L’épatant monsieur Vuillard (#1)

En fait, sait-on pourquoi on parle davantage de tel artiste plutôt que de tel autre ? Et sait-on tout autant pourquoi cet artiste est plus célèbre que celui-là ? Je me le demande ; sincèrement. Ainsi, tout à coup, je me questionne : pourquoi Vuillard n’est-il pas plus célèbre ? Il est né en 1868 et décédé en 1940. C’est en 1889, qu’il est introduit dans le mouvement des Nabis, qui, à l’époque, se compose de Sérusier, Denis, Bonnard, et Ranson. Rappelons que le mot ‘nabi’ provient de l’hébreu נביא. Il paraîtrait que c’est Sérusier, suite à une conversation avec Gauguin, qui aurait eu l’idée de transformer le peintre-imitateur en peintre-annonciateur (‘nabi’).

Tout à coup, ce soir, en regardant des images de tableaux de Vuillard, dont la peintre Njideka Akunyili Crosby reconnaît pour une de ses influences, et que j’ai repéré comme article prochain, me fait regarder de nouveau, ou bien à nouveaux frais, ledit ; je me fais la réflexion que Vuillard est un peintre extraordinaire. Qu’on en juge avec cette première image

Edouard Vuiillard, “Jeune femme au lit”, huile sur toile, 25,5 x 35,5 cm, 1894, Brooklyn Museum, New York

Que dire ? Il me semble qu’un des caractères appuyés chez Vuillard est cette façon qu’il a, bien assumée, de dissoudre l’humain dans le décor, ou bien l’inverse. Regardez cette jeune femme au lit. Certes, nous reconnaissons la tête et le bras droit. Mais quant au reste ? Et, à tout prendre, ce lit, dans son ensemble, ressemble davantage à un grand berceau qu’à autre chose. Une poussette… Regardez, encore, comment la chevelure de la jeune femme alitée se mêle au coloris mural. Ou est-ce le contraire ? Encore un indice de la mixité chose/humain vuillardienne. Après tout, n’était le titre, nous ne verrions qu’une tête et ce qui semble encore vaguement un bras dans un milieu indéterminé. D’où l’importance, justement, du titre. L’angle de la tête comparativement à celui du bras, tout autant que la distance entre les deux, tout cela est complètement improbable. On a l’impression que l’un est vraiment détaché de l’autre. On dit de Vuillard que c’est le peintre des intérieurs, de l’intimité, autant de mots-valises qui ne contiennent plus grand’chose. Il me semble que Vuillard, c’est bien plus que cela. Il faut s’attarder sur la peinture. Toujours. Aussi, je n’en ai pas fini avec cette jeune femme au lit. La manière dont peint ici Vuillard est complètement incroyable.

On dira, peut-être, « oui, tout cela s’inscrit dans la grande désintégration du sujet et des choses initiée par la peinture depuis Monet ». Oui, et dire cela, éventuellement, aura l’effet de balancer Vuillard par dessus bord, comme s’il suffisait déjà bien qu’un seul peintre eut désintégré réalité et réel. En 1890, Monet entame sa série des meules, et en 1894 ce sera celle de la cathédrale de Rouen ; deux séries qui n’ont pas fini de nous dire quelque chose à-propos de la peinture. Mais la “jeune femme au lit”en particulier et les tableaux de Vuillard, non plus, n’ont pas fini de nous parler de peinture. Surtout que Vuillard n’a pas qu’une seule manière de peindre ; il tiendrait d’un Protée exécutif. Il suffit de regarder ci-dessous, la seconde image, datant de 1891. Mais restons-en à notre sujet du moment. Regardez, je vous prie, comment Vuillard traite le visage et l’environnement immédiat. Je me demande par quel travail de la pensée Vuillard en est venu à traiter uniformément corps organique et décor ? Est-ce dû au fameux parti-pris que la peinture doit prendre les dimensions d’un décor, et sortir de la toile, pour s’étendre sur les murs ? Mais, dans le même temps, le mouvement Nabi est aussi traversé par le courant le Symbolisme, éminent en France dans ces années, et par le Spiritualisme. Ainsi donc, si l’on regarde un tableau d’un nabi tel que Vuillard et que l’on se dit qu’il ne s’agit que d’un décor, on est probablement amené à se tromper, car on rate un ou plusieurs pans du paysage mental dans lequel il a évolué pendant ces années où il en fut membre. Ainsi, pour en revenir à notre jeune dame au lit, que dire de ces cette chevelure qui semble disparaître dans le motif du mur ? Et, si l’on suppose une vue plus éloignée, reconnaît-on ce qui semble (tout de même) une esquisse de visage ? (nul souci d’en former un à proprement dit). Et que dire de cette couverture, ou étoffe, qui recouvre cette jeune femme jusqu’au bas du visage, lui mangeant le côté droit au bas ? Est-ce un tissage ajouré ? Mais alors il se resserre très vite dès que nous quittons cette partie… Et alors, en plan rapproché, que dire vraiment de cette matière ? Que dépicte-t-elle ? (pour le verbe « dépicter » ainsi que pour le nom, « dépiction », je renvoie le lecteur au Lexique dans ce même site). On peut se poser la question, parce que si l’on dit que cela est ressemblant à une couverture, alors il faut soit de poser des questions sur une possible ophtalmie, ou bien c’est que l’on fait le travail pour l’artiste, on complète ce qui manque ; c’est-à-dire que l’on “substitue” ce qui est à peine compréhensible visuellement, tant aux premier qu’au second abord, afin de le rendre plus accessible, mais, en procédant ainsi, on sera passé de la dépiction à la ressemblance ; et ce n’est pas ce qu’avait souhaité Vuillard. Car, partir depuis la ressemblance pour aller vers la dépiction, c’est le mouvement logique de l’art moderne, et Vuillard suit ce mouvement, mouvement qui, on ne peut que le supposer, conduit à une forme certaine d’abstraction. (Je n’insinue pas que tout l’art moderne peut être subsumé sous l’art abstrait, bien entendu, mais c’est bien sûr une des voies empruntées).

