Luc Tuymans, peintre négatif ?

Les tableaux de Luc Tuymans sont étranges, a priori. Je sais bien, le mot « étrange » est très galvaudé, érodé ; et, pour ma part, j’espère vraiment que je n’emploie pas trop souvent ce terme, afin d’en préserver la saveur et le contenu. Bien ! Une fois indiquée cette pudeur de jeune fille, constatons, mes chers lecteurs, que oui (qu’oui ?) cette image est bien étrange…

Luc Tuymans, “Nikko”, 2014, 135,4 x 181,8 cm, oil on canvas, Zeno X Gallery, Antwerp, Belgium

 

Qu’avons-nous là ? À première vue, une sorte d’Icare à tête de chien couché sur un plongeoir pour simuler le vol… C’est exactement ce que je vois à première vue. Vous me direz : « Vous cogitez vite !» Oui, c’est une habitude, et cela n’exempte pas de partir dans le décor. Autant dire une figure du grotesque. Après tout, avec un traitement de l’image, on peut estomper la présence du plongeoir, et faire croire qu’il s’agit d’un véritable vol. Certes. D’où l’impression panique du visage, qui sait parfaitement qu’il peut se vautrer, et… se faire mal. Enfin, est-ce un visage ? Est-ce un masque, ou quelqu’un qui a une tête de félidé ? On aura noté le pied droit, qui semblant fourchu, et la queue qui paraît clichément diabolique à la noix.

 

Luc Tuymans, “Suicide”, 1975, 100,0 x 115,0 cm, oil on wood, paper and iron, Zeno X Gallery

Le titre, déjà (comme on dit), est assez plombant. Il est assez rare, en peinture. Alors, bien sûr, on pense au tableau de Chatterton suicidé, peint par Henry Wallis, en 1856. Oui, mais on peut y penser juste à cause du thème, pour ainsi dire, car le tableau de Wallis est titré “The Death of Chatterton”. Rappelons qu’on peut y voir le corps du poète, allongé sur son lit, la tête blanche marbrée, renversée, une fiole vide sur le tapis, et des pages déchirées menu, sans oublier une extraordinaire chevelure rousse, quasi incandescente comparativement à la lividité porcelaine du visage. Ici, notre portrait ne l’est pas encore, occis, semble-t-il. Mais ça ne va pas tarder. Notre homme (supposons-nous) est extrêmement engoncé dans son habit, qui est devenu une camisole, métonymie de sa psyché ; tout enfermée, comprimée, asphyxiée. La manière dont Tuymans peint ce personnage est quasi inséparable de son état, non ? Quadrillé par le ‘flip’, comme du barbelé d’étoffe, des figures géométriques façon damier irrégulier, une manière de faire alterner les touches, épaisses, larges ou plus fines, qui, avec peu, finalement, donne une densité, surtout au niveau de la taille, du ventre. De ce corps sans mains (où sont-elles ?) émerge cette espèce de tête dont le contour est mi-repentir mi-fantômal. On a comme l’impression qu’elle oscille entre un possible et sûrement, bientôt et encore un jour… Le tout est saisissant. On remarque que Tuymans n’est pas du genre a mettre et ajouter de la matière ; il en met discrètement, presque négativement, comme ici :

Luc Tuymans, “Dracula”, 2002, 347 x 500 cm, Oil on canvas

peindre, sans vouloir peindre, c’est presque ça. Faire jouer les limites entre ce qui est ajouté et ce qui est déjà là. Il y a quelque chose de cet ordre, de cette tendance, chez Tuymans ; suggérer plutôt que d’affirmer. Mais, d’après ce que l’on comprend, à un moment donné, Tuymans s’est dit qu’on ne pouvait plus rien inventer en peinture. Il fallait qu’un jour, cette question se posât. Nous y sommes.

Luc Tuymans, Oil paint on canvas, 1610 × 1368 × 23 mm, 1997, TATE

Je crois que Tuymans est un peintre négatif, comme on faisait jadis, avec Denys l’Aréopagite, de la Théologie Négative, lui qui écrit dans sa Théologie Mystique, que la Trinité se cache dans la

translumineuse Ténèbre du Silence

et que la

Cause Transcendante de toute intelligibilité

 

on ne peut

 

ni la nommer,
ni la connaître.
Elle n’est ni ténèbre, ni lumière,
ni erreur, ni vérité.  

