Tout le monde connaît le tableau “Le Cri” (‘Skrik’) d’Edvard Munch, et on pense souvent qu’il s’agit d’une personne prise de panique, ou d’un fou, qui hurle sur un pont, au crépuscule. Et, comme on ne savait s’il fallait signaler davantage cet événement plastique, on inventa l’appellation d’Expressionnisme. Et emballé c’était pesé. Mais, quand on réfléchit — ça arrive —, on se demande quel art pictural ne serait pas expressionniste ? L’expression ressortit au langage, non ?, et tout langage exprime quelque chose. Il fut un temps où les critiques d’art étaient dotés d’un pouvoir nominal démiurgique. Pensez ! En 1908, le critique bien connu Wilhelm Worringer écrit dans le marbre de l’imprimeur le mot « expressionnisme » (je ne retrouve pas l’Ur-source, mais c’est ce que l’on dit…). Sa thèse de Doctorat (1907), Abstraktion und Einfühlung: ein Beitrag zur Stilpsychologien, traduit en français par Abstraction et Einfühlung (Klincksieck), et en anglais (que j’utilise), par Abstraction and Empathy. A Contribution to the Psychology of Style, utilise abondamment le terme d’« expression », mais je ne trouve pas le terme « expressionnisme ». Il doit donc s’agir d’une autre référence. Mais dans son livre, il faut bien reconnaître que l’usage même du terme « expression » pose problème ; elle n’est clairement pas méthodologique, car Worringer trouve de l’expression dans l’art dès l’Antiquité grecque, dans la manifestation de l’individualité dans les statues, et dans la récurrence du relief. Et, dès 1915, Richard Hamann, historien de l’art, émet des doutes sur la formulation même d’« expressionnisme ». Comme bien souvent en art au XXe siècle, une notion prend forme dans la mode du moment, le ‘Denkkollektive’ (Collectif de pensée), comme aurait pu dire Ludwig Fleck. Ceci dit, dans Questions about Contemporary Art (Künstlerische Zeitfragen, 1920), Worringer utilise l’expression « expressionnisme » ; mais c’est pour s’en éloigner ! « Maintenant, il [Worringer] prend une distance définitive avec la peinture et la sculpture Expressionnistes, les déclarant toute deux un faux mouvement dans le maniérisme qui n’a que seulement apparu les propulser dans une position de premier plan pour la sensibilité contemporaine.» (Bushart, 1995). C’est tout de même assez incroyable ! Le promoteur supposé, affirmé, officiel, comme on voudra, de la notion d’Expressionnisme, révoque ladite dès 1920 ! Bim ! Mais cela n’a pas empêché à la notion de faire florès, puisqu’elle est toujours attribuée sans barguigner à la “bande” habituelle (Munch, Marc, etc., on en compte plus d’une centaine en tout dans le monde entier !) Depuis le début du XXe siècle, c’est donc la voix d’un coucou non révisé qui répète à toute heure que nous devons l’œuvre pionnière de l’expressionnisme à Edvard Munch.
Souvent, on interprète les tableaux sans savoir ce qu’en disent les artistes eux-mêmes. Quand on cherche à partir de ce tableau, on trouve un premier indice. La Revue Blanche, dans son Tome IX du deuxième semestre 1895, publie ceci, de Munch :
Lisant ce texticule, nous effectuons tout de suite une sorte de recul par rapport à ce que nous voyons, et croyions avoir toujours vu, nous posant cette question : De qui est ce cri ? Qui crie ? La nature ?