Edouard Vuillard, « au lit”, huile sur toile, 74 x 92 cm, 1891, Musée d’Orsay, © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay)/DR

Perspective zéro. Ainsi eut pu être titré ce tableau. Ne vous faites pas d’illusion, c’est le cerveau et lui seul qui ne veut voir que des draps ici. Tout est à-plat. Il pourrait s’agir d’un poster tout uniment. J’ai toujours aimé ce tableau ; il m’a constamment fait penser à Rimbaud alité. Je sais, il n’y a que peu de rapport. Mais justement, les “rapports”, on s’en fiche non ? Ce qui compte, c’est ce qui fait penser à. C’est cela qui importe. 

Jef Rosman, “Rimbaud alité, après le drame de Bruxelles”, juillet 1873, Musée Arthur Rimbaud

Après, j’aime : ce visage qui n’existe encore que par la grâce d’un effort cognitif (deux sourcils improbables).

Peut-être pour son irrévérence de la croix, mangée par la peinture. Une scène quasiment vide… les plis suggérés plutôt que feints (Vuillard fait “travailler” le regardeur), et le tout pour quelque chose de plaisant fade, mais rythmique. Mais tout cela ne répond pas encore à la question des genoux… Mais, me dis-je, peut-être ne s’agit-il, après tout, que de pieds surélevés ? Non, je ne crois pas. Ce serait une position inconfortable, et la couverture n’aurait pas cette forme incurvée, elle serait moins courbée. Enfin, genoux ou pas, preuve est faite d’une certaine inévitabilité du questionnement… Quant au visage, il est esquissé, à tout le moins, il faut l’accepter comme issu d’un effort mental.

Le fait d’écrire sur Vuillard me permet de faire part de ce que je pense depuis un certain temps, à savoir qu’un certain nombre de peintres contemporains, de jeunes artistes (voire de plus très jeunes), n’ont pas tellement gagné de terrain comparativement à un artiste tel que Vuillard. Cela peut paraître insensé comme énoncé, et pourtant, je l’assume. J’ai, en tête, certains noms de peintres qui ne produisent rien d’autre que des resucées de Vuillard, Nolde, Olitski, de Staël (pillé éhontément), et Noland, parmi d’autres emprunts, inconscients (le bénéfice du doute), ou pas. Or, il faut se poser la question : si, en 2020, on est n’est pas capable de surmonter la toujours-nouveauté que représente ces peintres, alors, vaut-il la peine de peindre ? Ou, question subsidiaire : Pourquoi encore peindre de cette manière ? Mais il faut accorder le mot au pluriel : Vuillard peignait de plusieurs manières. Qu’on en juge encore avec la toile ci-dessous.