 

Je ne suis pas en train de faire de Tuymans un peintre mystique, mais je dis qu’il y a quelque chose, chez lui, dans son art, qui ressortit à la négativité du discours pictural, négativité qui s’exprime par le peu de matière qu’il utilise, voire, qu’il omet ; comme ce corps de jeune fille ci-dessus acéphale. Il y a quelque chose de très pudique chez Tuymans, là où tant d’autres étalent et re-étalent leur matière, jusqu’à la nausée, le dégoût, le trash (qui est de si bon goût chez certains…). Tuymans est pudique non pas en regard de ce à quoi on pourrait penser, il est pudique face au réel et à la réalité, face au monde et à l’histoire ; et cette pudeur rejoint celle de Denys, dans le sens où, oui, il faut parler, car nous sommes des êtres d’expression, mais il faut bien préciser que nous ne comprenons pas tout, que même, des tas de choses nous sont parfaitement incompréhensibles. Cette incompréhensibilité, c’est cela que dépeint Tuymans : Il Y A, certes, mais quand bien même ; la preuve visible, le vu, n’est pas explicatif. Le grand philosophe et redoutable logicien Timothy Williamson écrit :« Nous n’habitons pas la maison du savoir.» C’est ça l’idée : bien sûr qu’il faut écrire, penser, agir, mais, au mieux, nous sommes toujours dans des mouvements asymptotiques. L’asymptote, c’est l’impossibilité absolue du toucher en peinture ; et, à sa manière, Tuymans ne peint pas, ou presque pas, il appose, il détoure, il suggère éminemment, ou il s’interdit même de préciser. Ainsi, dans ses tableaux tels que ‘Auschwitz’, ou ‘Himmler’, nous ne voyons rien, nous distinguons qu’à peine. Et pourquoi ? Parce qu’on n’y comprend rien. Tuymans entend un peu mieux les faits plus ordinaires, mais cette “entendre mieux” ne lui donne pas toute la lumière non plus. En quelque sorte, la Réalité a toujours été inadmissible et inexplicable (pourquoi il y a monde ?, pourquoi telle chose et pas telle autre ? etc.), mais Nous y Sommes. Ainsi, la manière de peindre chez Tuymans ne ressortit pas qu’à un parti-pris esthétique ; ou bien il faut prendre le mot dans son sens aussi philosophique, ‘je ne peins que’. Cette façon de peindre n’a rien à voir avec la suggestion, il me semble, c’est une façon, j’y insiste, négative de peindre : Dire, mais pas sur-dire, pas démontrer, surtout pas s’étaler. Ainsi, la touche de Tuymans est toujours dans la retenue (pudeur philosophique), jamais dans le démonstratif, et ce geste à-demi contribue bien entendu au mystère de sa peinture, mais je gage que ce n’est pas son prétexte premier. Dans un entretien, on apprend que le 11 septembre 2001, Tuymans était à New York, et, de sa chambre d’hôtel, il a vu les avions percutant les Twin Towers ; mais, son tableau qui a suivi n’a rien à voir avec cette événement insensé :

Luc Tuymans, ‘Still Life’, 2002, oil on canvas, 347 x 500 cm, Saatchi Gallery

 

PS. Je réalise que Luc Tuymans est un peintre mondial, très connu et reconnu, présent dans les plus grandes collections publiques et privées qui soient. Je me demande si ce que je viens d’écrire peut contribuer ou ajouter quoi que ce soit à tout ce qui a déjà été publié, mais, là encore, et d’une certaine manière, je réside dans l’orbite de la négativité dont j’ai traité : il faut faire ce que doit. Gageons qu’il ne s’agira pas d’un faux-faire.

PPS. Je n’ai aucune preuve que la nature morte ci-dessus soit celle que mentionne Tuymans dans l’entretien, mais j’en fais l’hypothèse, et si je me trompe, eh bien soit.

 

Léon Mychkine