Plus de deux millénaires plus tard, ou bien davantage pour les partisans de “l’art préhistorique”, nous sommes toujours fascinés par la mimêsis. De très nombreux artistes continuent (peinture, dessin, photographie, cinéma, vidéo…), tentent toujours, de “recopier” le réel. Pourtant, il suffit de regarder un nuage dans le ciel pour comprendre à quel point la mimêsis est impossible.
Ci-dessus une photographie prise ce matin, 14 juillet 2020. Je pense qu’il est impossible de reproduire une telle image, et, entendons-nous bien : l’image ci-dessus ne représente pas la réalité, c’est une réduction tout à fait drastique — et donc trompeuse —, de la réalité, ici du réel : ciel, nuage, oiseau. Je n’ai pas choisi d’inclure l’oiseau dans l’image, mais il tombe bien, si j’ose dire, car il nous donne l’échelle. C’est sur plusieurs centaines de mètres de longueur et dizaines de mètres de hauteur que s’étendait (il a disparu…) ce mince et gracieux filet nuageux. Je me repose la question : Peut-on représenter artistiquement une chose pareille ? Réponse : non. On le pourrait, à condition d’être capable de fabriquer un espace quadri-dimensionnel (3D + Temps) dans lequel, et à un certain moment, on pourrait alors dire : « voici une reproduction du réel !». Mais une telle re-fabrication du réel, dans le sens de description de ce que représente l’image ci-dessus, a-t-elle jamais été possible ? Réponse : non. Et, tout à coup, une question vertigineuse me saisit : y a-t-il jamais eu, en tout et pour, de mimêsis qu’une gigantesque subjugation ? L’histoire de la mimêsis n’est-elle rien d’autre que le résultat d’une très longue intoxication mentale, et tout cela “à cause” de l’héritage grec classique, d’abord et avant tout, et avant que l’on vienne nous affirmer que l’art préhistorique est bien un art puisqu’il est ressemblant ? Mais, à bien réfléchir, et Nelson Goodman le disait déjà, et d’autres avant lui, l’art, en définitive, ne peut pas ressembler au réel ni à la réalité. Comme je l’ai auparavant écrit (ici), « l’art a toujours été concerné par la dépiction » ; et, j’ajouterai maintenant : l’art n’a toujours été concerné que par la dépiction. Et finalement, la question de la ressemblance a toujours été un malentendu ; un malentendu historique. Mais alors, si la ressemblance est mort-née, pourquoi tant d’artistes s’obstinent-ils encore à vouloir “faire”-semblant ? Parce qu’ils sont toujours captifs de l’illusionnisme ? (Pour ceux que cela concerne). Parce qu’ils veulent toujours faire accroire le regardeur ? D’un autre côté, il savent pertinemment bien qu’on ne peut pas reproduire le réel ni la réalité. Alors si cette obstination perdure, n’est-ce pas parce qu’il s’agirait de trouver quelque chose à dire, à montrer, à partir d’une réalité ? En somme, il est bien évident que beaucoup d’artistes ont commencé de lâcher la ressemblance, et donc la mimêsis, à partir du moment où ils ont décidé de s’affranchir de la pesanteur canonique. Du coup, et le jeu de mot est aisé, il se sont mis en apesanteur, ils ont commencé de graviter en tant qu’astres propres. Ce n’était pas l’homme se faisant dieu, car ce n’est pas la personne que l’on admire, mais l’œuvre dans le Ciel de l’Art, ou, bien plutôt alors, des-Arts, ciel devenant, alors cieux.
Profitons-en pour dire que la mimêsis n’a jamais concerné l’écriture, quoiqu’en dise Derrida via Platon ; il est grotesque de vouloir faire équivaloir écriture et réalité, pour la bonne raison que l’écriture ne ressemble à rien d’identifiable sans un acte de fictionnalisation, tandis que, lorsque je vois le pigeon claquer ses ailes dans l’air, je n’ai pas besoin de fictionnaliser quoi que ce soit.
Léon Mychkine