Édouard Vuillard, “femme à la tasse de café”, huile sur panneau, 29,8 x 21 cm, circa 1895

Portrait encore incroyable. Les manières de peindre de Vuillard sont stupéfiantes de modernité, mais, par surcroît, pour notre propre contemporanéité. Un exemple ? Jetez un œil aux tableaux actuels de Genieve Figgis (par exemple), et demandez-vous si la distance épistémologique, ou, plutôt, épistémique, entre elle et Vuillard, est incommensurable•. Vaut-il la peine de décrire ce tableau afin d’en saisir ce qui s’y joue ? Le rouge est le fond depuis lequel tout se décompose alentour : le siège, la nappe, et la table. La table ? Où est-elle ? Le rouge est partout le même (à part des traces d’on ne sait quoi, ici et là) ; il n’y a rien de distinguable entre ce qu’il y aurait sous la nappe, autour, et derrière. Vuillard va encore plus loin que Matisse, en quelque sorte (La Desserte Rouge, 1908), car il y bien une ligne horizontale, atténuée ici et là, qui scinde l’horizontal du vertical, tandis que si chez Vuillard on peut supposer que c’est la nappe qui fait office d’horizontale, que se passe-t-il sur la droite, où celle-ci bifurque vers l’extérieur du “plan” ? Et que dire alors du bras de fauteuil ou de chaise qui semble s’y substituer, mais encore de façon oblique ? Tout cela n’est-il qu’une illusion (évidemment) et finalement tout n’est-il peint que directement sur le mur ? (Illusion encore, mais c’est la logique du tableau qui nous y conduit).

Voyez cette main toute rougie, posée sur un invraisemblable embrouillamini de nappe. Et ce visage dans le dossier du fauteuil, c’est, pour reprendre le néologisme proustien, une transvertébration mais inverse : le dossier semble lui rentrer dedans. Dans cette scène de chaos, un verre d’alcool, bien jaune (Cognac ?). Est-ce tout simplement cela que dépeint ici Vuillard ? L’ébriété ? En tout cas, quoi qu’il en soit, nous avons ici quelque chose de décadent. C’est vraiment une composition stupéfiante, parce que Vuillard ne se contente pas de poser un personnage dans un décor, il provoque des relations entre les parties, des relations dynamiques, dramatiques, c’est-à-dire qu’on a vraiment l’impression d’un petit monde en train de se décomposer. Certes, on dira qu’en 1895, par exemple, Bonnard peint “L’Omnibus”, qui peut évoquer une certaine forme de dissolution, mais ce n’est quand même pas du même tabac…

Édouard Vuillard, “L’omnibus”, 1895, 59 x 41 cm, Coll. Part.

Il me semble que Bonnard était beaucoup moins doué que Vuillard, il était beaucoup plus “laborieux”, comme dit mon ami Fabien ; et puis, surtout, et par exemple ci-dessus, on ne comprend rien, c’est assez mal fagoté, comme la plupart des tableaux de Bonnard, d’ailleurs. Vuillard est beaucoup plus fin, plus incisif, il ne minaude pas ; et c’est un maître coloriste. Ainsi, la “femme à la tasse de café”, c’est déjà du ‘gore’ avant l’heure, c’est très violent, et c’est presque beau.

Édouard Vuillard, “Le Balai dans la cour, 346, rue Saint Honoré”, 1895, huile sur carton, 225 x 209 cm

