monde, de ma rue qui est mon univers. Combien il est nécessaire de se secouer de temps en temps, de mettre la tête dehors, de chercher à lire dans la création, qui n’a rien de commun avec nos villes et avec les ouvrages des hommes.

Eugène Delacroix, “Tête de lion rugissant”, aquarelle, 1833-34 restauré en 2004, 18 cm x 19.2 cm, Musée du Louvre

Delacroix était très léonidé, il adorait, admirait les lions. N’était-il pas même, on peut le supputer, obsédé ? Relisez, je vous prie, la première phrase citée plus haut… La question sur le beau = lion ou tigre. C’est absolument, comment dire ?, incroyable, qu’un artiste accourcisse tellement la question du beau sur deux exemplaires de félins, non ? Oui, mais, si l’on relit la dernière citation, que comprenons-nous ? Que l’animalité, ce qui est hors du monde commun des hommes, des villes, et donc du quotidien, est ce que recherche et qui exalte Delacroix, et, à ce moment, comment ne pas évoquer son grand ami, Baudelaire, qui écrivait dans Les Fleurs du Mal

Le Voyage

[…]

Le monde, monotone et petit, aujourd’hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image
Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui !

[…]


Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !

[…]

Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau
 

Ce que Delacroix appelle « mettre la tête dehors » « lire dans la création » le « rien de commun » (« avec nos villes et avec les ouvrages des hommes »). C’est dans l’animalité, semble-t-il, que Delacroix échappe du monde, quand bien même contenue (enfermée), ou morte, d’ailleurs, et la Notice (électronique) du Louvre nous apprend que ce lion, précisément, était étalé, mort, sur une table de dissection, quand Delacroix l’a peint ; et que le peintre aurait réalisé cette aquarelle à partir d’un dessin… Déception ? A-t-il l’air mort, ce lion ? A-t-il l’air vivant ? Peu importe : même mort, un lion reste un lion, même s’il n’est plus actuel ; son apparence, pour le moment, est bien là, et puis, redisons-le, il s’agit d’une copie. Mais alors, cela veut dire que Delacroix n’aurait pas nécessairement besoin d’un modèle en chair et en os, ni d’un modèle vivant. Et puis, il le dit lui-même plus haut : c’est sa propre vue qui provoque un « mouvement » en lui, et non pas le mouvement de l’animal spécifiquement, mais bien un mouvement interne, qui le perturbe, le bouleverse, l’oblige à dessiner, à peindre, des félidés. Mais alors, le titre ne devient-il pas oxymorique ? Peut-on dire quelques choses du rendu ?

Comme mon titre l’indique, on trouve ici du dessin, et de la peinture. Regardez un peu cette oreille

dispersion de la lumière et l’incertitude des lignes, dit-il de Rubens. Oui, mais, en l’occurrence, Delacroix, pour notre goût moderne & contemporain, fait mieux que Rubens, mais il ne le sait pas. La Chasse à l’hippopotame de Rubens, c’est à la fois comique et kitsch, presque baroque, tant c’est improbable et exagéré. Mais au moins, on peut appliquer les deux termes de Delacroix à ce qu’il aura peint, lui, dispersion et incertitude des lignes. N’est-ce pas que ce choix conceptuel est étonnamment moderne ? De fait, avec ses touches de pinceau, Delacroix nous dépicte un lion polychrome : combien de sorte de jaunes y a-t-il ici, tandis qu’il nous dit (voir plus haut), que c’est l’ocre jaune le plus frappant pour les lions ? Il pose des touches, et colorie davantage le corps que la tête. Quoique. Je me demande si Delacroix n’est pas un des précurseurs de l’Art Moderne. Pas vous ?

Ce qui est étonnant, inattendu, ce sont aussi ces traits au crayon ; intervenant, pour ainsi dire, former l’in-forme. Ceci dit, qu’est-ce que ces traits changent ? Je ne sais pas. Mais je prends ce geste comme une liberté que s’octroie Delacroix, dans le feu blanc du créer. Liberté, parce que, à bien regarder, ils ne nous soulignent pas grand-chose ces traits, excepté, et ce n’est pas rien, la liberté. Et, je dirai, l’insistance de la liberté. Voyez, il parcourt toute la peinture ce trait, excepté la tête. Mais on le retrouve dans le cou et le torse, dans lesquels il ondule ; le début du dos, et le flanc. On a l’impression que ces traits de crayon tentent de raviver le corps. Ensuite, il y a ce fond, très étrange, puisque ce lion, on le sait, n’est pas en pleine nature, mais sur une table de dissection (un lion, une table de dissection, un peintre ; Lautréamont eut apprécié). Donc, ce fond, il ne peut pas correspondre à ce que voit Delacroix, il s’agit ici d’un fond de peintre, peignant dans un imaginaire fond naturel, genre rocheux. Il veut lui rendre la vie à ce lion mort, Delacroix !

Léon Mychkine