Luigi Ghirri, sur une image

                                                                                                 À l’occasion de l’exposition Luigi Ghirri au Jeu de Paume , jusqu’au 02 juin, et sans avoir eu l’occasion de l’avoir encore vue, on ne peut pas s’opposer à se projeter dans les images, et notamment une, ici, qui retient mon attention.

Il me semble, parfois, que l’on ne prend pas au sérieux ce que les artistes nous disent de leur œuvre. Ainsi, on cite souvent la phrase de Ghirri « j’ai cherché à ne pas m’enfermer dans une tendance ou un genre, raison pour laquelle j’ai travaillé simultanément dans diverses directions, dans un processus d’activation de pensées. Je n’ai pas cherché à faire des PHOTOGRAPHIES, mais des CARTES, des MAPPEMONDES qui soient aussi des phographies »; mais qu’en fait-on ? Ce qui préoccupe Ghirri, ce n’est pas d’abord de faire une photographie, mais premièrement de produire des cartes. Bien sûr, ces cartes sont des images, des montages. Qu’est-ce qu’une carte ? C’est une projection. On sait qu’une carte, rigoureusement parlant, est une opération géométrique qui consiste à projeter sur une surface plane des points qui ne le sont pas, qui s’apparentent bien évidemment à des courbes. On sait aussi qu’une carte homogénise le disparate; mettant tout a plat, rivière et terre, altitude et profondeur, associant par des traits des différences radicales (frontières, coutumes, langues, etc.). Est-ce depuis ce point de vue faussement homogénéisant qu’il faut regarder une image de Ghirri ? Et que veut dire, ici, l’expression “faussement homogénéisant » ? Justement ceci que Ghirri fait apparaître sur une surface plane ce qui peut aller ensemble, à première vue, mais qui, en fait, ne va pas. D’où cette impression d’homogénie (sic), devenant faussée par quelque chose qui cloche. 

Bien entendu, une carte, classiquement, ne superpose pas une montage sur une maison (‘Rimini’, plus bas), mais si on plie la carte, et que l’on prend en photo ce pliage, pourquoi pas ? (Et s’il s’agissait d’un pliage mental ?) Après, nous aurons un problème d’échelle. Et alors ? La cartographie n’a pas toujours, loin de là, respecté les échelles. Pensons par exemple à l’extraordinaire carte dressée par Urbano Monte, au XVIe siècle, dont voici un détail ci-dessous :

Map.1 - copie
Un infime détail de la carte du monde dessinée pendant 20 ans par Urbano Monte

Prenons donc le parti-pris de la carte (d’ailleurs, l’exposition au Jeu de Paume est titrée « Cartes et territoires », et non pas « photographies »). Nous prendrons les termes de « carte » conformément à ce qu’en dit Ghirri, et celui de « territoire » sera la métaphore de l’imaginaire, imaginaire auquel fait référence la citation ci-avant de Ghirri : « un processus d’activation de pensées. » Il est évident que ce sont les rapports d’échelle qui intéressent Ghirri, et, là aussi, l’expression “rapport d’échelle” devrait être prise aussi dans un double sens : à la lettre, et dans le sens d’une comparaison mentale entre des éléments hétérogènes, ou inattendus. Soit l’image suivante :

Rimini 1977 - copie
Luigi Ghirri, ‘Rimini’, 1977

Qu’avons-nous ? A priori, deux murs de façades, surmontés de… montagnes. Impossible. Vision impossible, et pourtant, vision quand même. On ne voit pas comment interpréter cela autrement. Oui, il s’agit bien, déjà, d’une interprétation. Je soupçonne Ghirri, dans son collage, d’avoir travaillé aussi la forme haute des murs, parce qu’il semble que la découpe épouse magnifiquement les reliefs montagneux. Mais il s’agirait alors de reliefs négatifs. Ce qui est absurde. Non, puisqu’il n’y a pas de relief négatif tant que nous sommes au dessus du degré zéro d’altitude. Donc, la découpe épouse la montagne, qui, comme de la glace, semble bien enfoncée dans la structure. Ou bien est-ce le contraire ? « Que voyons-nous ? », est la question que nous pose Ghirri, et cette question, seule un artiste peut la poser, ou un philosophe, par exemple. Cette photo m’obsède. Qu’est-ce que c’est ?

C’est un oxymore. Attention ! Je ne dis pas que c’est de la poésie, parce que tant le mot que l’adjectif sont mis à toutes les sauces; or, pour ma part, je dois admettre que je suis, sur ce point, parfaitement conventionnaliste : La poésie est une pratique spécifique de l’art littéraire. La poésie s’écrit, et cela s’arrête là. Le reste, il faut trouver d’autres mots… Je ne dis pas que la poésie ne peut pas être lue à haute voix : dite, mais elle doit d’abord en passer par l’écriture. Avant de chanter leurs poèmes, les troubadours (dès le XIe siècle en Occitanie), les avaient écrits, tel Guillaume IXe d’Aquitaine :

Ben vuelh que sapchon li pluzor

D’est vers si’s de bona color

Qu’ieu ai trag de mon obrador

Qu’ieu port d’ayselh mestier la flor

Et es velartz

E puesc ne trait’lo vers auctor

Qauni et lasstaz

Revenons à Ghirri, dont la photo, ‘Rimini’, 1977, m’obsède. Non pas que j’y penserais constamment, mais chaque fois que je la regarde, que je la vois, j’ai un problème d’interprétation. ll y a là quelque chose qui échappe. Qui échappe dans le sens, ou, plutôt, qui échappe du sens. Même la prise de vue m’indispose : il semble qu’entre les murs et le sol il y ait quelque chose qui ne va pas, comme si l’un ou l’autre n’était pas d’aplomb. J’ai même pensé qu’il s’agissait d’une maquette. Tout semble faux, car même le ciel est suspect.  

S’agit-il ici d’un pliage mental réalisé ? je ne sais pas.

Je crois qu’avec cette photographie, ‘Rimini 1977’, Ghirri a produit ce que j’appellerai un objet photographique. Et cela ne saurait surprendre, sachant d’où il vient, professionnellement parlant, avant de devenir photographe : Géomètre (!) Le géomètre est celui qui travaille dans les trois dimensions, voire, la quatrième s’il doit considérer la géologie, et donc le temps. De fait, le géomètre est celui qui spatialise l’objet (architectural, urbanistique, futur). Il inscrit dans l’espace. Il prototypise l’objet. Eh bien !, Ghirri aura ensuite, dans sa seconde vie d’artiste, actualisé les prototypes, pour ainsi dire.  

Ghirri : « Il me semble que le seul voyage aujourd’hui possible se situe dans les signes, dans les images.» N’est-ce pas ce que je (nous venons, espéré-je) viens d’effectuer avec cette projection dans Rimini 1977 ?

Je veux que l’on sache en cette heure

S’ils sont vers de bonne couleur

Qui de mon atelier sont fleurs :

En ce métier fin ciseleur

En vérité

Ce vers m’en sera défendeur

Étant lacé

 

Référence : Jean de Poitiers, Chansons d’amour et de Joy de Guillaume de Poitiers, IXe Duc D’aquitaine, chez Eugène Figuière éditeur, 1926

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