Et puis surtout, Vuilllard a une palette tout à fait inépuisable et protéiforme : la même année que la “femme à la tasse de café”, 1895, il peint ce balai dans une cour. Tout cet espace pour peindre un balai ! Bien sûr, comme Vuillard nous y invite, nous ne voyons que “lui”, ce balai. On remarque cependant une femme assise, prenant le frais, ou se reposant. Comme il a l’air grand ce balai à côté d’elle ! Et pourquoi avoir peint toute cette scène de cour intérieure rien que pour un balai ? (L’esprit des grands peintres est impénétrable). On pourrait juger insignifiant une telle dépiction, mais 1) Vuillard peignait, dessinait, pastellisait ce qu’il voulait, et 2) c’est une scène — aussi —, de la vie quotidienne, mais pas que, finalement (je profite indûment des expressions populaires). C’est aussi une scène de peinture. Je crois que Vuillard est le premier à peindre des scènes de peinture, en France, après Turner, au Royaume-Uni. On a dit beaucoup de choses sur Vuillard, qu’il était un peintre ensembliste, qu’il avait une inclination pour la décoration, qu’il était symboliste, etc.; mais je crois qu’il avait avant tout une inclination pour la peinture seule. Je m’explique. On dit, par exemple, que Monet a créé l’impressionnisme (expression héritée d’un critique imbécile, par ailleurs), parce qu’il voulait capter les instants, les moments du temps. Mais Monet installait, entre lui et la peinture, des facteurs philosophiques (la saisie du temps), ajouté à la théorie perceptive des couleurs de Chevreul. Quant à Vuillard, j’ai l’impression qu’il y a longtemps qu’entre lui et la peinture, il n’y avait plus rien. Bien sûr qu’il y a le sujet (!), mais le sujet, c’est un prétexte. Vuillard a beaucoup peint, et il semble qu’il lui fallait toujours un prétexte pour peindre. (Il était encore un peu trop tôt pour faire de l’art abstrait… Et d’ailleurs, on dit de plus en plus que Monet, justement, est le précurseur de l’art abstrait, ce qui est erroné, car il n’est pas rationnel de rabattre les époques l’une sur l’autre, comme s’il existait dans notre espace-temps minkowskien des trous de ver quantiques). Un signe qui m’incline à penser que Vuilllard n’est que pour le prétexte, c’est ce mur en face de nous, les spectateurs. Ce mur, Vuillard le dépicte ; mais parfois il quitte franchement la dépiction quand il se met à laisser apparentes les traces de la brosse ! Ce n’est pas le mur qui est “comme ça”, c’est Vuillard qui le rend comme ça. Voyez-vous ces traînées de brosse ? Ici, Vuillard y va, dans ce territoire nouveau où c’est la peinture qui chevauche le dit. Quant au mur de gauche, il est à tout le moins sommaire, encaissé de monochromes vert-bleu, et, pour le sol, on voit bien qu’il disparaît dans le fond de peinture ; Vuillard commence par peindre les joints de carrelage, et puis à la fin, ça suffit ! Et puis, nous en revenons à ce mur frontal… Tableau dans le tableau, au dessus du… “balai”.Le lecteur aura remarqué qu’une même année, Vuillard est capable de peindre des tableaux qui n’ont aucune facture en commun. C’est tout à fait remarquable. Je ne sais pas à quoi c’est dû, mais on ne peut qu’admirer une telle capacité de refuser à se laisser enfermer.

Un dernier pour la route

Édouard Vuillard, “La clairière”, circa 1932-38, pastel sur papier, 62 x 42 cm

Que dire ? Que c’est stupéfiant de contemporanéité. Comme elle est fraîche cette clairière ! On a envie de s’y allonger, avec ces arbres bleus ! Admirez ce dynamisme, ces tons quasi Pop (pour l’herbe), tout du moins acides ; les trois plans ; tronc, sol, arbres, comme s’il y avait encore une perspective… C’est flou, c’est quasi informe, c’est fabuleux (non pas parce que c’est informe, mais parce que c’est dynamique, vivant et vif). Comparez, si vous le voulez, avec par exemple ce chromo de Derain :

André Derain, “Paysage du Midi”, 1932, Huile sur toile, 65 x 54 cm

Franchement, cher lecteur, quel intérêt, ce tableau ? Vous savez ce qu’il “est”, ce tableau ? Il est académique. Académique en 1932 ! (C’était bien la peine d’avoir été baptisé “fauve” avec Matisse, Camoin, Manguin, Marquet et Vlaminck, par un critique idiot !). Il n’a rien de post-fauve, ce tableau. Il est bien gentil. Notez qu’en 2020, il y a mult peintres académiques, disons néo-rétro-académiques (la foule lectorale hurle : « des noms, des noms ! »)… Bref, vous aurez compris (et peut-être admis), qu’entre ce dernier tableau de Vuillard et celui de Derain, mon choix est vite plié : c’est Vuillard le vainqueur ! Dans le tableau de Vuillard, on cherche, on est curieux ; les mirettes s’excitent, on travaille du chapeau. Mais, face à ce Derain, on n’est curieux de rien ; on s’arrête au seuil de ce qui n’est qu’une carte postale. Certes, “la clairière” manque encore un peu de pep’s, les couleurs pourraient encore taper plus, mais — tout de même —, entre la grâce arabesque et virile de Vuillard, et du nouveau quant au paysage, il faudra attendre Nicolas de Staël…

Incommensurable : On dit d’une théorie qu’elle est incommensurable si elle ne peut pas être comparée avec une autre, généralement d’une autre époque. Ainsi, on ne peut pas comparer formellement la Théorie de la Relativité Restreinte d’Einstein avec la théorie de la relativité de Newton. On ne peut pas comparer point par point les deux théories. En revanche, on peut comparer ce que peint Figgis par rapport à ce que peint Vuillard, pour certains tableaux.

Léon Mychkine