Dans son Journal, Munch y revient :
Il vaut la peine de traduire (pour ma part, de l’anglais), mais je vais remplacer la versification par un double slash :
Un soir je marchais // sur un chemin vallonné // près de Kristiana [Ndt. Ancien nom d’Oslo] // avec deux // camarades. C’était // un temps quand la vie // avait déchiré // ouvert mon âme. // Le soleil descendait — avait // chuté dans les flammes // en dessous l’horizon. // C’était comme // une épée flamboyante // de sang tranchant à travers // le concave du paradis. // Le ciel était comme // du sang — tranché avec // des bandes de feu // — les collines ont viré // bleu profond // les fjords — coupés en // bleu froid, jaune et // en couleurs rouges — // L’explosant // rouge sanglant — sur // le chemin et la rambarde // — mes amis ont viré // au jaune blanc flagrant — // — J’ai senti // un grand cri // — et j’ai entendu, // oui, un grand // cri / les couleurs de // la nature se sont brisées // — les lignes et couleurs // ont vibré en mouvement // — ces oscillations de vie // ont produit non pas seulement // des oscillations dans mes yeux, // elles ont mis aussi mes // oreilles en oscillations — // donc j’ai vraiment entendu // un cri — // j’ai peint // alors le tableau le Cri.
Comme souvent, j’espère l’avoir fait remarquer déjà, il faut prendre très au sérieux le dire de Munch et, surtout, et donc, son expérience. Un jour de 1893, Munch, sur la promenade d’Ekeberg, donnant sur l’Oslofjord, et durant un crépuscule phénoménal, “entend” un cri. Ce n’est personne en particulier qui crie, mais il faut bien personnifier, car comment faire crier un paysage ? Ce n’est pas possible ; enfin, Munch ne voit pas comment, et, à vrai dire, nous non plus. Mais voyez alors comment on peut se tromper, quand on regarde une œuvre d’art, et, surtout, quand on croit la connaître. N’importe qui, et moi le premier, pensant au “Cri” de Munch, “voit” un être sur un pont (une sorte de, mais non) en train de crier. Oui, ça, c’est pour la version visible, disons, sa représentation, mais pas sa connotation ; on dirait, en termes plastiques, sa dénotation. Le petit texte dans La Revue Blanche et le texte du Journal nous permettent de dire que ce Cri provient de la nature. C’est tout à fait inattendu, et personne, je gage, ne peut le deviner sans avoir lu ces éléments textuels. On peut donc dire qu’ici Munch personnifie la nature, sous l’apparence d’une figure somme toute assez étrange, si on la compare avec les deux autres qui suivent un peu en retrait, mais logique en fonction de ce que Munch en dit, de cri, ou source du cri : ses yeux oscillent, ainsi que ses oreilles. Osciller, c’est aussi onduler, et oui, ce corps ondule, assez impossiblement d’ailleurs ; et, quant à la tête, c’est celle d’un alien avant l’heure. Cette figure, à mon avis, est métonymique, elle évoque l’expérience du cri entendu par Munch seul et la nature criant. Et, la preuve, pourquoi pas, de cette jonction métonymique, c’est le vortex strié bleu qui aspire ou bien plutôt entoure cette figure, tandis que, plus en arrière, marchent semble-t-il sans gêne les deux personnages, bien droits. À vrai dire, seul ce vortex bleu (le fjord) est en lien avec la figure hurlante, car le ciel au dessus et à gauche appartiennent au crépuscule. Mais pas le vortex. C’est un être à part ; il ne perturbe pas non plus les deux ‘steamers’ au loin.
Refs. Wilhelm Worringer, Abstraction and Empathy. A Contribution to the Psychology of Style, Elephant paperbacks, Chicago, 1997 /// Magdalena Bushart, Neil H., “ChangingTimes, Changing Styles : Wilhelm Worringer and the Art of His Epoch”, In: Donahue, Neil H. (Hrsg.): Invisible cathedrals : the Expressionist art history of Wilhelm Worringer, University Park 1995 /// Ludwig Fleck, Genesis and Development of a Scientific Fact, University of Chicago Press, 1981 /// Richard Hamann, “Rezension zu Wilhelm Worringers‘ Form problemen der Gotik,’ Zeitschrift fur Asthetik und allgemeine Kunstwissenschaft, 10 (1915) /// Edvard Munch, The Private Journals of Edvard Munch: We Are Flames Which Pour Out of the Earth, University of Wisconsin Press, 2005
Léon Mychkine
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